Entre Gaza et la Cisjordanie, dans la peau de réalisateurs palestiniens

Ils ne vivent pas dans la revendication perpétuelle. Mais ils souhaitent que leur territoire et leur histoire ne restent pas dans l’ombre. Les hommes et femmes de culture basés soit à Gaza, soit en Cisjordanie, luttent pour la reconnaissance d’une identité culturelle palestinienne. Et dans un monde où tout est plus relatif qu’ailleurs, rien n’est moins simple.

Ahmed a 17 ans. À cet âge-ci, encore considéré comme un enfant, il découvre la France. Pour son tout premier déplacement à l’étranger, il ressent le poids du voyage, la dureté physique et émotionnelle de quitter pour quelques temps ses terres, son domicile et son quotidien.

Ahmed est un jeune homme de caractère, membre de l’équipe de football de Gaza pour amputés. À l’occasion de rencontres sportives, culturelles et solidaires entre son équipe et l’équipe française de football pour amputés, il perçoit le monde de dehors, tel qu’il ne se l’imaginait sans doute pas. Le monde de dehors, c’est celui qui vit derrière les murs de la bande. Car, comme il le soutient, à Gaza, les murs et les frontières sont partout, omniprésentes.

Iyad Alasttal a lui aussi parcouru le chemin vers l’Europe avec Ahmed et ses coéquipiers. Cinéaste et réalisateur passionné, il n’a rien manqué de ce moment particulier. Il a filmé ces jeunes champions juste avant leur départ, puis pendant l’entier de leur séjour en France. Le résultat tient en 36 minutes de film documentaire dans lequel il s’est assuré, par pure conviction, de promouvoir le bonheur et le sentiment patriotique prononcé de ces jeunes gens, blessés et meurtris chez eux par les bombardement et mines antipersonnel. Les voir se divertir à travers le sport et pratiquer le football, si populaire, n’est pas qu’un message cinématographique, assure-t-il. C’est avant tout un message d’espoir vis-à-vis de leur terre d’origine.

« Aujourd’hui, quand on parle de la Palestine, on en parle seulement quand il y a de la souffrance et du malheur. On ne montre jamais la bienveillance du lieu »

Iyad Alasttal, réalisateur de “Gaza, balle au pied” (2021)

« Aujourd’hui, quand on parle de la Palestine, on en parle seulement quand il y a de la souffrance et du malheur. On ne montre jamais la bienveillance du lieu », explique le réalisateur qui ressort d’une tournée dans toute la France. « Je sais la vie quotidienne à Gaza. L’occupation et le côté dramatique est une réalité qu’on ne peut pas ignorer. On doit en parler parce que la sauvagerie doit être dénoncée. Mais cela ne doit pas occulter le bonheur des gens sur place. La vie quotidienne suit un cours normal en Palestine aussi. »

Gaza est un territoire qui n’a, en réalité, jamais vraiment connu l’ordre et la paix. Mais c’est une terre bien vivante. Elle est composée de personnes, hommes et femmes, qui vivent, comme chaque individu sur terre, dans une certaine normalité, vivent leurs rêves ou alors idéalisent leur vie, profitent de la mer et du beau temps et reconnaissent l’odeur rassurante de leur ville. Le montrer par l’image n’a, de fait, rien d’anodin tant les obus et autres armes à sous-munitions occupent de l’espace dans l’imaginaire commun. C’est pourquoi Martigues Palestine et l’Union juive de France pour la paix ont accordé leur violon pour aider à la réalisation du documentaire “Gaza, balle au pied” présenté dans tout l’Hexagone en 2021. Celui-ci parle de sport, mais il parle surtout d’autre chose.

Kamal Aljafari ne fait pas du cinéma explicatif: « Pour parvenir à faire de l’art, il est certain que nous devions garder, en nous et dans nos films, une part de mystère. » © leMultimedia.info / Oreste Di Cristino [Genève]

Profiter de la vie, sans oublier la guerre

« Ceux qui n’ont jamais vu Gaza, l’imaginent comme une zone de ruines et des villes désertiques. Or cette impression est largement surjouée », confie Iyad Alasttal. Selon lui, il ne manque à la région qu’une belle image d’Épinal. Sur place, les gens travaillent, et pour certains font du sport. Le football y est d’ailleurs ancré depuis longtemps dans le pays. Il existait une équipe nationale en Palestine bien avant 1948, reconnue par la FIFA. Ce que beaucoup tendent à ignorer (naïvement). En parallèle, la fédération palestinienne a même mis sur pied, en décembre 2021, une équipe nationale pour footballeurs amputés parrainée par le Comité international de la Croix-Rouge. Sur le territoire de la bande, on estime pas moins de 80 jeunes joueurs répartis en cinq clubs. La grande majorité d’entre eux ont par ailleurs retrouvé le sourire sur le terrain, munis pour certains de béquilles, après avoir été victimes collatérales de conflits armés dans la région.

Le handisport est, à Gaza, aussi une manière d’intégrer les personnes parmi les plus traumatisées, blessées, meurtries de la société palestinienne. Il s’agit d’un loisir qui revêt toutefois un rôle de symbole: la vie, le sport et la culture dans la région sont bien vivantes. « Mon documentaire, qui met en avant ces jeunes gens qui pratiquent le football à leur manière, est tourné dans ce sens. Toutes les personnes qui ont eu la chance de quitter le pays pour jouer en France ont ressenti le devoir de faire apparaître leur pays joyeux et bienveillant. Ces jeunes, comme tous les Gazaouis, sont attachés à leur origines. Et ils en sont fiers. »

« Partir à l’étranger, ce ne sont pas des vacances. C’est un devoir d’ambassadeur »

Iyad Alasttal, réalisateur de “Gaza, balle au pied” (2021)

Comprenez, chaque Palestinien qui cueille l’occasion de sortir de Gaza est naturellement considéré comme un ambassadeur. « Ils doivent témoigner et faire parler de la vie quotidienne de leur pays. Ce ne sont pas que des vacances, c’est une responsabilité envers tous. C’est un devoir de profiter de cette chance de pouvoir parler au nom de la population de Gaza », poursuit le réalisateur. « Et c’est probablement pareil pour les personnes de Cisjordanie. »

Et de fait, la réalité est visiblement la même, quelque 200 kilomètres plus au Nord. Même s’il n’existe aucun moyen réel de joindre la bande de Gaza à la Cisjordanie, les natifs de ces deux territoires palestiniens partagent un même engagement. Les Cisjordaniens, comme les Gazaouis, profitent de chaque occasion pour raconter la dignité de la Palestine.

Une résistance culturelle silencieuse

Poser pied sur l’Esplanade des Mosquées de Jérusalem a longtemps eu valeur de symbole. Cette terre est sacrée. Lorsqu’Ariel Sharon, chef du Likoud, parti à tendance nationale-libérale israélien, eut foulé le parvis de cette esplanade le 28 septembre 2000, il mit irrémédiablement à terre plusieurs mois de négociations d’un processus d’acceptation entre Israël et la Palestine, d’un État palestinien. C’est à cet instant que prit vie les événements de la Seconde Intifada.

Les heurts qui agitent les territoires occupés de Cisjordanie, entre Bethléem et Jérusalem, ressentis jusque dans la bande de Gaza, trahissent tout espoir d’apaisement entre deux peuples historiquement rivaux. Mais derrière la résistance politique, et au-delà des terrains sportifs, vit également une résilience culturelle profonde. Plusieurs réalisateurs palestiniens, dont Iyad Alasttal, mais aussi Kamal Aljafari ou Ibrahim Handal (parmi ceux que nous avons pu approcher) ne l’ont jamais oublié. Beaucoup sont ceux qui défendent leurs valeurs, leur identité et leur patrimoine sans ne jamais avoir levé les armes une seule fois.

Ces femmes et ces hommes, à tous égards si particuliers, balancent leur talent artistique au lance-pierre à ceux qui leur nient l’intégrité culturelle. Car derrière les affrontements armés, les belligérants se livrent, au fond, à des projets politiques bien divers. Projets qui renflouent parfois de part et d’autre une tendance à la colonisation de territoires revendiqués par les deux parties. Et il est si difficile de comprendre la colonisation contemporaine sans tisser un lien de causalité entre la barbarie armée, mue par l’animalité des assaillants, et la conviction de non-culture de ses victimes.

Prétendre que la culture palestinienne ne soit, au final, qu’une énorme vacuité – qui ne lierait aucun Palestinien par un lien d’appartenance à un même peuple – est le pire cauchemar que l’on puisse faire vivre aux artistes de ces territoires, à Gaza comme en Cisjordanie. C’est pourquoi une grande sélection de réalisateurs s’active pour faire vivre le cinéma palestinien en dehors des terres de l’État, en Europe, aux Amériques et au Moyen-Orient. Ces tournées des festivals leur permettent d’une part de confirmer au grand public le cinéma palestinien. Mais ils leur assurent souvent aussi l’occasion d’échanger entre pairs, Gazouis et Cisjordaniens. Et ces rencontres ne sont jamais banales.

Kamal Aljafari est né à al-Ramla en 1972 et a grandi à Jaffa, ville d’origine de sa mère. © leMultimedia.info / Oreste Di Cristino [Genève]

Le cinéma palestinien à la lisière entre la fiction et la réalité

Kamal Aljafari et Ibrahim Handal font partie de ces réalisateurs qui mettent leur imagination et leur talent au service de la cause. Ils ne sont pas de la même génération et n’ont pas la même notoriété auprès du métier. Kamal Aljafari est né à al-Ramla en 1972 et a grandi à Jaffa, ville d’origine de sa mère. Ibrahim Handal, quant à lui, est né en 1995 à Bethléem et n’a jamais quitté sa ville.

Kamal, à 50 ans, a bonne réputation dans le milieu. Il a bâti son succès entre l’Europe et les États-Unis. Son travail a été présenté dans le monde entier lors de festivals de cinéma. Ses films ont notamment été sélectionnés à la Berlinale, à Locarno, à la Viennale, à Rotterdam, et dans des musées tels que le MoMA et la Tate Modern. Passé par l’Académie des arts médiatiques de Cologne, il a également enseigné la réalisation à New-York et été maître de conférences à la Deutsche Film und Fernsehakademie de Berlin, où il vit actuellement.

Son dernier film, An Unusual Summer, qui réutilise – ni plus, ni moins, les derniers enregistrements contenus dans la vieille caméra de surveillance de son père placée devant le parking de leur domicile familial, constitue une véritable œuvre de mémoire et agit comme témoin de l’évolution de la vie en Palestine. Ce film balance entre évidences et messages cachés et témoigne subtilement de comment son habitat a changé en quelques années. À travers les images, il y a ce que l’on voit et ce que l’on devine. Et ce que l’on devine est bien plus parlant que le reste. « Pour parvenir à faire de l’art, il est certain que nous devions garder, en nous et dans nos films, une part de mystère, explique-t-il. Je ne crois pas au cinéma qui serait purement explicatif. »

« Les images ne sont pas authentiques mais dieu qu’elles sont réalistes et vraies »

Ibrahim Handal, réalisateur du court-métrage “Bethleem 2001” (2020)

Le cinéma, tel qu’il est conçu par Kamal, est « un instrument de poésie avec lequel nous exprimons un certain état d’esprit, le mien mais aussi celui des Palestiniens. » La frontière entre la fiction et la réalité n’en est ainsi jamais vraiment définie.

Cela est d’autant plus vrai à constater dans le court-métrage “Bethleem 2001”, le troisième d’Ibrahim Handal. Dans sa pellicule, il évoque, à 26 ans, ses souvenirs d’enfance liés à l’invasion militaire et au siège de Bethléem qui a duré 40 jours lors de la Seconde Intifada. Avec des images reconstituées, il essaie de comprendre comment ses parents l’ont guidé dans ces moments difficiles.

« Chaque film est personnel et je crois au cinéma comme façon de s’exprimer profondément »

Kamal Aljafari, réalisateur de “An Unusual Summer” (2020)

« Les images ne sont pas authentiques mais dieu qu’elles sont réalistes et vraies, explique-t-il. Les sentiments que l’on ressent derrière les images sont si vives et si justes que cela ressemble à la réalité. Finalement, le seul filon ajouté n’est que le caractère poétique du film, qui a été expressément tricoté pour le film. » L’histoire qu’il raconte n’est pas la sienne. Mais elle aurait pu l’être. Encore aujourd’hui, les personnes de la même génération d’Ibrahim, autrefois enfants au moment du soulèvement, n’ont jamais vraiment pris la parole

Le fait est que l’on ne peut pas présenter la réalité vraie dans son plus fin détail en 15 minutes. Certains éléments frisent donc davantage avec le fictionnel. « Ce fictionnel, il faut par contre l’optimiser et faire en sorte qu’il soit une valeur ajoutée au service de la vérité », explique Ibrahim. « Et puis, au final, la balance entre la fiction et la réalité n’est jamais calculée », poursuit, à son tour Kamal Aljafari. « Ce lissage entre les deux se dessine toujours de manière organique. C’est aussi la manière dont j’ai envie de faire des films. Chaque film est personnel et je crois au cinéma comme façon de s’exprimer profondément. »

Répandre une justice cinématographique

Aspirer à être reconnu en tant qu’artiste, homme ou en tant citoyen est un droit que Kamal, Ibrahim et Iyad ne perdent jamais de vue. Pour se défendre de l’oubli, ils n’hésitent jamais à entamer le dialogue avec leurs pairs, à l’intérieur et à l’extérieur des frontières de leur État. Finalement, c’est en travaillant sur l’évolution de la culture palestinienne, en développant son art, que ces réalisateurs sont en mesure d’apparaître de façon plus naturelle au monde. « Je ne fais pas de films politiques mais, indubitablement, mes films traitent d’une situation réelle qui concerne plusieurs millions de personnes dans une certaine région du monde. Il n’est pas innocent, loin de là », confie Kamal Aljafari.

Le but d’ailleurs n’est pas de toucher un public intéressé par les affaires politiques de la région. Il n’appelle pas à prendre parti dans un conflit dont l’histoire et longue. Il souhaite en revanche convier les amateurs d’art vers une autre dimension, vers une autre façon de faire le cinéma. C’est de cette façon que ces réalisateurs nomment la justice cinématographique.

Les Palestiniens ont leur propre patte artistique, ils développent une forme de cinéma particulière à leur région. La reconnaître, selon Kamal, c’est reconnaître l’existence culturelle de la Palestine. « L’esthétique de l’autofocus par exemple, guidée par ce sentiment d’être un fantôme dans mon propre pays, est une touche toute personnelle que beaucoup finissent par revendiquer dans leur film. »

« Un film peut transmettre des émotions sans son, sans sous-titres, donc sans béquilles auditives »

Ibrahim Handal, réalisateur de “Bethleem 2001” (2020)

Par ailleurs, à l’image de Kamal et Ibrahim, leurs films ne se fondent sur aucun scénario et sont construits sur des dialogues très réservés, voire inexistants. Tout est alors fondé sur – ce qu’ils nomment – l’expérience visuelle symphonique. « Selon moi un film peut transmettre des émotions sans son, sans sous-titres, donc sans béquilles auditives, assure Ibrahim. Les images doivent être fortes et puissantes. C’est mon approche en tant que cinématographe. Et c’est sans doute ce qui me distingue du pur réalisateur. »

Kamal Aljafari et Ibrahim Handal parlent à l’unisson. Alors qu’ils s’étaient un jour rencontrés à Cannes, en 2018, ils se sont salués fraternellement. Ils ne s’étaient pas parlé longuement. Mais de retour en Palestine, ces deux hommes ont définitivement lié une relation d’amitié. Une amitié d’ambassadeurs, clef d’une réussite pour la reconnaissance de l’identité culturelle palestinienne.

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