Nahed Basheer al-Baqer, nouvelle égérie des défenseurs de l’information

Le droit des journalistes dans le monde est encore en situation très précaire dans plusieurs régions du monde. En Afrique subsaharienne, comme au Soudan, les tirs de barrage contre l’information qui dérange sont monnaie courante. Et quand la journaliste est de sexe féminin, et qu’elle exerce dans un domaine considéré comme étant exclusivement réservé aux hommes, les peines sont multiples. Nahed Basheer al-Baqer, seule journaliste sportive féminine au Soudan, est devenue une icône.

Le voyage de Nahed Basheer al-Baqer au Qatar a été plus tourmenté que prévu. Brutalement opposée aux représentants de l’équipe nationale de football du Soudan, pays dont elle bénéficie de la nationalité, en pleine Coupe d’Arabie, la journaliste indépendante a été contrainte de plier bagage après une altercation qui aurait pu mal tourner. Les faits ont eu lieu le 3 décembre dernier au stade al-Markhiya de Doha. L’information avait été aussitôt révélée par l’Association internationale de la presse sportive (AIPS) quelques jours plus tard.

Journaliste sportive connue au Soudan (ce qui relève de l’exploit pour une femme dans le monde arabe), elle a été la cible d’une campagne de diffamation de la part de la Fédération nationale soudanaise et provisoirement écartée de la couverture de la compétition. Le motif? Elle avait divulgué une information de nature « à porter atteinte à l’intégrité nationale du Soudan », rapporte l’AIPS.

L’article en question a rapidement été identifié. Quelques jours plus tôt, la journaliste avait relaté, dans le média national Alfajar Alsudani, la nouvelle selon laquelle les autorités qataries avaient saisi une importante dose de cannabis (près de 50kg) dans les bagages des joueurs de l’équipe nationale du Soudan. Une information aussitôt contestée par les autorités sportives soudanaises qui s’en sont remises à la FIFA pour annuler l’accréditation de la journaliste. La requête a été rejetée par la Fédération internationale au principe de la liberté de la presse. Mais le précédent est gravé dans le marbre.

« Il y a très peu de journalistes femmes au Moyen-Orient qui se spécialisent dans le sport. On peut les compter sur les doigts d’une main »

Pauline Adès-Mevel, porte-parole de Reporters sans Frontières (RSF)
La Coupe d’Arabie 2021 a eu lieu au Qatar. Ici l’écriteau au devant du Khalifa International Stadium de Doha. © leMultimedia.info / Oreste Di Cristino [Doha]

Dans son dépôt de plainte en justice, Nahed Basheer al-Baqer a notamment évoqué des salves d’agressions verbales par plusieurs membres du staff technique de l’équipe, suivies d’une tentative d’agression physique portée à son encontre par l’un des attaquants de l’équipe nationale soudanaise, Mohamed Abdel-Rahman (28 ans). La sécurité du stade et quelques membres du comité d’organisation rattachés à la FIFA avaient dû intervenir pour éviter les affrontements. « Il est toujours important de noter que, dans ces situations-là, les agressions physiques ne tardent généralement pas à se manifester », prévient Pauline Adès-Mevel, porte-parole de l’organisation Reporters sans Frontières (RSF) qui a pris connaissance du cas.

Ce n’est pas la première fois que cette journaliste est visée par des agressions et des actes de discrimination. Le 28 décembre 2020, elle avait été insultée et violemment repoussée par un officier de police qui lui avait interdit l’entrée au stade Al-Hilal pour couvrir le match de championnat de première division entre les clubs d’Al-Hilal Omdurman et Hay Al-Arab. Un précédent qui faisait lui-même suite à un cas similaire advenu un mois plus tôt, le 30 novembre, lors d’un match de la CAF Champions League opposant Al-Hilal et les Vipers, club de Kampala, en Ouganda. Son accréditation, ainsi que sa carte de presse en règle, avaient été refusées pour une raison indéterminée. « Il y a très peu de journalistes femmes au Moyen-Orient qui se spécialisent dans le sport, lâche Pauline Adès-Mevel. On peut les compter sur les doigts d’une main. » Autrement dit, cette rareté place en permanence Nahed al-Baqer sur une dangereuse ligne de crête, où le risque de chute est conséquent.

Quelle est la place des journalistes au Soudan ?

« Cela dit, cette femme de nature courageuse et qui accomplit une mission rare dans la région paie sans doute aussi une double peine », précise la porte-parole de RSF. La situation de la presse au Soudan, de façon globale, n’est pas optimale si l’on se réfère aux indicateurs édictés par RSF. « Dans le pays, un homme aurait tout aussi bien pu subir le même sort s’il révélait des informations sensibles sur une organisation de portée nationale. » Pour étayer le propos, nous avons essayé en vain de contacter la journaliste en question. L’Union des journalistes sportifs du Soudan, qui aurait pu nous servir d’intermédiaire, n’a, elle non plus, toujours pas donné suite à nos sollicitations.

Plus globalement, l’ONG a placé ce pays en bordure de la mer Rouge sous sa loupe. Pour l’expliquer, plus d’une centaine d’arrestations de professionnels de l’information avait été recensée lors de l’incarcération de l’ancien président du Soudan Omar el-Bechir à Khartoum en avril 2019. Les services de renseignements étaient alors à la solde du pouvoir. Celui-ci se réservait d’ailleurs le droit de mettre au pas nombre de rédactions sous d’occultes motifs. Les perquisitions dans les rédactions et centres d’imprimerie étaient légion. « Aujourd’hui, sans détour, nous considérons le Soudan comme l’un des pays les plus hostiles aux journalistes, poursuit la porte-parole de l’ONG. La reconstruction du paysage médiatique prendra du temps, aussi parce qu’il devra s’opérer sur un champ de ruines. »

Le Soudan est un pays qui connaît une histoire contemporaine mouvementée. Depuis le début de la révolution en décembre 2018, et suite à deux coups d’Etat presque successifs (le dernier datant du 25 octobre dernier), la situation sécuritaire, le droit à l’information et les droits à la démocratie sont systématiquement mis à mal. Les arrestations arbitraires de militants, d’avocats et de simples manifestants dans les rues de Khartoum, Dongola ou Port-Soudan, aux quatre coins du pays, se poursuivent, provoquant une colère quasi unanime à l’international.

« Les caciques de l’ancien régime sont peut-être plus en sourdine aujourd’hui, mais le contrôle de l’information est bien réel »

Pauline Adès-Mevel, porte-parole de Reporters sans Frontières (RSF)

Les premiers soulèvements, pacifiques, remontent au 19 décembre 2018. La population, emmenée principalement par la jeunesse (plus de la moitié du pays a moins de 25 ans), descend dans les rues, monte sur le capot des voitures et proteste contre la montée de la vie chère. En cause, la grave crise économique provoquée par trente ans de pouvoir sous Omar el-Bechir, finalement renversé par l’armée et emprisonné après quatre mois de vives manifestations en avril 2019.

Parmi les manifestants figurent plusieurs femmes, dont Alaa Salah, rendue célèbre par un photographe qui avait capturé une scène d’elle, entièrement drapée de blanc alors qu’elle haranguait les foules juste avant le renversement du pouvoir el-Bechir. Cette jeune femme est devenue un symbole de l’exaspération du Soudan face à une succession de dirigeants hostiles à toute opposition unie et organisée.

De plus, le Soudan est aujourd’hui clairement divisé entre un sud chrétien et un nord musulman, et le pays est le théâtre d’affrontements ethniques qui alimentent, depuis près de vingt ans, une crise humanitaire désastreuse au Darfour, région de l’ouest du pays confinant au Tchad. Malgré cela, activistes, manifestants et démocrates continuent de se révolter, massés par millions dans les rues de la capitale et face aux tirs à balles réelles de la junte militaire. « Les caciques de l’ancien régime sont peut-être plus en sourdine aujourd’hui, mais le contrôle de l’information, notamment par la télévision publique soudanaise, est bien réel, alerte Pauline Adès-Mevel. Nous ne sommes vraiment pas à l’aube d’une presse libre et indépendante vers laquelle les femmes pourraient trouver emploi dans des postes de direction de médias. Elles y sont d’ailleurs largement sous-représentées dans la région. »

Recensées par RSF, plus d’une centaine d’arrestations de professionnels de l’information avait été recensée lors de l’incarcération de l’ancien président du Soudan Omar el-Bechir à Khartoum en avril 2019. © Ammar Abd Rabbo / Abaca Press

Le monde entier est concerné

Les conditions de journalistes femmes dans le monde inquiètent d’ailleurs à plus large échelle. Javier Luque, coordinateur au sein de l’International Press Institute (IPI), réseau global de la presse dans le monde, lance, lui aussi, un cri d’alarme. « La confiance envers les journalistes s’érode plus facilement là où les sociétés sont les plus polarisées. » Ce cri a d’ailleurs également été relayé par la division Paix et Droits de l’homme du Département fédéral des affaires étrangères (DFAE) en Suisse. « Si les rédactions ont une responsabilité à mettre en place des structures pour leurs reporters, les autorités politiques ont, elles aussi, le devoir de combattre les attaques qui se multiplient à l’égard des journalistes. » Peu importe où elles sont proférées.

Comprenez plutôt: ces attaques envers les journalistes de sexe féminin ne proviennent pas seulement de pays dits autocratiques ou mal-placés dans le classement de la liberté de la presse établi par RSF. Ces mises sous pression adviennent parfois dans des zones que l’on imagine pourtant difficilement être de non-droit. En France par exemple, quelques femmes qui avaient contribué à publier des révélations sur la crise des gilets jaunes avaient immédiatement fait l’objet de menaces de viols.

« La confiance envers les journalistes s’érode plus facilement là où les sociétés sont les plus polarisées »

Javier Luque, coordinateur au sein l’International Press Institute (IPI)

Ce fut le cas notamment d’une pigiste travaillant pour le compte de la Dépêche du Midi à Toulouse lors d’une manifestation le 13 janvier 2019. Le Secrétaire général de RSF avait rapidement lancé un cri d’alarme après la multiplication des menaces. « Cette façon de procéder n’est bien sûr pas nouvelle, assure de son côté la porte-parole de l’ONG. C’est sur ce terrain-là que l’on imagine les femmes plus susceptibles d’être intimidées. » Plusieurs études menées ces dernières années par Reporters Sans Frontières attestent de cas inquiétants sur les inégalités, parfois criardes, entre hommes et femmes qui se manifestent de manière à menacer, parfois, les valeurs démocratiques. Les cas d’emprisonnements de journalistes femmes pour diffamation présumée dans le monde a augmenté de 20% en un an, selon Pauline Adès-Mevel.

Apparaître de façon insistante dans les médias, prendre le pouvoir sur l’information, s’élever au rang de la connaissance est, pour beaucoup de femmes et notamment dans le cas de Nahed Basheer al-Baqer, une ambition décriée. Au Pakistan, certaines pasionarias de la cause féminine ont notamment connu ces dernières années des sorts souvent similaires; brûlées à l’acide dans l’espoir de voir leurs carrières brisées, elles ont choisi de combattre la cause jusqu’au bout. « Lutter est indispensable car si ces attaques aboutissent, non seulement les droits de la personne seront entamés, mais le droit à la liberté d’expression et le droit à l’information seront également attaqués », avise Javier Luque.

Les mesures d’aide pour les plaignantes et leur rédaction existent

A en croire les organisations spécialisées telles que Reporters sans Frontières, les mesures d’aides pour les femmes visées par des tentatives de déstabilisation se révèlent, pour la plupart, efficaces. Ces organisations ont pignon sur rue pour offrir le soutien souhaité lorsque des signalements sont portés à leur connaissance. Elles ont une capacité de plaidoyer devant les institutions internationales et font jurisprudence. « Ce ne sont pas des mesures étatiques régionales ou nationales qui peuvent aider dans ces cas-là, assure la porte-parole de RSF. Grâce aux ONG, la voix des victimes est portée au niveau multilatéral, là où l’impact est majeur. » Dans le cas de Nahed Basheer al-Baqer, aucun signalement n’a pour l’heure été adressé à Reporters sans Frontières. « Mais nos équipes sur place à Khartoum connaissent le cas, assure Pauline Adès-Mevel. En revanche, une autre équipe déployée, elle, au Qatar (à l’endroit même où la Coupe d’Arabie avait lieu) n’a pas eu vent de cette affaire. » L’organisation assure être en mesure de défendre la cause, mais elle n’est pas en situation de se saisir du cas sans signalement préalable porté par la journaliste elle-même. « La seule chose que nous craignons dans ces situations-là, c’est que la capacité de discernement des journalistes soit trompée et les mène à taire leur situation par crainte d’empirer leur cas. C’est cette réticence que nous cherchons à combattre. » Etre lanceur d’alerte, à l’image de Madame al-Baqer, est donc en soi une grande marque de courage.

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