De Kinshasa à Kigali, le judo selon Joel Wawina

Grandi dans une famille de grands sportifs à Kinshasa (RDC), avec une mère footballeuse professionnelle et un père actif dans la boxe, Joel Wawina est devenu l’un des judokas les plus talentueux, à la fois de sa fratrie, mais aussi de son pays. En 2014, après son deuxième titre de champion du Congo dans la catégorie des -66kg, il entame sa reconversion. Il traverse la frontière avec le Rwanda et y devient directeur technique de la fédération nationale. Partie de rien, la structure parvient aujourd’hui à faire du judo un sport reconnu dans le pays.

Les nouveaux tapis du Budokwai Pully s’habillent depuis quelques semaines désormais de jaune et de bleu. Deux couleurs qui composent le triband de l’étendard rwandais. Dès lors que les tatamis ont été renouvelés à la fin de l’été – les anciens ont été livrés dans une école de judo du centre de Kigali –, il est difficile de ne pas voir, dans cette opération, l’œuvre du maître des lieux.

Professeur de judo avec Brevet fédéral, expert Jeunesse et Sport, titulaire d’un master universitaire en gestion du sport et des loisirs, Florent Bron dispose d’une précieuse expérience. Quatrième dan, il est aussi, par son rôle d’entraîneur, un fin connaisseur du très détailleux judo suisse. Il sait d’ailleurs mieux que quiconque la valeur d’un dan sur sa ceinture; une distinction qui récompense une très grande connaissance de cet art martial et qui ne procure aucun pouvoir réel sinon celui d’être dépositaire d’une voix morale.

Fortuite ou finement provoquée, la présence des couleurs du Rwanda dans le dojo de l’avenue des Alpes, à Pully, fait écho au projet ambitieux qui y est né en 2022. Engagé en tant qu’entraîneur national du Rwanda jusqu’en 2028, Florent Bron est sans doute la personne de choix pour poursuivre le chantier de revalorisation du judo au Rwanda.

Au poste-frontière de Goma-Gisenyi

Sur invitation de Florent, Joel Wawina a enseigné, pour la toute première fois, le judo au cœur de l’Europe, sur les hauts de Pully. Si cette forme de solidarité est fréquente dans les dojos – philosophie appelant à l’entraide et à la prospérité mutuelle, autrefois appliquée par le fondateur du judo Jigorō Kanō –, elle marque ici un rapprochement sérieux entre deux réalités à la fois diamétralement opposées et, en même temps, fortement complémentaires. « Un principe de base du judo veut que l’on ouvre toujours la porte de nos propres dojos pour s’entraîner, assure Florent. La venue de Joel à Pully marque une opportunité aussi bien pour nos judokas que pour le judo au Rwanda. »

Joel Wawina n’est pourtant pas rwandais. Originaire de la République démocratique du Congo (RDC), il a passé la plus grande partie de sa vie chez lui à Kinshasa Kisangani, à plus de 2000 kilomètres de la frontière la plus proche avec le Rwanda. Sacré deux fois champion du Congo de judo, et battu à trois reprises en finale dans la catégorie des -66kg, il décide de changer sa perspective de carrière, et avec elle son environnement de travail. En 2014, il franchit le poste-frontière de Goma-Gisenyi pour rejoindre Kigali, où il se fait engager au poste de directeur technique de la fédération rwandaise par le président Christian Bishyika. « C’est par passion que je suis au Rwanda, explique Joel. Le judo y est vraiment différent qu’au Congo. »

En RDC, le judo compte plus de licenciés mais la discipline n’est pas la même que dans les pays voisins. « Le Rwandais d’origine est plus discipliné que le Congolais, abonde Joel. La politique du judo au Congo est vraiment différente. Quand j’ai voulu enseigner le judo, j’ai donc choisi de rejoindre le Rwanda, aussi parce qu’il y a dix ans, il n’y avait pas d’instructeurs. » Ainsi, en parallèle à son mandat auprès de la fédération rwandaise, le garçon a entrepris des études de coach auprès de la Fédération internationale de judo (IJF). Il y a été certifié coach international, un point commun qu’il partage désormais avec Florent.

Kigali, un lieu à part

La capitale du Rwanda est tournée vers l’avenir sans ne jamais renier son passé. Elle se fait la vitrine d’un pays en plein essor. Surplombées par des collines verdoyantes, ses avenues sont, par la grande série de boutiques colorées qu’elles abritent, parmi les plus chamarrées du pays. C’est dans ce décor que Joel Wawina a posé le pied, avec un constat sportif plus contrasté.

Dans la réalité rwandaise, peu sont les structures adaptées à la pratique d’un art martial; le matériel de base y est inhabité à certains standards internationaux et les athlètes qui le pratiquent, par conséquent, peu nombreux. Une situation difficile à comprendre, alors même que des judokas talentueux qui possèdent la nationalité rwandaise pourraient exister à travers le monde, estiment les membres de la Fédération nationale de judo: des athlètes binationaux qui auraient choisi de mettre leur talent au service de leur seconde nation, faute de choix possible.

Actuellement, au Rwanda, le judo est avant tout considéré comme une activité qui appartient au domaine du scolaire. Il est inscrit dans les programmes sous le label des After-School Activities. Des cours, adaptés aux élèves des écoles, y sont certes dispensés mais ils sont fermés à toute personne extérieure aux établissements scolaires. Depuis plusieurs mois, néanmoins, quelques clubs ont vu le jour avec l’objectif de remédier à la situation. Un parmi ceux-ci arbore l’animal totem du lion, un animal qui a été réintroduit en 2015 dans le pays. La structure est hébergée dans le quartier développé de Nyarutarama et est présidée par Léon Sala, directeur du développement de la fédération nommé en 2022. L’Intare judo club, à l’instar des quatre autres clubs que compte actuellement le Rwanda, souhaite non seulement augmenter le contingent de judokas dans le pays mais aussi renforcer le niveau technique de ces nouvelles recrues.

Le judo respire beaucoup mieux grâce à l’aide de Léon et Florent

Léon Rukundo Sala est aujourd’hui le seul athlète rwandais à arborer les couleurs du pays dans les plus grands tournois du continent africain. Depuis son tout premier African Open, à Dakar en 2022, il a amassé, en deux saisons, une grande expérience du combat. Entraîné par Florent Bron à Pully et maintenu en forme par Joel Wawina lorsqu’il retourne à Kigali, Léon est aujourd’hui le plus à même de représenter son pays au plus haut niveau.

« Je suis son uke, celui avec qui il s’entraîne en randoris durs pour se préparer pour la compétition, explique Joel. Je l’aide physiquement et techniquement quand il rentre au Rwanda. » Si Léon est un fer de lance, la fédération rwandaise souhaite s’en servir comme catalyseur pour amener aussi plus de judokas sur les tatamis de compétition. « Il y a beaucoup de jeunes qu’on encadre qui mériteraient d’aller combattre dans les tournois de la région. Nous avons des jeunes, des cadets qui sont déjà prêts. Mais pour cela, il nous manque aussi des moyens. » Car oui, ne serait-ce que voyager dans l’est africain, depuis Kigali, cela représente aussi des coûts à assumer.

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« C’est un premier pas mais ce n’est pas assez pour tout le Rwanda », développe le sensei Wawina. Pour l’heure, avec le matériel à disposition, la fédération continue de tourner au projet de dojo itinérant; le judo y est enseigné aujourd’hui à Kigali, et demain un camion viendra charger les tapis pour les acheminer ailleurs, parfois à plusieurs centaines de kilomètres du centre névralgique de la capitale. C’est un fait: on ne fait pas judo sans tapis. « Sans compter, qu’en 2024, nous serons sans doute en capacité de compter entre dix et quinze clubs de judo, dans tout le Rwanda », avance Joel.

Car oui, quand Joel Wawina parle du judo au Rwanda, il ne parle pas que de la seule réalité centrale de Kigali. Le judo se passe bien entendu en grande majorité dans le cœur du pays, dans son poumon économique, mais il se pratique aussi bien dans les camps de réfugiés situés très en dehors de la ville, au plus près des frontières avec l’Ouganda, la Tanzanie ou le Burundi.

On juge l’engagement et la passion, pas les aptitudes au combat

L’objectif de la fédération est de mettre en place, à l’horizon 2030, un système de développement qui s’avérerait, avec le temps, autonome. Pour cela, l’ensemble des investissements passe par la formation des professeurs et la création de carrières indépendantes dans le judo – et ne transite pas uniquement dans la formation de compétiteurs capables de faire de la représentation à l’étranger.

« Tous les élèves que j’ai vus jusqu’à aujourd’hui, que ce soit au Rwanda, ailleurs en Afrique ou en Suisse, ont plein de potentiel. Ils peuvent devenir quelqu’un dans leur sport, de quelque manière qu’il soit. » Ce qui est jugé ici est tant moins l’aptitude au combat que l’attachement de chaque judoka envers son sport. « L’objectif numéro un de Jigorō Kanō a toujours été d’amener le plus de monde dans le judo, et pas seulement dans la compétition. Parce que si tout le monde devenait compétiteur, sans plus personne pour l’encadrer, il n’y aurait plus de judo. »

Joel, lui, en a montré l’exemple: il n’a jamais abandonné sa passion pour le judo. Il continue d’ailleurs toujours de l’apprendre, de quelque manière qu’il soit. Alors qu’il a toujours rêvé de devenir un athlète de haut niveau, il n’a jamais perdu de vue ses futures reconversions. « À un moment donné, on arrête la compétition, explique-t-il. Soit parce qu’on se blesse, soit parce qu’on devient trop vieux. Mais ce n’est jamais une raison pour arrêter le judo. On peut toujours venir sur le tatami, même à 101 ans. On ne chute pas, mais on fait quand même quelque chose: on transpire et on est contents d’être avec les copains. » Une façon délicate de définir l’esprit judo que la fédération rwandaise souhaite instaurer aux quatre coins de la nation.

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