La harpiste Julie Campiche réinvente le jazz avec son nouveau Quartet

Julie Campiche est une artiste de conviction, passée seize ans par le Conservatoire de Genève à l’étude de la musique classique avant de changer diamétralement de voie. Elle se réinvente au tournant de ses 20 ans, en 2003, dans l’improvisation et le jazz; pour une harpiste de formation, le tournant était osé mais elle est parvenue à se faire valoir. Elle a appris sur le tard les plus grands jazzmen du dernier siècle et s’est grandement révélée dans plusieurs projets musicaux à succès qu’elle a elle-même instigué. Co-leadeuse du groupe Orioxy pendant huit ans, elle fonde le Julie Campiche Quartet en 2016. Depuis, deux albums sont sortis, le dernier You Matter en novembre 2022.

Julie Campiche a eu raison. Sa pop jazz cadrée et très peu arrangée est appréciée bien au-delà des frontières suisses. Entourée de ses musiciens de toujours – Manu Hagmann à la contrebasse, Léo Fumagalli au saxophone et Clemens Kuratle à la batterie –, elle sort en novembre 2022 un deuxième album, You Matter, tout en sensibilité. Le premier album du quartet, Onkalo, a été vernis en janvier 2020.

Trente ans de variances musicales à la harpe

Il y a deux instants proéminents dans la carrière musicale de Julie Campiche. Le moment où elle a découvert – pour de vrai – le jazz aux alentours de ses vingt ans. Et le moment (beaucoup plus ancien) où, d’un coup de tête, vers ses six ou sept ans, elle s’applique à vanter les vertus de la harpe à ses parents, dans le but qu’ils l’inscrivent à l’école de musique.

Julie Campiche [à droite sur la photo] a lancé la création d’un nouveau Quartet personnel, au sein duquel le contrebassiste Manu Hagmann a, lui aussi, trouvé sa place. © leMultimedia.info / Oreste Di Cristino [Lausanne]

La famille n’était pourtant pas particulièrement versée à l’art de la musique. Mais la jeune fille avait insisté. « J’ai toujours été ouverte à la musique et à l’art en général mais je n’ai jamais tiré un quelconque appétit pour la harpe dans le cadre familial. C’était plutôt une surprise, pour mes parents, que je m’adonne à cet instrument. » Quoi qu’il en soit, aucun de ces deux instants – aussi déterminant soient-ils – n’ont jamais été réfléchis. « Quand j’ai commencé à faire de la harpe, enfant, je n’avais aucun projet professionnel en vue, précise-t-elle alors. En tous cas, jusqu’à mes vingt ans, je n’imaginais pas que l’on pouvait gagner sa vie avec. À aucun moment, je ne me projetais dans une carrière de musique classique – car la harpe, de base, est un instrument destiné au classique plus qu’au moderne. »

« Le jazz, c’est de l’improvisation et le découvrir sur scène comme je l’ai fait, c’est pratiquement l’adopter »

 Julie Campiche

Elle était pourtant, à cet instant, enrôlée au conservatoire de Genève, « mais sans ne jamais prendre au sérieux la voie que j’entreprenais. Ça ne me bottait pas de consacrer huit heures par jour à la musique classique. » Peu à peu, Julie se recentre, mais la révélation du jazz ne s’est pas opéré tout de suite. Il aura tout de même fallu quinze ans de harpe classique pour que le déclic arrive enfin.

Au terme de sa maturité fédérale, à 18 ans, elle quitte le conservatoire, prend une année sabbatique et se laisse porter par un tout autre chant musical. Elle garde toutefois son instrument de prédilection près d’elle. « Le fait que je n’ai jamais arrêté la harpe prouve bien que ce n’était pas qu’une simple lubie d’enfant. J’ai simplement compris, très tôt, que le classique n’était pas fait pour moi. »

Léo Fumagalli, au saxophone, est l’un des jeunes prodiges du Quartet. C’est notamment à lui qu’on lui doit (réellement) la composition musicale de la cérémonie des remises de médailles aux JOJ de Lausanne. © leMultimedia.info / Oreste Di Cristino [Lausanne]

À cet instant précis, elle avoue pourtant ne pas savoir qui est Miles Davis, le pionnier d’un art qui lui était parfaitement méconnu. Elle tente pourtant quelque chose, mêler la harpe et le jazz. « À l’époque, la harpe jazz ne paraissait absolument pas rationnel, mais je l’ai tentée quand même. C’est un instrument très inhabituel dans le milieu mais j’ai appris à ne jamais avoir peur du ridicule. »

Dès lors entrée dans ce nouvel univers – à un moment précis où elle est invitée à remplacer une harpiste dans un groupe de jazz en 2003 –, elle ne l’a plus quitté. Et ça fait désormais 19 ans que ça dure. « Ça fait 19 ans que j’essaie, corrige-t-elle. Je ne sais pas ce qu’il se passait mais j’ai tout de suite su que j’avais envie de faire ça. Parce que le jazz, c’est de l’improvisation et le découvrir sur scène comme je l’ai fait, c’est pratiquement l’adopter. » Dans l’urgence, à peine la vingtaine, Julie Campiche venait de trouver sa voie.

Du Conservatoire à la HEMU à Lausanne

« Les partitions de jazz, je ne les connaissais pas, je ne savais pas improviser non plus. J’ai longtemps eu un sentiment de décalage par rapport aux autres. » L’appréhension du partage musical n’a sans doute pas été une douce sinécure et pourtant, Julie avoue ne pas garder un souvenir impérissablement mauvais de cette époque. « C’est ce saut dans le vide qui m’a beaucoup appris. Je n’ai jamais eu la possibilité de trouver un harpiste de jazz qui m’apprenne réellement les ficelles de la pratique. J’ai fait mon apprentissage seule. » D’une certaine manière, son ignorance s’est révélée être sa meilleure amie, son inconscience, son véritable catalyseur.

Mais les choses ont quand même un peu changé depuis. Les aventures débrouillardes de Julie Campiche sont révolues. Entretemps, la jeune mère de 39 ans a intégré, au semestre d’automne 2014, la Haute École de Musique (HEMU) à Lausanne. Elle avait déjà tenté d’y entamer un bachelor en 2008 « mais ils n’étaient pas encore prêts pour me recevoir. C’est cinq, six ans plus tard qu’ils m’ont rappelée pour y suivre les cours de bachelor en harpe jazz, explique-t-ell. Ça a été l’opportunité de solidifier mes bases dans un contexte très cadré et plus scolaire. » Quelques années plus tard, en 2020, elle y termine son master en composition et performance jazz.

« La musique est un langage, elle a sa grammaire mais aussi sa pratique »

 Julie Campiche

Au final, passée par le conservatoire – où elle accumulait les cahiers de retard –, puis par la HEMU où elle a appris à se cadrer davantage, Julie Campiche aura dessiné de son bon vouloir une trajectoire d’études unique. « J’ai finalement toujours adoré faire de la musique, même si j’ai toujours eu des difficultés avec l’aspect plus cru des études théoriques. La musique est un langage, elle a sa grammaire mais aussi sa pratique. »

Le jazz de Julie Campiche est teinté d’une plus large improvisation et soutenu par des musiciens de bonne connaissance (parmi lesquels Clemens Kuratle à la batterie). © leMultimedia.info / Oreste Di Cristino [Lausanne]

Onkalo (2020) à You Matter (2022)

Depuis, le Julie Campiche Quartet a grandi; deux albums, cinq ans après la création du groupe, témoignent de sa grande prospérité. D’ailleurs, pour le premier vernissage de son histoire, le Julie Campiche Quartet était retourné le 17 janvier 2020 au Chorus, à Mon-Repos, là où s’était tenu, trois ans et demi plus tôt, le premier concert du quatuor. Un rendez-vous symbolique. Onkalo témoignait déjà de récits détonants pour presque chacun des six titres que l’album contient. À commencer par le titre éponyme. Le nom est celui du premier site d’enfouissement des déchets radioactifs de haute activité dans une région reculée de Finlande, à un kilomètre de la centrale nucléaire d’Olkiluoto. Long de près de 12 minutes, le titre évoque la question du futur de la race humaine face aux déchets nucléaires à vie longue et dont la désintégration s’étend sur une période de plusieurs centaines de milliers d’années.

Et Julie Campiche, dans sa composition, réintègre bien le sens de ce récit maussade. Onkalo débute dans une symphonie d’angoisse – contrebasse appliquée –, l’écho grave des cordes se suffisant à lui-même face à l’aigu d’un saxophone enjoué. Il impose une ambiance sauvage, un air de western, de far-west, d’apocalypse ou d’un safari braconnier. C’est l’histoire d’un désert miné, en somme. De son côté, la harpe se triture. Puis se révèle sous un air plus doux, plus musical; on en revient à du jazz plus classique, mais avec des sonorités primitives, africaines, parfois caverneuses.

De ces sonorités décalées, le second album You Matter en esquisse aussi. Le titre Aquarius – qui avait été joué pour la toute première fois en concert au Chorus – reprend le nom du bateau affrété pour le sauvetage de près de 30’000 migrants au large de la Méditérannée. Le titre évoque bien sûr les profondeurs marines où les cymbales résonnent. Autre création intéressante; le titre Parenthèse, illustre, lui, parfaitement bien la patte de Julie Campiche, à la fois dans la composition, mais aussi dans son interprétation. Cette richesse, le Quartet la doit à sa meneuse; elle se révèle depuis quelques années en compositrice d’un talent inestimable. « Il y a cinq ans, je ne me serais jamais vue en tant que compositrice, interprète. Et aujourd’hui, j’ai aussi envie de développer cette facette de ma personnalité artistique », explique-t-elle.

© leMultimedia.info / Oreste Di Cristino [Lausanne]

Ses talents de compositrice, arrangeuse

Depuis plus de deux ans, Julie Campiche se fait aussi connaître pour ses talents de compositrice et arrangeuse. En novembre 2019, elle est engagée pour assurer un arrangement entre un orchestre baroque en Allemagne et son Quartet, avant de participer – avec d’autres artistes issus de la HEMU – à la composition d’une bande musicale pour le spectacle “Body City”, élaboré dans le cadre des Jeux Olympiques de la Jeunesse de Lausanne tenus en janvier 2020. « Ce travail de composition se révèle vraiment complémentaire avec mon actualité de groupe, raconte-t-elle. La composition est une activité vraiment solitaire et elle me permet souvent de sortir du travail de management nécessaire à l’organisation du Quartet. » D’autant plus qu’à la composition, elle abandonne (quelques instants) sa harpe pour parfaire ses créations à la voix et au piano. « Dans ce registre, j’ai trop de réflexes digitaux sur la harpe. »

Toujours en 2020, la jeune femme avait, de plus, lancé le Julie Campiche Strings Project, dont les compositions sont évidemment signées, cette fois-ci, avec un savant mélange de jazz et de musique classique. Le contrebassiste Manu Hagmann avait, lui aussi, contribué au lancement de ce nouveau groupe avant d’être remplacé à partir au mois de novembre par un nouveau musicien titulaire danois, Jasper Hoiby – notamment passé par le Montreux Jazz Festival en 2011 avec son groupe Phronesis. Séverine Morfin au violon alto, Éric Longsworth au violoncelle et Christophe Calpini en as de l’électronique et des percussions sont venus compléter, plus tard, le groupe. Car le but du projet est aussi celui-ci: réunir des musiciens d’horizons fort différents.

Créez un site ou un blog sur WordPress.com