Pourquoi l’Afrique du Sud se rapproche-t-elle toujours plus de l’Europe?

L’Afrique du Sud est un pays de l’hémisphère sud géographique, mais du nord par l’esprit. Comment souhaitent-ils se rapprocher du Vieux Continent ? On fait le point en prenant un détour révélateur par le monde du rugby. Depuis 2021, une première ligne de cordée est tissée entre Durban, Genève et l’Europe.

L’Afrique du Sud est (actuellement) barricadée, malgré elle. Elle l’était en tout cas au 1er décembre. Les liaisons, jugées dangereuses, entre le pays et plusieurs pays de l’hémisphère nord ont été interrompues fin novembre après la détection du variant Omicron du coronavirus, précisément pour des raisons sanitaires. Mais le problème n’est-il pas plus profond ?

Plusieurs pays d’Afrique australe, généralement impactés par la suppression des connexions avec l’hémisphère nord, jugent les mesures excessives. Si le Président sud-africain Cyril Ramaphosa, prudent, multiplie les appels à la levée des barrières, d’autres trouvent aussi l’occasion de réitérer tout le mépris que certaines personnes, au sud, ressentent pour un monde qu’ils jugent toujours plus divisé. Lazarus Chakwera, le Président du Malawi, s’est même risqué à une considération extrême; voilà, selon lui, la preuve supplémentaire que l’Europe – en premier lieu – est “afrophobe”, préférant la stigmatisation au remerciements. Les scientifiques d’Afrique du sud sont effectivement les premiers à avoir identifié le nouveau mutant.

Plus au nord, l’Angola est le seul pays du continent à avoir choisi de casser les liaisons aériennes avec le sud. Une prise de position qui n’a, à son tour, pas plu au ministre des affaires étrangères du Botswana. Lemogang Kwape souhaite éviter de “géopolitiser” le virus et a appelé à une “solidarité” régionale. Voici donc, encore une fois, un appel à se réunir pour monter au front quelques mois seulement après que plusieurs pays africains aient milité, ensemble mais en vain, en faveur de la levée des brevets pour la production des vaccins.

Bref, nous savions l’opposition et la fracture entre le nord et le sud vives sur tous les plans possibles: climatique, politique, sanitaire ou encore sportif. Mais les crevasses, déjà fort visibles en surface, se cristallisent dans la profondeur. En parallèle, pourtant, certaines mains sont tendues pour apaiser les relations; l’Afrique du Sud s’y engage sur des terrains habituellement peu politiques en apparence, mais qui pourraient changer certaines mentalités.

L’alliance Sanzaar en danger

Pretoria est vraisemblablement réticent à s’opposer avec trop de véhémence à une sphère – européenne – à laquelle elle s’identifie sans doute un peu (trop). Prenons le détour du rugby; l’Afrique du Sud, sacrée trois fois championne du monde et détentrice du titre jusqu’à la prochaine édition de la Coupe du monde organisée en France en 2023, est un pays qui compte dans ce macrocosme pas très éloigné de la sphère politique.

Actuellement, les Spingboks (surnom historique de l’équipe nationale) figurent dans une alliance des nations communément réduite à l’acronyme Sanzaar. Cette réunion des nations du rugby de l’hémisphère sud inclut, outre l’Afrique du Sud, la Nouvelle-Zélande, l’Australie et, depuis 2016, aussi l’Argentine. Sa création remonte à 1996, à une époque où le rugby était au début de sa professionnalisation; cette réunion du tri-nations était révolutionnaire à l’instant où la Nouvelle-Zélande (1987), l’Australie (1991), puis l’Afrique du Sud sous l’ère Nelson Mandela (1995) avaient chacune remporté une édition de la Coupe du monde. Depuis quelques années pourtant, les temps semblent avoir changé.

« Chaque dispute entre nous ne témoigne pas d’un profond désaccord. »

Mark Alexander, chef de la Fédération sud-africaine de rugby à propos de l’alliance Sanzaar

Ces dix dernières années, les rapports de force changent et, avec eux, les mentalités et les ambitions. L’alliance Sanzaar est constamment remise en question, quoique toujours soutenue par les pays d’Océanie. Soupçonnée de se rapprocher toujours plus de l’organisation des Six Nations (qui regroupe six pays européens du rugby), l’Afrique du Sud est, de fait, souvent appelée à calmer le jeu auprès de ses actuels partenaires de l’alliance. « Chaque dispute entre nous ne témoigne pas d’un profond désaccord. Nous avons de plus grands combats à mener ensemble dans la salle des conseils », assurait en août 2021 le patron du rugby sud-africain Mark Alexander.

Quatre clubs de rugby d’Afrique du Sud viseront un titre européen en 2022

Mais ne soyons pas dupes; l’alliance est plus sujette à la rupture qu’à la fortification. Depuis le début de la crise du Covid-19, plusieurs signes trahissent les volontés de la fédération sud-africaine. Dès la saison prochaine, un grand pas supplémentaire sera réalisé dans la direction du nord alors que quatre équipes sud-africaines s’en iront rejoindre l’United Rugby Championship (URC) dès 2022. L’URC est, à proprement parler, un nouveau championnat (anciennement celte) qui met actuellement en compétition 14 équipes dont le noyau central provient essentiellement du continent européen.

Parmi les newcomers, figurent les Stormers, les Lions, les Bulls et – surtout – les Sharks. Comprenez, les Sharks, basés à Durban, sont à ce jour la deuxième plus grande marque du rugby mondial derrière le Stade Toulousain. Leur résonance est mondiale et le club emploie des joueurs qui ont, à titre personnel, un impact colossal sur les réseaux sociaux et sur leurs communautés respectives dans le pays. Leur influence dépasse de loin le cadre du rugby et de l’Afrique du Sud. Et ces individualités seront basées en Europe des mois durant pour la compétition, tissant donc des liens indéfectibles avec le Vieux Continent. Ils y ont même trouvé un camp de base qui les accueille à la demande. Ce camp sera à Genève, après avoir passé une relation de partenariat avec le Servette Rugby Club.

Un sport sans frontières

Servette, un autre club qui porte également le regard au-delà de son propre pays, s’identifie particulièrement au club de Durban. Les possibilités sont aussi nombreuses pour le club de Genève. « Cette révolution représente un énorme potentiel de développement pour l’Europe aussi, nous assure le Président du SRC Alain Studer. Pour le club de Servette, pour la Genève internationale et pour la Suisse, c’est une opportunité importante de créer de nouveaux réseaux. Je suis pour le sport sans frontières et favoriser la mixité entre les différentes cultures. Le rugby est aussi l’un des meilleurs moyens de le faire. »

Densifier l’Académie servettienne, une priorité

Le partenariat entre le SRC et les Sharks a été officialisé lors d’une conférence de presse à Genève le 22 novembre dernier. Selon le communiqué servettien, le rapprochement entre les deux clubs aura pour objectif de développer le rugby en Suisse. Comment? le Président des Grenat, Alain Studer l’explique simplement.

« Pour chaque club de rugby, et donc aussi pour Servette, la formation des jeunes est très importante. Mais parfois, pour attirer des jeunes, il faut savoir aussi attirer des stars. » Les stars, comme il les nomme, étaient ainsi nombreuses à avoir fait le déplacement à Genève fin novembre; le capitaine des Springboks Siya Kolisi et ses coéquipiers aux Sharks Lukhanyo Am, Jaden Hendrikse, Sikhumbuzo Notshe, Jon-Paul Pietersen et Tendai Mtawarira ont d’abord assisté à la victoire de Servette face à l’US Montmélian (33-18) au Centre sportif des Cherpines avant de participer aux entraînements des équipes U16 et U18.

Les réunions de travail entre les deux clubs tenus tout au long du séjour ont aussi servi à jeter les bases d’une étroite collaboration. Pour le club genevois, la stratégie est d’ailleurs posée. « Au niveau du rugby à Genève, c’est aussi l’opportunité de toucher l’ensemble de ces passionnés de rugby que nous ne pouvons pas atteindre par les canaux traditionnels, assure toujours Alain Studer. Je pense aux expatriés présents dans notre ville. »

« C’est la voix de ces grands champions qui permet aussi de faire infuser auprès des jeunes que le rugby est aussi un sport éducatif. Une partie de la jeunesse à Genève ne pratique pas d’activité sportive. C’est aussi notre rôle de nous présenter à elle, tout en insistant sur le vecteur éducatif que le rugby renferme. »

Eduard Coetzee, CEO des Sharks de Durban, considère l’arrivée de clubs sudafricains dans les championnats européens comme une pure révolution. © leMultimedia.info / Oreste Di Cristino [Genève]

« C’est une révolution, et c’est une excellente révolution – poursuit à ses côtés Eduard Coetzee, ancien joueur international sud-africain et CEO des Sharks. Il y a, pour nous, plein de raisons qui nous poussent à investir notre rugby dans le nord. » Parmi elles ? peut-être la plus évidente: le décalage horaire.

Engagée dans le Rugby Championship – tournoi mis en place dans le cadre de l’alliance Sanzaar –, l’Afrique du Sud paie depuis plusieurs années un lourd tribut en énergie dans les rencontres qu’elle honore à Gold Coast, Townsville et Brisbane. Sans parler encore d’Auckland, Wellington ou encore Buenos Aires. « Voyager en Nouvelle-Zélande ou, à contrario, en Argentine, cela demande une adaptation des corps beaucoup plus élevée. En Europe, c’est évidemment plus facile. »

C’est donc avec cet argument de poids qu’Eduard a réussi à embarquer son board et ses joueurs dans ce projet fou. « Lors des quatre premières semaines de notre championnat URC, 14 joueurs de notre contingent étaient absents parce qu’ils étaient investis par l’équipe nationale. Et les voyages en Océanie, puis le retour au Royaume-Uni en période de Covid, n’étaient pas un parcours de santé. On ne peut pas continuer comme ça longtemps. »

L’Afrique du Sud prête à rejoindre le Tournoi des Six Nations ?

Dans son raisonnement, l’objectif principal de M. Coetzee est clair. Il ne le dira pas de lui-même mais ne se résigne pas non plus à éviter d’aborder le sujet: à terme, l’Afrique du Sud pourrait rejoindre le Tournoi des Six Nations. Mais le dire trop fort, c’est aussi risquer de pourfendre une relation difficile avec les partenaires actuels de l’autre hémisphère. « Pour nous, c’est important de changer d’époque et d’engager une transition entre l’hémisphère sud et l’hémisphère nord, lâche à notre micro le patron des Sharks. Nous avons engagé ce changement au niveau des clubs et je pense que dans quelques années, une ou deux, peut-être plus, nous le ferons au niveau de l’équipe nationale. »

Puis il poursuit: « Pour un club comme les Sharks qui emploient douze joueurs évoluant avec les Springboks, les transitions fréquentes entre les deux hémisphères nous causent un certain préjudice sportif. » Ce qui se comprend. Mais pourquoi alors une telle précipitation ?

Parce que la place européenne est une place d’influence et de puissance, diraient-ils. Et ça, l’Afrique du Sud n’a historiquement jamais souhaité le nier ouvertement. Ce rapprochement entre l’Europe et le pays trouve d’ailleurs ses racines dans le processus de paix entamé dans les années 1990, à la fin de l’Apartheid et sous la Présidence de Frederik de Klerk, décédé le 11 novembre dernier.

« Le projet de développement sud-africain passe par l’Europe. »

Eduard Coetzee, CEO des Sharks de Durban

Sauf que, bon, l’Europe et l’organisation des Six Nations – qui a par ailleurs toujours souhaité faire de la compétition la plus sélective possible – ont aussi leur mot à dire sur ces spéculations qui trainent depuis de longues années maintenant. Et des dernières discussions volées par-ci, par-là, la tendance n’est pas (encore) vraiment à l’inclusion des Spingboks dans un éventuel VII Nations. Pas de quoi décourager Eduard Coetzee : « Pour les joueurs de l’équipe nationale, ce serait une opportunité de progresser dans une région où le rugby est central. Le projet de développement sud-africain passe par l’Europe », se convainc-t-il.

Qu’en pensent les joueurs ?

Les joueurs, quant à eux, sont plus réservés. Mais les ambitions restent les mêmes. Pour comprendre l’état des choses, il faut remonter à 2019. L’Afrique du Sud est sacrée, au Japon, championne du monde en battant l’Angleterre 32-12 au terme d’un match sensationnel. L’Angleterre est actuellement, et historiquement, la nation européenne la plus redoutable sur le plan rugbystique. Quatre fois finaliste de la Coupe du monde, championne en 2003, elle est aussi le maillon fort de la chaîne de progression du rugby au niveau mondial et s’impose, toujours plus, comme l’équipe référence de ce sport. Les All Blacks (Nouvelle-Zélande), trois fois champions du monde, la combattent pourtant encore dans ce rôle symbolique.

Mais les temps changent. Battue par la France en match amical, encaissant au passage plus de 40 points, la Nouvelle-Zélande montre des signes de fébrilité toujours plus importants en 2021, même si elle est devenue la seule équipe nationale au monde à avoir passé la barre symbolique des 100 essais inscrits sur une année civile. Pour les Springboks, qui souhaitent défendre leur titre lors du Mondial 2023 en France, l’Europe devient ainsi une place incontournable pour le développement de leur rugby. « Le plus important est de savoir s’adapter aux conditions et de préparer la prochaine Coupe du monde du mieux possible, nous assure Lukhanyo Am (27 ans), centre des Springboks. Et nous pensons qu’en Europe, nous sommes définitivement dans la bonne région, au bon endroit. »

« Nous sommes champions du monde et cela implique qu’il faut savoir agir en champion du monde dans certaines circonstances, poursuit-il. Cela passe aussi par prendre les bonnes décisions au bon moment. » Autrement dit, s’il faut trahir une alliance au sud et se rapprocher du nord pour parvenir à progresser, il faut en avoir le courage. L’Afrique du Sud semble donc en faire preuve. Elle sait surtout où elle souhaite atterrir dans le futur, une fois les barrières aériennes levées.

« Nous vivons un moment très excitant du rugby mondial »: Lukhanyo Am

« Il faut dire que nous vivons à un moment très excitant du rugby mondial, entonne le champion du monde Lukhanyo Am. Le Top 6 ou Top 8 dans le monde s’équilibre tellement en termes de niveau que chacune de ces équipes peut surprendre les autres. On parle d’hémisphère nord et d’hémisphère sud, mais toutes les équipes se valent désormais. Le test de préparation ne se mesure plus au match qui nous oppose aux champions du monde ou aux All Blacks, mais à notre capacité à démontrer une constance dans nos résultats là où les meilleures équipes sont concentrées. »

Disons encore qu’en vue du Mondial 2023, l’Afrique du Sud semble devoir encore ajuster quelques détails dans ses réglages. « Il nous faut prendre les choses une par une et voir ce qui nous entoure sur le moment. Il est certain qu’en 2022 des plans de jeu et des structures d’entraînement seront réfléchis pour monter en puissance en vue de notre voyage en France. Nous y arriverons en tant que détenteurs du titre. Ce sera excitant mais il y a encore un long chemin à parcourir d’ici là. »

Les champions du monde Siya Kolisi (à gauche) et Lukhanyo Am prépareront la défense de leur titre en grande partie en Europe. La prochaine Coupe du Monde aura lieu en France en 2023. © leMultimedia.info / Oreste Di Cristino [Genève]

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