Oui, tout va bien pour Kelley Kali (merci!)

Grâce à son nouveau long-métrage “I’m Fine (Thanks for Asking)” tourné en pleine pandémie, à l’été 2020, la réalisatrice (et anthropologue) Kelley Kali s’est attaquée aux maux chroniques et répandus de la société moderne: la précarité et le sans-abris. Entièrement tourné chez elle, dans le quartier de Pacoima à Los Angeles à un moment où pavaner dans les rues était défendu, elle a cousu main tout le crédit d’un film de qualité malgré un budget et des ressources particulièrement limités. Le film est apparu au sein de la sélection du 27e GIFF en novembre.

Les perspectives ouvertes par la crise sanitaire dans le courant des deux dernières années sont tantôt prodigieuses, tantôt sombres de désespoir. De cette poignée d’artistes qui a vu sa carrière soudainement exploser, de cette autre qui a vu la sienne foulée au pied; de ceux qui ont cahoté sur les routes non pavées de Puerto San Carlos par curiosité, de ces autres qui l’ont fait par dépit; de ces insouciants qui n’ont prêté à la voix des autorités sanitaires qu’une valeur testimoniale, de ces autres qui s’y sont trop laissés submerger; de ceux qui ont voué à la connaissance et au respect de vains mots, à ces autres pour qui ils étaient consacrés; de ceux qui ont glissé sous le vent de la liberté, de ceux qui ne se sont pas laissés embrigader; de ceux qui se sont fait acteurs de leur destin, de ces autres qui ont été réduits au strapontin de spectateur, le creusement du fossé entre les plus fortunés et les moins favorisés fut aussi brutal que le permettent les usages.

De peur et d’ignorance parfois, la société s’est polarisée et, au langage plus policé, s’est soudain imposé le franc-parler. L’humain, dans sa globalité, préfère avancer toujours plus en ordre dispersé, les groupes se réduisant, ici et là, à quelques proches disparates. Les rumeurs bruissent tandis que les théories en tous genres grenouillent dans les clubs, les bars et les foyers. Pourtant, l’être humain dans son ensemble ne fait toujours qu’un dans un monde en parfaite décrépitude: mais l’infusion est lente auprès de la majorité.

Parmi elle, néanmoins, certains tentent – à coups de courts- et longs-métrages à la communication soigneusement pesée, autrement plus efficaces que de creux discours – de la rassembler. Quoique chercher à retrouver les rails classiques des relations humaines n’a jamais été chose aisée; la réalisatrice Kelley Kali s’est tout de même prêtée à l’exercice. Et ça ne date pas d’hier.

Kelley Kali, fusionnelle dans la relation mère-fille avec Wes Moss

Ayant perdu son appartement lors de la crise du Covid-19, Danny (interprétée par Kelley Kali) parcourt en patins à roulettes un quartier de HLM, de fast-foods et de maisons de banlieue en essayant de rassembler les fonds nécessaires pour payer le loyer et la caution d’un nouvel appartement. Une visite à son éventuel propriétaire lui laisse jusqu’à la fin de la journée pour obtenir les 200 dollars qu’il lui manque.

Danny esquive également la situation difficile dans laquelle elle et sa fille Wes (Wesley Moss) se trouvent. Elle est évasive avec ses amis et assure à son enfant que la tente qu’ils ont plantée aux abords de Pacoima (Los Angeles) n’est en réalité qu’une “chouette” expérience de camping qui s’éternise. Après tout, Wes aimait camper avec son père, alors où est le problème ?

Du “stimulus check” à la nomination au 27e GIFF

Son dernier film “I’m Fine (Thanks for Asking)” est avant tout né d’une situation plus qu’inhabituelle. Paru au mois de mars 2021, le film a avant tout été financé en petite pompe par quelques chèques de subvention que le gouvernement américain accordait aux ménages du pays. Ces “stimulus checks”, comme ils étaient dénommés, visaient plus précisément à perfuser une économie sinistrée par plusieurs jours de confinement strict. Somme dérisoire pour financer un film à ambition, ces 1’400 dollars accordés tel un coup d’épaule aux jeunes et petits entrepreneurs ont toutefois permis de payer le matériel de base pour un tournage à la sauvage dans les rues désertes de la métropole.

Le casting, lui, a été simple à former; la jeune réalisatrice de 32 ans s’est aisément entourée de ses proches amis et connaissances, dont la plupart appartiennent à la même promotion de l’Université de Californie du Sud (USC). Parmi eux, sa coréalisatrice Angelique Molina et son codirecteur Deon Cole. « Comprenez, j’ai eu l’idée du film en juillet 2020 et deux semaines plus tard, nous étions déjà en train de tourner, explique Kelley Kali, assise à une table à l’étage de la vaste maison communale de Plainpalais, à Genève. Nous ne pouvions organiser de casting pour les raisons sanitaires évidentes. Alors, nous avons tous mis la main à la pâte et assumé un rôle dans notre propre film, même si tout le monde n’a pas apprécié. »

« Nous avons mis toute notre énergie dans le film et avons travaillé de façon spectaculairement rapide. »

Kelley Kali, co-réalisatrice de “I’m Fine (Thanks for Asking)” (2021)

La création a néanmoins rapidement emballé la critique. Le film a reçu le prix spécial du jury au Festival Sundance à Salt Lake City en 2021, un titre que l’équipe convoitait d’emblée. « Nous avons mis toute notre énergie dans le film et avons travaillé de façon spectaculairement rapide, ajoute-t-elle. Le tournage a duré dix jours, avec quelques jours de relâche entre deux. » En novembre, le film figurait également à l’affiche de la 27e édition du Geneva International Film Festival (GIFF).

Va-vite et bienfaire

L’élan des nouvelles technologies a aussi sa part de grandeur dans l’histoire; comment serait-il autrement possible de réaliser un film de cinéma à la va-vite, si le matériel des professionnels d’antan ne s’était pas démocratisé et s’il n’avait pas gagné en ergonomie ? Kelley Kali, Angelique Molina et leur entourage restent tout de même des diplômés de l’USC. Pourtant, il fut un temps pas si lointain où cela n’aurait pas suffi pour décider, du jour au lendemain, de réaliser un film de qualité suffisante pour apparaître au clair dans la critique des plus grands journaux.

Difficulté supplémentaire, l’équipe de réalisateurs a également dû jouer de discrétion dans les rues durant le tournage. Alors que les polices en patrouille rôdaient en plein confinement (être dehors restait toutefois toléré), l’enregistrement professionnel de films en extérieur était particulièrement défendu. Pour y parvenir, Kelley Kali a tourné l’ensemble à la Blackmagic Pocket, une petite caméra de boutique au rendement exceptionnel. « Nous relativisions l’ensemble du matériel nécessaire pour rendre le film le plus acceptable possible dans des conditions où les restrictions étaient grandes, explique la jeune femme. Le seul accessoire duquel nous ne pouvions pas nous économiser, c’était la perche. »

« Nous formons une génération qui sait s’adapter aux situations difficiles. »

Kelley Kali, native de Los Angeles (32 ans)

Quant aux lumières, le groupe d’artistes n’a pas fait dans la complexité. Les jours de tournage étaient calqués à la lumière du jour; prêts à l’emploi dès cinq heures du matin jusqu’à 20 heures le soir, les journées furent longues. « Nous formons une génération qui sait s’adapter aux situations difficiles », assure-t-elle alors déterminée.

Rester honnête face à la misère des gens

Soit. La pandémie a soudainement mis en lumière le nombre astronomique de personnes qui étaient – et sont encore – si près de la banqueroute. À Los Angeles, plus particulièrement. Ce film paie donc hommage aux personnes qui ont absorbé, avec la crise sanitaire, la mise à l’épreuve de trop. Il se fait aussi critique d’un monde aux disparités économiques si profondes qu’elles en deviennent trop injustes.

Car, face aux nombreuses personnes qui ont perdu leur maison par faute de moyens aux États-Unis, les agents immobiliers s’agitaient parallèlement à la vente de nouveaux logements qui a explosé en quelques mois. C’est aussi le portrait d’un pays où l’écart entre la classe moyenne inférieure et les classes paupérisées témoigne aujourd’hui d’un fossé si profond qu’on ne voit plus comment il serait possible de le réduire dans un futur proche. « Avec ce film, il ne s’agit pas de blâmer les riches parce qu’ils sont riches, se défend Kelley Kali. Mais il s’agit surtout de ne pas oublier les personnes qui dédient leurs journées entières à trouver une solution pour ne serait-ce que vivre sous un toit quelques semaines durant. Il fallait trouver un projet intéressant à mener pendant la pandémie, il était évident qu’il devait y avoir un minimum de compassion pour les plus démunis. »

Je vais vous raconter une histoire (de Los Angeles)…

À Los Angeles, quand on sort de l’autoroute, l’on s’embarque dans un croisement d’avenues impressionnant, fait de grandes routes et de plus petites, raconte Kelley Kali. « Passé l’Highway Overpass, j’ai vu une femme longer le mur de béton, sous le pont autoroutier. Elle était si jolie, si pimpante qu’on aurait cru qu’elle sortait d’une réunion d’affaires. » Elle tirait avec elle une valise à l’arrière et un charriot de supermarché rempli à l’avant. Il semblait évident qu’elle y avait rangé l’ensemble de ses affaires personnelles: une couche pour dormir et d’autres biens qui visiblement l’aidaient à survivre dans la rue.

« Le contraste était impressionnant. Aux premières apparences, c’est une femme qui semblait aller parfaitement bien. Mais à y regarder de plus près, il était clair qu’elle n’allait pas bien du tout. Peut-être était-ce sa première nuit dans la rue ? Quoi qu’il en soit, il était admis, entre nous, que nous devions sortir des préjugés et comprendre que les apparences sont trompeuses. » À aucun moment, dans le film, Danny, cette femme qui élève seule sa fille, ne porte sur elle les stigmates d’une sans-abri. C’est le détail marquant de l’habillage, signé Mrs. Kali.

Photo: Vue aérienne de l’autoroute du Golden State 5 à la rue d’Osborne dans la vallée de San Fernando. © Trekandshoot, Dreamstime.com

La (longue) relation de Kelley Kali et le film de cinéma

Kelley Kali est diplômée d’études en anthropologie et archéologie. Mais c’est à l’Université de Caroline du Sud (USC), ou elle a étudié la réalisation de films, qu’elle a trouvé sa voie dans la vie. Sa mère était ingénieure et son père pasteur. « Je ne connaissais rien de la création de films, avoue-t-elle. Je suis plus issue du domaine académique. Mais allez expliquer à mes parents, de retour de Belize où je m’étais rendue pour des recherches sur un ancien site maya, que je souhaitais virer de bord et prendre un tournant dans ma vie. » Face à son destin, Kelley ne s’est pourtant pas démontée.

Son talent est par ailleurs remarquable. Dans le cadre de son film de thèse à l’USC “Lalo’s House” (2018), qu’elle a tourné en Haïti, elle s’est penchée sur la situation des orphelinats chrétiens de la ville portuaire de Jacmel. Critique dans son approche, elle y a dénoncé le travail secret de nones dont l’activité au sein de l’institut les confondait parfois dans l’habit de mères maquerelles. Une manière sensible mais efficace de jeter l’opprobre sur un entier réseau de prostitution infantile longtemps protégé par le gouffre juridique des textes de lois américains. « Ce film était une fiction, rassure-t-elle. Mais il a eu l’effet de dénonciation que j’escomptais. »

Politique(s) sous pellicule

Ce chef d’œuvre artistique, autant que politique, a été primé, en octobre de la même année, dans le cadre de la 45e édition des “Student Academy Award” mis sur pied par le comité d’organisation de la cérémonie des Oscars. Une récompense autrefois revenue, les années passées, à des réalisateurs tels que Pete Docter, Robert Zemeckis, Patricia Riggen, Cary Joji Fukunaga, Patricia Cardoso ou encore le légendaire Spike Lee. « Le plus important à mes yeux, n’est pas le prix en soi, explique Kelley. Le film a surtout permis de faire avancer les lois sur la protection des enfants aux États-Unis. Dans le pays, jusqu’alors, était en vigueur une loi que je qualifiais de stupide. Selon elle, pour valider la procédure de recours pour confondre les prédateurs sexuels, il fallait prouver que les enfants n’étaient effectivement pas consentants lorsqu’ils étaient victimes d’actes sexuels. C’était une aberration. »

Dans sa jeune carrière de réalisatrice, Kelley Kali figure déjà parmi les femmes de cinéma les plus influentes d’Amérique. Son premier film “Lalo’s House” (2018) a eu l’imapct souhaité auprès des décideurs politiques américains. La protection des enfants face aux abus sexuels a été renforcée à New-York, Haïti et dans l’ensemble des États-Unis. © leMultimedia.info / Yves Di Cristino [Genève]

Puissant dans le scénario et la réalisation, l’UNICEF s’est inspiré du film pour renforcer leurs activités de lobbying auprès des décideurs américains. « Les défenseurs des droits de l’enfant ont bien sûr fait en sorte de politiser au mieux les conclusions du film », poursuit-elle. Plus tard, l’ambassade des États-Unis à Haïti a aussi décidé de financer la tournée du film afin de sensibiliser nombres de parents sur cette réalité froide. « Dans ces centres, malheureusement, la plupart des enfants sont orphelins. Mais d’autres ont aussi des parents qui tiennent à eux mais qui n’ont simplement pas les moyens de leur offrir des conditions de vie dignes, par manque d’argent. »

La jeune femme a alors fait montre de caractère, et de courage, pour transformer un film de fiction en une véritable composition lanceuse d’alerte. « J’ai aussi insisté sur le fait qu’il ne s’agissait pas que d’un problème haïtien, mais bien d’un problème global, sous-jacent, secret et particulièrement bien organisé », explique-t-elle en documentant ses recherches. « Cette affaire représente un business de près de 50 milliards de dollars dans le monde. Il était temps que les lois changent. » Et les lois ont fini pas être amendées; Kelley Kali, Angelique Molina ou encore la productrice Roma Kong n’ont beau être que de simples ‘storytellers’, elles gardent une ambition certaine de sensibiliser leur audience sur les problèmes les plus répandus de la société. Elles militent pour le changement et pour la protection générale des personnes affaiblies. Personne ne pourra l’oublier, désormais.

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