Move! L’application qui révolutionne les écoles en Finlande

Envoyé spécial à Jyväskylä et Rovaniemi, Finlande

Le modèle scolaire finlandais est souvent considéré comme un exemple à suivre dans toute l’Europe. Mais peu comprennent réellement les raisons qui permettent de placer la Finlande, dans l’imaginaire commun, parmi les meilleures nations en matière de bien-être et d’éducation à l’école. Notre journaliste a cueilli l’occasion de creuser la question avec deux spécialistes de l’Univesité de Jyväskylä, deux mois avant les élections générales du 2 avril.

Une enquête complémentaire réalisée en immersion dans l’école de Hepola, dans la périphérie sud de Kemi, est également disponible dans l’édition 93 et sur le site internet du Regard Libre (lien disponible bientôt).

Les élections législatives de ce printemps, qui serviront à réélire les 200 députés du Parlement unicaméral de Finlande, revêtent depuis quelques temps un caractère de discrétion extrême dans la haute et vaste région de Laponie. Dans les rues de Rovaniemi, la politique semble plus que jamais être une discipline de raison plutôt qu’un combat passionnel. Pourtant, bien que le calme intransigeant des passants laisse planer un air de détente, le résultat des urnes au soir du 2 avril n’en reste pas moins crucial pour l’avenir du pays.

L’adhésion à l’OTAN reste le sujet phare du scrutin. La question y est moins de décider s’il vaille la peine d’y adhérer que de statuer si la Finlande doit le faire avant ou en même temps que la Suède, sa voisine. « Il est vrai, la situation est beaucoup plus sensible qu’il y a quatre ans », confie Lotta, la trentaine, en faisant référence à l’éclatement de la guerre en Ukraine en février 2022. « Mais aucun Finlandais ne doute de la nécessité de faire partie de l’organisation. Nos aspirations euro-atlantiques sont pratiquement irrémédiables. »

Le contexte géopolitique, qui pourrait naturellement être un motif de préoccupation pour la population finlandaise – au regard de la très longue frontière qu’elle partage avec la Russie –, n’affecte en réalité qu’une part mineure de la population lapone. Suite à la convocation, lancée par le président Sauli Niinistö, de l’ensemble des chefs des différents partis politiques pile deux mois avant le scrutin, la politique étrangère en Finlande fait solidement consensus. Et les badauds en font rarement un sujet de discussion.

La santé physique de la population, un enjeu politique majeur en Finlande

Mais alors quels sont les enjeux réels des élections du 2 avril? Après quelques recherches, nous découvrons que la grande majorité des sujets qui sont actuellement débattus dans la sphère publique sont largement orientés vers la qualité de vie et de bien-être des Finlandais dans leur pays. Depuis près de vingt ans, par exemple, le développement du système de santé et la promotion de l’activité physique, y compris dans les écoles, sont des sujets récurrents dans l’arène politique finlandaise. Pour mieux le comprendre, nous avons contacté deux chercheurs de l’Université de Jyväskylä, dans le centre-sud du pays à 300 kilomètres de la capitale Helsinki.

« La question de l’activité physique est un thème qui animera le débat politique jusqu’au 2 avril, explique Kasper Salin, chargé d’études sur les programmes d’éducation physique dans les écoles. Il y avait un débat télévisé hier soir qui a réuni les huit plus grands chefs de partis du pays, dont la Première ministre Sanna Marin. Ils ont débattu pendant une heure sur la qualité des cours d’éducation physique à l’école mais aussi sur les infrastructures sportives disponibles dans les villes et les soutiens pour les sportifs d’élite. »

« Le niveau d’activité physique dans toutes les classes d’âge n’a pas drastiquement péjoré ces dernières années, reprend-t-il. Mais tout le monde s’accorde pour dire que nous pouvons en faire un peu plus dans notre pays. » Un avis que partage Olli Kelhä, un professeur d’éducation physique et sportive que nous avions rencontré quelques jours plus tôt à Kemi, à une centaine de kilomètres plus au sud de Rovaniemi. « Aujourd’hui, l’ensemble de classe politique évoque la possibilité de relancer un processus de discussions pour la rédaction d’un nouveau curriculum pour les écoles finlandaises, expliquait-il. Les élections parlementaires de 2023 seront une bonne occasion pour relancer les débats dans ce sens. »

« Il est évident que l’éducation sera un chantier important au programme de la prochaine coalition gouvernementale« 

Kasper Salin, chercheur à l’Université de Jyväskylä et spécialiste des programmes d’éducation physique à l’école

Le curriculum de base de l’éducation finlandaise est un document central de quelques pages élaboré par l’EDUFI, l’Agence nationale pour l’éducation en Finlande et mis en application par l’ensemble des municipalités. Le curriculum actuellement en place – et qui définit les bases communes pour une éducation équitable dans l’ensemble du pays – date de l’automne 2016, année durant laquelle s’est achevée la dernière ronde de discussions exploratoires entre les différents acteurs du milieu scolaire finlandais. Ces discussions durent environ deux ans et ont généralement lieu une à deux fois par décennie. « Nous sommes arrivés, je pense, à un point de bascule. Nous sommes certainement arrivés au bout des possibilités que ce curriculum pouvait offrir », précise toujours Olli Kelhä.

En réalité, des spécialistes de l’école finalandaise expliquent même que l’élaboration d’un nouveau curriculum a déjà pris une ou deux années de retard. « Sans la crise du Covid-19, qui a empêché les réunions entre les différents acteurs concernés pendant plusieurs mois, nous aurions certainement déjà mis en oeuvre un nouveau texte, détaille Kasper Salin. Il est dès lors évident que l’éducation, y compris l’éducation physique, sera un chantier important au programme de la prochaine coalition gouvernementale. » Selon le spécialiste, de nouvelles discussions exploratoires pourraient ainsi occuper l’agenda politique en Finlande jusqu’en 2026, voire 2027.

L’utilisation consensuelle de la technologie

Dans ce domaine, deux éléments politiques clefs obtiennent un consensus assez clair. « Les partis politiques semblent s’accorder premièrement sur l’augmentation des heures de cours à l’école, et plus précisément sur les heures d’éducation physique, détaille Mikko Huhtiniemi, lui aussi chercheur à l’Université de Jyväskylä. Et le deuxième élément qui semble mettre tout le monde d’accord, c’est l’utilisation d’outils technologiques pour favoriser l’apprentissage et la mise en oeuvre de programmes d’activité physique dans les écoles primaires et secondaires. Et là, on touche directement mon domaine de compétence. »

Mikko travaille depuis près de dix ans à Jyväskylä, où il rédige actuellement sa thèse de doctorat. C’est en grande partie à lui que l’EDUFI doit la conception et la mise en service de Move!, une application pour smartphone utilisée dans toutes les écoles du pays afin d’identifier, chez chaque élève, d’éventuelles lacunes physiques. L’application s’attelle à étudier en continu, à la façon de la plupart des applications de santé, les mouvements quotidiens des élèves, leur endurance ou encore leurs conditions physiques. Les données recueillies sont ensuite, sous réserve d’un accord des personnes concernées, rendues disponibles aux professionnels de santé engagés par l’établissement scolaire. Les professeurs d’éducation physique, mais aussi les infirmiers scolaires et les médecins de famille, peuvent ainsi prendre appui sur les données physiques d’un élève, recueillies par l’application, afin de mieux le guider dans son quotidien. « C’est aussi une manière pour les écoles de permettre une meilleure prise de responsabilité pour les étudiants et renforcer leur autonomie. Ce n’est plus seulement aux professeurs d’assurer que l’élève ait atteint l’ensemble de ses objectifs, mais c’est aussi à l’étudiant de prendre conscience de sa propre situation », détaille Kasper Salin. Move! a ainsi été pensée, puis validée par l’EDUFI avant d’être intégrée dans le curriculum de 2016, pour inciter tous les établissements à l’utiliser.

« En réalité, l’application Move! est obligatoire pour toutes les écoles du pays. C’est l’un des seuls éléments contraignants inscrits dans le curriculum de 2016; la mesure n’est donc pas qu’incitative. C’est pourquoi, aujourd’hui, on peut estimer à 90% la part d’étudiants en Finlande qui utilisent ce système », précise Mikko. Or, le caractère contraignant, pour les écoles, les élèves et les parents d’élève, de l’utilisation d’une telle application pose automatiquement la question de la récolte, par une agence étatique, de données appartenant à la sphère privée. En Suisse, pour des raisons de protection de la vie privée, l’éventuelle mise en place d’un tel système semblerait tout-à-fait irréaliste. Considéré comme outil de régulation pour les uns, de surveillance pour les autres, l’on pourrait s’attendre à ce qu’aucun canton n’obtiennne une quelconque majorité approuvant ce procédé. Mais en Finlande, la valeur culturelle et pédagogique de l’application Move! semble faire écho dans toutes les régions du pays, sans aucune exception.

Le mot du jour: liikunta

Introduire la technologie dans les écoles en Finlande est un point d’avancée certain vis-à-vis des autres nations européennes, mais peu savent, pour l’heure, saisir les pleines opportunités des nouvelles technologies. « Il existe un très long historique de l’utilisation d’outils technologiques dans les écoles en Finlande, détaille Kasper Salin. Mais il est aussi intéressant de constater qu’il n’existe pas encore de véritables cours dans les classes pour apprendre à les appréhender. On n’augmente ainsi pas vraiment la compréhension générale des applications, comme Move!, dans les cours d’éducation physique. »

Le spécialiste a néanmoins déjà observé, dans sa ville de Jyväskylä, des cours d’éducation physique mis sur pied grâce à l’utilisation d’objets connectés, comme des cours d’orientation en forêt, par exemple. En Finlande, on nomme ces activités sportives liikunta. « C’est un terme qui renvoie à l’activité physique quotidienne à intensité moyenne. Il se démarque de la pure notion de « sport » », explique Kasper. C’est le terme qui a été introduit en 2016 dans le curriculum scolaire et qui permet textuellement de ne mentionner aucun sport spécifique, comme c’était le cas les années précédentes. « En 2004, plusieurs sports étaient inscrits dans le curriculum, comme le ski nordique, le ski de fond, l’athlétisme ou encore le football. Aujourd’hui, tous ces sports ont disparu, sauf un: la natation. »

L’utilisation des nouvelles technologies, permet aussi, de façon détournée, de rendre les jours d’école plus actifs. « En réalité, plus les professeurs savent utiliser les technologies disponibles, plus ils sont capables de rendre leurs cours plus actifs et plus diversifiés, ce qui a aussi un impact sur l’humeur et les capacités de concentration des élèves, explique Mikko Huhtiniemi. C’est ce que nous avons découvert avec Kasper grâce à plusieurs études. » Pour les deux spécialistes de Jyväskylä, le constat pousse donc à poursuivre la sensibilisation aux nouvelles technologies auprès des jeunes et des professeurs des écoles.

Sur la photo: Olli Kelhä, professeur d’éducation physique à l’école de Hepola, à 8 kilomètres de Kemi, est convaincu que l’utilisation de la technologie représente le futur de l’enseignement scolaire. © leMultimedia.info / Oreste Di Cristino [Hepola-Kemi]

En Finlande, l’utilisation de la technologie est inscrite, plus qu’ailleurs, dans les moeurs. « Cela fait partie intégrante du système d’éducation dans les régions polaires », poursuit Kasper Salin. La mise en application de la technologie était d’ailleurs déjà très répandue dans les écoles du pays avant même que les autorités politiques ne décident de la rendre obligatoire dans le curriculum de 2016. « Nous considérons Move! comme un outil purement pédagogique qui aide les élèves à avoir une propre vision d’ensemble de leurs conditions. En revanche, l’application ne doit aucunement servir à juger ou noter les élèves. Cette règle est d’ailleurs parfaitement inscrite dans le curriculum actuel », complète Mikko Huhtiniemi. Et comprenez: cette règle y figure moins par mesure d’obligation que par besoin de régulation.

Depuis 1970, la culture d’évaluation des capacités physiques des élèves a toujours été puissante, surtout dans les collèges et les lycées de Finlande. Avec l’avènement de la technologie, plusieurs écoles et professeurs ont donc commencé à émettre des évaluations et des appréciations sur la base de données récoltées par des montres ou des bracelets connectés. Et cela devenait un problème dans la mesure où cela n’avait jamais été officiellement autorisé par aucune autorité politique. « C’est donc ce que nous avons souhaité corriger dans le curriculum de 2016, détaille Mikko. Nous avons pleinement insisté que l’utilisation des données récoltées par Move! à des fins d’évaluation était strictement interdite. »

Les systèmes cardiovasculaire et respiratoire: le principal sujet de préoccupation

Si l’application parvient à donner des indications précises et vérifiées à un niveau individuel, soit un bilan personnel d’un élève, elle vise aussi à agréger de nombreuses données pour en permettre la réalisation de statistiques à plusieurs échelles. « Il est évident que l’application doit aussi permettre d’aider à la prise de décision », assure Kasper Salin. À l’échelle d’une école, bien sûr, les professeurs doivent être en mesure de pouvoir adapter leur programme en fonction des besoins collectifs. Mais c’est aux échelons supérieurs que l’utilisation de l’application Move! cristallise davantage d’attention.

Au niveau des municipalités, qui sont responsables des programmes scolaires, les informations collectées par le système permettent de dresser des bilans à intervalles réguliers. « Ici, à Jyväskylä, le conseil municipal utilise chaque année les données statistiques créées sur la base de l’application, explique Mikko Huhtiniemi. Ils s’en servent la plupart du temps pour exercer certaines comparaisons avec les grandes villes aux alentours, comme Tampere ou Kuopio. »

En outre, le curriculum de 2016 arrivant, en 2023, au bout de son cycle, plusieurs autorités politiques – les leaders politiques nationaux en première ligne – souhaitent désormais tirer les enseignements et émettre une évaluation de l’utilisation de l’application Move! dans les écoles. « La question politique du moment est moins de savoir s’il faille continuer à utiliser l’application pour la préparation des cours d’éducation physique, que d’étudier certaines données clefs que celle-ci a enregistré, précise Mikko Huhtiniemi. Et ces données ne sont, en général, pas positives. »

Une méthode juste pour la récolte et l’élaboration des chiffres issus de Move!

La question de la protection de la vie privée est particulièrement prise au sérieux en Finlande. L’Université de Jyväskylä, qui est la principale conceptrice de Move!, n’a, elle-même, qu’un accès limité aux statistiques produites par l’application. « En réalité, une grande partie des données agrégées à l’échelle nationale, d’une région ou d’une ville sont rendues publiques, explique Mikko. En revanche, les données d’un particulier – même si la récolte de données est réalisée de façon anonyme – ou d’une école entière restent confidentielles et inaccessibles, même pour nous. »

La raison est simple. Prenez par exemple la localité de Raattama, située tout au nord de la Laponie finlandaise. Cette commune de 120 habitants ne compte qu’une seule école pour six élèves réguliers et un seul professeur généraliste. Au niveau municipal, aucune donnée, même agrégée, ne peut être rendue publique car le risque d’identification des personnes y resterait trop grand. « Le Ministère de l’Éducation en Finlande, qui est le propriétaire de ces données, reste donc prudent. Mais certaines personnes, y compris dans les petites bourgades reculées, souhaiteraient que les règles de propriété privée soient adoucies pour des raisons de santé publique », détaille à son tour Kasper Salin.

Sur la photo: La salle de gymnastique de l’école de Hepola, à 8 kilomètres de Kemi. © leMultimedia.info / Oreste Di Cristino [Hepola-Kemi]

La plus grande inquiétude au niveau national, en Finlande, est le déclin continu de la santé cardiovasculaire et des capacités respiratoires auprès des plus jeunes. « C’est une mesure que l’application enregistre suite à plusieurs séries de courses d’endurance, détaille Mikko. La tendance, depuis plusieurs années, marque un déclin auprès des jeunes gens de moins de 20 ans et cette observation est trop marquée pour qu’on qualifie ces changements de simple fluctuation. » Avant Move!, plusieurs tests physiques à échelle globale étaient menés chaque année dans les écoles finlandaises. Cette culture date des années 1970 et, selon les chiffres auxquels nous avons pu avoir accès, ils évoquent une tendance décroissante certes marginale mais qui s’étale désormais sur six décennies. « Ces données ont commencé à nourrir des inquiétudes depuis 1990, poursuit Mikko. La tendance générale décroit et les variations sont de plus en plus importantes. Dans ce contexte, l’EDUFI fait donc de plus en plus confiance à des applications de tests, comme Move!, pour garder la main sur ce problème et tenter, dans l’absolu, de combler ces lacunes générales sur le long terme. »

Il y a donc peu de chances que l’agence finlandaise revienne sur sa décision de rendre Move! obligatoire dans les écoles du pays. « Tout le monde sait qu’il faut des années pour faire fonctionner l’application au mieux et régler tous les détails, lance-t-il. Bien sûr, nous avons 300 municipalités et c’est différent dans presque chacune d’entre elles. Mais je pense qu’il y a un consensus politique assez clair à ce propos.

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    « Un des éléments qui ne crée pas de consensus automatique entre nos politiciens, c’est la coopération entre les écoles et les professionnels de santé, à l’exemple des infirmières et des médecins généralistes. Il y a quelques années, nous avions évoqué la possibilité que les professeurs d’éducation physique et les infirmières scolaires forment une paire au service des élèves. Mais certaines écoles ont protesté contre cette mesure qui voyait ouvrir la porte des salles de classe à des personnes non ou mal-formées à la pédagogie. »

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