Mei Fa Tan passe un cap, entre musique et court-métrage

La réalisatrice indépendante Mei Fa Tan va quitter la présidence de l’association Picture My Music, dix ans après l’avoir créée. Grâce à cette association, plusieurs artistes et groupes de musique, choisis par un jury d’experts, ont gagné le droit à la réalisation d’un clip vidéo. Le rappeur Fabe Gryphin, le duo Baron.e ou encore le groupe bâlois Phoam figurent parmi les lauréats de ces dernières années.

Depuis dix ans, l’association Picture My Music a soutenu et promu la création musicale suisse en offrant une mise en image originale et créative à une dizaine de projets musicaux, explique un communiqué de presse transmis par Mei Fa Tan. L’association annonce la fin d’un chapitre de ses activités dès 2024 et dresse un bilan riche en collaborations et en créativité.

La plupart des clips musicaux produits ont été sélectionnés et récompensés dans différents festivals, tels que les journées de Soleure, le festival m4music et le tourne film festival. Ces prix et distinctions ont été à la fois une reconnaissance, mais aussi une marque d’excellence. Dans le courant du mois d’avril 2023, dix ans après l’avoir créée, Mei Fa Tan annonce néanmoins quitter la présidence de l’association, dans le but de se consacrer à de nouveaux projets filmiques. C’est le réalisateur et musicien Julien Minguely qui en reprendra les rênes en 2024.

Réalisateur pour la captation des scènes principales du Montreux Jazz Festival, Julien Minguely est un artiste polyvalent avec une sensibilité artistique et technique. Sous sa direction, Picture My Music va désormais se concentrer sur la création de performances originales, mettant en scène plusieurs artistes dans des lieux inédits et captés dans des conditions empruntant aux codes du cinéma.

  • Mei Fa Tan, le bilan après dix premières années d’expériences

    La réalisatrice, passés les 30 ans, connait les secrets qui bâtissent les fondements d’une réalisation réussie: le tout réside dans les détails. Des éléments – non excessifs, modérés et réfléchis – entourent les acteurs, les habillent, et même les projettent dans une tout autre réalité. Réaliser, dans le métier, c’est savoir tamiser avec les lumières, abuser volontairement sur le maquillage tout en choisissant des comédiens, qui parfois, avec leurs grimaces ou airs inexpressifs, leurs regards envoûtés, subliment la création. Savoir bâtir le décor du tournage est un art auquel Mei Fa Tan est passée maître. Elle raconte.

Jouer entre différents codes, Mei Fa Tan sait le faire. La réalisatrice nyonnaise, la trentaine, en avait offert un bel exemple en révélant – en avril 2020, après deux années de tournée mondiale dans plusieurs grands festivals du court – son œuvre cinématographique “Time Machinery”. Un court métrage dont elle a entièrement rédigé le scénario. L’œuvre a été réalisée en coproduction avec le Kino Kabaret International de Montréal. Cette sortie au grand public avait aussi marqué le faîte heureux d’une période où les caméras et machines de tournage tournaient au ralenti depuis plusieurs semaines (pour cause de pandémie), laissant projets et réalisations artistiques au point mort.

Pourtant, de cette période de convalescence, il en est ressorti que du bien pour la jeune femme qui n’a cessé de voyager ces dernières années, entre le Moyen-Orient, l’Afrique et l’Europe. Du Mexique à la Corée du Sud en passant par la Floride, la France ou encore l’Italie, l’artiste a tout fait, ce qui laisse le goût miellé d’un emploi du temps à surcharge. Et pourtant, l’intense et le calme, l’effréné et le plus lisse, Mei Fa les conjugue en temps alternés; son mode de travail – voulu organique – n’est en réalité que l’expression d’un plaisir aux caprices raisonnés et ambitieux. Autrement dit, elle sait faire la part des choses, s’éreinter à la pratique de sa passion et se reposer sur le lit d’une douceur créatrice. De même que l’art créatif ne l’abandonne jamais. « La création est universelle. Elle permet de communiquer avec des personnes d’autres bords, d’autres cultures, au bout du monde ou au plus proche de soi. Il serait impossible d’y parvenir sans un tel projet, explique-t-elle. Assurément, il y a un mélange de cultures à travers l’art. »

Lire également à propos de son dernier projet: À Nairobi, la prise de pouvoir féminine de Muthoni Drummer Queen

Son voyage à Montréal pour le tournage de son court-métrage, Mei Fa l’a pris comme une réelle opportunité de sortir de sa zone franche, celle du confort. Son métier, ses développements et les cultures dominantes, elle les a étudiés. Elle les a surtout constatés par elle-même sur le parvis des plus gros monuments du cinéma mondial.

À l’image des blockbusters américains venus influencer l’ensemble de la culture cinématographique planétaire, elle a voulu se tester à la présentation d’un film aux signifiants multiples et dont la lecture sait différer d’une mentalité à une autre, d’une culture à une autre, d’un continent à un autre, d’un pays à un autre, d’un festival à son prochain. « J’ai eu des contacts, des discussions avec des Canadiens, des Suisses, des Français… Le film a été sélectionné dans des festivals dont les décideurs n’avaient sans doute pas le même spectre que moi. Il y a eu un grand partage, un mélange d’opinions diverses qui ne se seraient jamais rencontrées sans la naissance et la finalisation d’un tel projet. Cela n’a par ailleurs rien à voir avec le simple fait que l’on voyage, mais par la chance que l’on a de pouvoir proposer son propre travail à des personnes de tous bords. J’étais au Canada avec une toute autre légitimité, une véritable raison d’être (là-bas). »

Le challenge, par ailleurs, n’était pas des plus anodins. Comme à chaque fois, le tournage d’un film se prête aux limites administratives et matérielles qui lui sont parcimonieusement imposées. Dans l’avion de l’aller, la jeune Nyonnaise avait son histoire, elle l’avait écrite, idéalisée, projetée dans sa conscience. Mais rien de plus abouti; entendons que la trame se devait d’être encore ficelée selon des préceptes définis ultérieurement. Le temps à disposition était de trois semaines entre l’idéalisation du projet et la finalisation du montage: là aussi, c’est bien court.

«Maintenant, je vais toucher un public au plus proche de moi. Paradoxalement, c’est plus impressionnant de le dévoiler à mes amis et à ma famille qu’à des inconnus de par l’entier du globe»

Mei Fa Tan, réalisatrice de “Time Machinery”

Le projet a été finalisé à l’été 2018, après que la bande sonore, au caractère des films aux codes SF, ait été rajoutée depuis la Suisse. S’en est suivie une intense tournée, pendant plus de vingt mois. « Les festivals sélectionnent des films qui n’ont que deux ans maximum, sinon ils se révèlent trop anciens, détaille Mei Fa Tan. Le dernier festival où le film a été projeté s’est tenu en début d’année 2020. Il était ensuite temps de le délivrer au plus grand public à travers le web. » Mais les émotions n’en sont pas pour autant évanouies. Le prestige des grandes salles passées, c’est aux yeux de ses proches – de sa famille et de ses amis – qu’elle a désormais étudié les réactions.

Un passage autrement délicat pour cette jeune réalisatrice de talent: « Maintenant, je vais toucher un public au plus proche de moi. C’est la première fois que mes amis et ma famille verront le résultat final de mes semaines de travail à Montréal. Il y a eu la partie stressante des représentations en festivals où le poids du jugement est omniprésent. Or, je suis presque plus touchée de le rendre disponible à des personnes de mon entourage qu’à de simples inconnus. » C’est bien que la sensibilité de l’artiste reprenne le dessus en ces moments de dévoilement.

Un hommage à ces mémoires perdues

Le rendu du film peut laisser perplexe au premier abord. Il y a bien de quoi; Mei Fa Tan joue à la bascule entre deux mondes, le premier purement fictif – au suivi des codes de science-fiction – le second d’autant plus réel. Time Machinery se révèle être un drame, offrant une interprétation personnelle à la démence et à l’Alzheimer. En moins de sept minutes, la réalisatrice présente un univers dans lequel il faudra démêler le vrai du faux. La conscience a ici une fonction vitale, façonner une vérité qui donne sens à notre réalité.

En jouant avec l’imagination débordante d’un jeune garçon de neuf ans – imaginant, dans les années 1970, une machine à voyager dans le temps – et la perte des repères de sa mère en internement dans une maison de repos 40 ans plus tard, la réalisatrice a mis un contre-poids à la dimension purement fictive de son œuvre. C’est au jeu des allégories que l’on finit par se prêter volontiers, à charge aussi de nombreux signifiants souhaitant orienter le spectateur vers la prise de conscience de la dureté de la maladie quand elle s’attaque aux souvenirs d’une entière vie.

« C’est vraiment un parti pris. Qu’est-ce qui se passe quand on se réveille un matin et qu’on se rend compte qu’il nous manque une partie essentielle de notre propre vie ? En tentant d’idéaliser cette question, même le spectateur peut se laisser porter par cette douloureuse expérience. Ceci car nous sommes tous vulnérables. » Finalement, sait-on ou non s’il y a vraiment eu un voyage dans le temps ? Car, en réalité, il ne s’est rien passé et chaque acteur, chaque personnage tente de se rattacher à de vieux délires pour expliquer ce qui s’apparente à l’insaisissable, l’insondable. « Ces délires sont souvent une béquille pour la psychologie humaine; on s’y attache pour garder un sens à sa vie, ce qui fait que chacun finit par conserver un sens plus ou moins logique même dans sa démence, même dans sa folie », analyse alors Mei Fa Tan. Dans “Time Machinery”, ainsi, la réalité rattrape bien le rêve.

«J’aime offrir du rêve dans mes films pour ensuite les détruire complètement avec un dur retour à la réalité»

Mei Fa Tan, réalisatrice de “Time Machinery”

« C’est un exercice délicat, poursuit la jeune réalisatrice. J’aime offrir du rêve dans mes films pour ensuite les détruire complètement avec un dur retour à la réalité. » C’est ce passage pur entre la chimère et l’anxiogène, de cette imagination enfantine à la rudesse de la vie adulte qui laisse le spectateur prisonnier de sa propre conscience.

D’ailleurs a-t-on réellement envie de croire à l’expérience du voyage dans le temps ou se laisse-t-on finalement porter par la dureté de la mise en abîme de la folie ? « Il y a quand même beaucoup d’indices – entre les photos et l’infirmière – qui laissent comprendre que le propos du film est versé vers la folie de cette mère dont l’amnésie se révèle profonde. Le cerveau ne peut pas occulter ces signes, il réagit ici en fonction d’une situation qui est in fine impalpable. Personne ne peut vraiment conscientiser cela. Ceci dit, tout le monde comprend finalement le propos, mais pas tout le monde le comprend au même instant. »

En disant cela, Mei Fa Tan pointe l’impuissance heureuse de son court-métrage par lequel elle avoue ne jamais avoir l’entière emprise sur l’ensemble des spectateurs qui le visionnent. « Les gens finissent de toute évidence toujours par comprendre ce qu’ils veulent comprendre. Chacun interprète ce qu’il voit en fonction de ses croyances, sa culture et son état d’esprit. C’est pourquoi l’art filmique est une façon de communiquer à part entière. » Soit, bien que les spectres de lecture soient différents d’une personne à une autre, quand le court-métrage est réussi, il est compris par tout un chacun.

Créez un site ou un blog sur WordPress.com