Nicao, le rappeur solitaire “aus Düsseldorf”

Nicao a 34 ans. Artiste encore méconnu de la scène hip-hop en Allemagne, comme en Suisse, il pourrait bien incarner le futur du rap germanophone outre-Sarine. Proche stylistiquement du rap incarné par Cro en Allemagne, il a sans doute le potentiel de réinventer son style sur la scène suisse. Son premier EP, disponible sur plusieurs plateformes, s’appelle «Pessimist ». Et il vaut le détour.

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À 14 ans, Nicolas Weidt savait exactement quoi faire de ses dix doigts. Ses mains ne se grippaient jamais au toucher de sa guitare. Son doigté était subtil; sa propension à se laisser transporter par les sons imperceptibles de sa Lakewood était si naturelle qu’il n’a jamais eu à forcer un quelconque talent.

Sous les toits de de sa Düsseldorf natale, vernissés de blanc, dans un hiver froid, la tête encapuchonnée sous un fin maillage de laine, le jeune homme découvre la poésie des fines particules de la vie. De cette large étendue de paysage qui se dessine sous ses yeux, il en décèle chaque petit détail. Il observe à tâtons l’allant des personnes qui l’entourent, leurs habitudes, leur caractère profond, bien qu’enfoui sous trois couches épaisses de tissu, plus chauds que beaux, puis se questionne sur la place à prendre dans ce vaste monde, fait de dédales et de mystères.

Comme la plupart des artistes, Nicolas Weidt voit la vie en noir et blanc. C’est aussi ce qui lui permet d’en distinguer les reliefs et d’en détricoter ses coutures. Comme beaucoup d’artistes, il joue d’une mine toujours un peu triste, perdu dans un monde de pensées déconnectées des autres personnes. Pour certains, il n’est qu’un homme empreint de pessimisme. Pour les autres – les personnes qui l’entourent –, il est indéniablement un homme profond, capable de compassion et de délicates attentions. « Ma musique n’est pas dépressive, mais je ne peux m’empêcher de penser que les chansons sombres ont un certain attrait », expliquait-il. 

Être pessimiste ne signifie pas être malheureux

Ce n’est pas pour autant que l’on tombe à la renverse, désabusé, en l’écoutant. C’est même plutôt l’inverse. Nicao sait nous redonner le sourire en nous narrant des histoires tristes. Histoires qu’il sait nous raconter d’une façon douce et tendre à la fois. On dit que les chansons tristes sont souvent destinées aux personnes heureuses. Rien n’est moins vrai dans l’univers de Nicao. Pour cela, il suffit de tendre l’oreille sur le titre Normal, une création sur laquelle il a forcé, plus que d’habitude, le trait. « L’histoire est fondamentalement drôle, même si elle prend forme dans un quotidien qui ne l’est pas nécessairement. »

Aussi, la perception se décale franchement quand il assure vouloir « faire de la musique pour que les gens se sentent bien. » À force de broyer le noir pour battre la crème, il en oublie aussi parfois le regard extérieur. « J’ai appris par des personnes loin de mon entourage que je faisais des chansons qui côtoient le négatif. Or, même si je ne suis pas tout-à-fait en désaccord avec elles, il est important pour moi de véhiculer un message d’espoir et de positivité dans mes titres. » C’est pourquoi, après la sortie de son premier EP Pessimist, il s’est engagé dans une phase de création notoirement plus joyeuse. Ce qu’il n’a pas changé, en revanche, c’est la dimension philosophique de ses écrits.

Pour le comprendre, il faut plutôt se tourner vers les titres Lauf, Neuer Abschnitt ou Zeit (une de ses chansons favorites) qui s’intègrent dans un registre différent, volontairement plus blanc que noir. Mais il le sait bien: à trop chasser le naturel, il revient au galop. « De cette manière, je considère mes périodes de création comme étant cycliques. » Ça ne lui va pas trop mal pour un grand affectif, plutôt timide. Enrayer la spirale risquerait de rendre sa musique atone et totalement débranchée de son quotidien.

Son quotidien justement – ce monde dans lequel il vit –, il a commencé à le contempler, puis à le comprendre, jeune. À quatre ans, il le caressait des yeux, à dix, il le pointait du doigt, à 14, il a su le traduire en musique et à 16, il a enfin pu y mettre des paroles et des mots. C’est alors qu’il a épousé son rôle d’auteur-compositeur, sachant manier le style hip-hop avec un blues particulièrement inspiré. Ce long processus d’évolution l’a amené à déceler les zones d’ombres dans une vie par défaut très ensoleillée. Ce qui est loin d’être évident sans un sens pointu de l’observation. Savoir silhouetter le monde sous des facettes sans cesse différentes est la raison même des artistes. S’en lasser serait, pour beaucoup, comme mourir. Pour Nicolas, il s’agit surtout de ne jamais se trahir lui-même.

Des sujets profonds, à la lisière du prophétique

C’est une réalité (ou plutôt une triste superstition) qui échappe sans doute à plusieurs amateurs de rap américanophone. Prenez par exemple Juice WRLD, XXXTentacion, Nick Blixky, Lil Loaded ou encore 21 Savage. Tous ont un point commun: ils ont perdu la vie à l’âge de 21 ans.

Ce cercle maudit a longuement été thématisé par plusieurs artistes du cercle élargi du hip-hop américain. Juice WRLD, lui-même, en avait fait l’écho dans son titre “Legends”, publié dans son EP “Too Soon”. Il évoquait alors la mort par overdose de Lil Peep le 15 novembre 2017 dans son bus de tournée à Tucson, en Arizona. Il clamait alors: “Quel est le club des 27 ? Nous ne dépassons pas les 21 ans !”

Ces paroles prophétiques ne sont d’ailleurs pas rares et Nicolas Weidt l’a compris; dans son titre “Club 21”, il ose des paroles parfois très vertigineuses. Dans un allemand haché, il lie héroïne frelatée et codéine dans une situation de mal-être généralisé, cherchant à intégrer le Club des 21. Ses paroles évoquent, ici aussi, la carrière et la mort de Lil Peep. Profond et stupéfiant à la fois. “Ma photo d’école sur le cercueil à l’enterrement / Les bons meurent riches, mais les meilleurs meurent jeunes”, lit-on alors.

Les paroles font également référence au club des 27. Kurt Cobain, Janis Joplin, Jim Morrison, Jimi Hendrix appartiennent à ce triste groupe de chanteurs populaires morts à 27 ans – comme le fondateur des Rolling Stones, Brian Jones, disparu en 1969, le premier d’une série qui aura au moins perduré jusqu’au 23 juillet 2011 et la mort d’Amy Whinehouse.

Les évoquer, c’est aussi comprendre les codes du rap américain. Les évoquer, c’est aborder le destin d’une vie ou d’une carrière qui, pour être couronnée de succès, suppose qu’il faille partir dans la gloire et tant qu’on est encore jeune. Chez Nicolas, ces propos tournent bien sûr davantage à la philosophie, qu’à la prophétie. Posé autrement: la gloire, mais pour quoi faire ?

La gloire, ce mauvais rêve

Nicolas n’est pas un jeune homme qui court éperdument après ses rêves inavoués de célébrité. C’est même carrément l’inverse; ses rêves le rattrapent quand il tente de s’en défaire. Pas parce qu’il aime le malheur et l’oubli, mais plutôt car il sait tirer le meilleur de son spleen passager – spleen lui-même nourri par un sentiment mêlé d’injustice et d’incohérences. Étrange monde que celui où venir à bout de ses envies les plus profondes représente le début de la fin.

Il n’a jamais été un garçon qui aspirait, plus jeune, au succès. Il aurait même peur de cette vie déconcertante dictée par l’emballement médiatique. Pour l’heure, il ne s’est produit sur scène qu’en de très rares occasions. Cela est pourtant moins dû à un manque de talent qu’à un manque de connexions dans un milieu très verrouillé. Des scènes ouvertes, il en a visité quelques-unes en Allemagne; il a participé aux German Songwriting Awards à Berlin en 2018, s’est produit quelques mois plus tard devant un public de 50 personnes à Düsseldorf, avant de présenter un extrait de son répertoire à la fin de l’été 2021 dans la petite commune intimiste de Saint-Léonard, à quelques kilomètres de Sion, en Valais, où il garde quelques attaches. Sa première face à un public suisse.

Pas évident pourtant de comprendre les rouages de scènes aussi diversifiées que celles de Berlin et Düsseldorf et la place suisse. « À Berlin, on retrouve souvent une musique avec très peu de reliefs, trop lisse et trop plate. Il s’agit d’une musique alternative qui est parfois très impersonnelle, et donc très fausse », témoigne-t-il. Pas facile donc de s’y sentir à l’aise. Lui, en tous cas, ne se projette pas dans cette vie-là. En Suisse, en revanche, il imagine une scène plus raffinée, un brin plus délicate et qui sait également rester très hétéroclite.

Comprenez, Nicolas redoute les loups solitaires, admirés un temps seulement pour une création unique et aussitôt replongés dans l’indifférence quelques années plus tard. Il exècre les artistes connus malgré eux, sans réel projet musical pour les soutenir dans la durée. En somme, il déteste les talents gâchés, ceux qui font pschitt. C’était notamment le cas de quelques artistes qui incarnaient la frat rap, une sorte de rap d’insouciance qui n’a jamais vraiment été considéré comme un plan à long terme, mais plutôt comme une étape vacillante sur le chemin du développement artistique. Le fait que la plupart des pionniers s’en soient éloignés à la première occasion en dit long sur ce genre. Asher Roth, dont le titre « I Love College » avait fait renaître le genre en 2009, n’a plus jamais rien produit de vraiment semblable depuis. Pour certains, comme Nicolas Weidt, ce blitz de popularité n’en vaut vraiment pas la peine. Il n’est pas un artiste qu’on repère accidentellement au radar, il en rejette catégoriquement l’idée. C’est pourquoi, jusqu’à présent, pour le découvrir, c’était aux journalistes d’engager des recherches. Lui, n’avait encore jamais rien entrepris pour présenter ses musiques aux représentants des médias.

Nicolas n’est pas seulement un rappeur de studio mais aussi un excellent freestyler. Et dans la langue de Goethe, le détour en vaut la peine. © leMultimedia.info / Oreste Di Cristino [Saint-Léonard]

Un répertoire fait de solides fragilités

Pour l’heure, seuls un EP et plusieurs titres sont accessibles. Des créations qui se renvoient toutes à une popularité encore pleinement à construire. Il cherche toujours à maintenir un fil rouge dans ses musiques; il ne suffit pas de les écrire, encore faut-il les produire, les mixer et les mastériser; Nicao a le talent voulu pour le faire. Cette construction d’un tout est fortement travaillée mais elle n’est pas encore achevée pour autant selon l’artiste.

Comprenez, Nicolas n’est pas seulement un rappeur de studio mais aussi un excellent freestyler. Et dans la langue de Goethe, le détour en vaut la peine. La profondeur de ses textes et le choix précis des paroles, il ne prend pas long à les trouver; un soir à Cologne, dans une battle à laquelle il s’est livrée devant plusieurs dizaines de personnes en 2017, il a eu le cran de se confronter, pour la première fois, au flow des autres. Les connexions artistiques ont été immédiates, puis on lui a reconnu un style propre. Si son monde se confronte à des univers déjà connus outre-Sarine, Nicao n’en reste pas moins un artiste à la sensibilité unique, qui connaît son métier de rappeur sur le bout des doigts.

Cette facilité à écrire est évidemment une marque de puissance dans un milieu imparfaitement sélectif. Et le jeune homme le sait. Sauf que cela, seul, ne suffit pas pour perdurer sur la longueur; c’est pourquoi il travaille désormais davantage sur la musicalité de ses morceaux. Plus de mélodie et moins de rap « classique »; c’est le chemin à suivre pour attirer un public plus large et spécifiquement moins proche de la scène hip-hop. Pour cela, Nicolas travaille en premier la musique de ses nouveaux titres. Il les compose en intégralité, puis écrit ses propres textes. De cette façon, il s’assure une maîtrise totale sur l’ensemble de ses créations. « Cette manière de procéder procure une liberté qui rend la chose très belle », explique-t-il. 

« Se laisser guider par la musique est une chose, continue-t-il. En revanche, créer un projet musical solide et cohérent demande beaucoup plus de temps. Cela nécessite beaucoup de réflexion, mais aussi de savoir remettre ses propres idées en question. » Ce perfectionnisme correspond en plein au caractère du jeune homme, qui vit de musique. Ingénieur du son de métier, il a les compétences et l’expertise pour juger de la qualité de ses créations. Ce savoir personnel est aussi ce qui le pousse à toujours faire les choses différemment.

Passionné par la musique, il a déménagé à Berlin pour étudier l’ingénierie du son. Il pensait que cette voie le rapprocherait peut-être un peu plus de son rêve. Pas vraiment: il n’y a aucune production de musique dans le studio dans lequel il travaille actuellement, davantage tourné sur la production de podcasts, de documentaires et de livres audio. Mais l’expertise de la production, travaillée au quotidien, l’a sensibilisé au métier d’auteur, de narrateur et de réalisateur Il s’agit là, sans doute du pied-à-terre qui lui permettra de grandir ces prochaines années. Peut-être.

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