Udo Kier, 18 jours en costume vert

En 50 ans de carrière, l’acteur Udo Kier n’aura eu besoin que de 18 jours pour livrer la meilleure version de lui-même dans le rôle de Pat Pitsenbarger, un coiffeur émérite de la petite ville de Sandusky dans l’Ohio. Avec “Swan Song”, il avoue avoir reçu par la presse internationale les meilleures critiques de sa carrière. Il se confie.

“Swan Song” est l’un des films les plus marquants qui ont été sélectionnés au GIFF en 27 ans. Il paraît que c’est votre tout premier “premier rôle” au cinéma.  C’est vraiment vrai, ça ?

La vérité, c’est qu’il s’agit de mon premier « premier rôle » aux États-Unis. J’ai autrefois joué le rôle de Frankenstein et celui de Dracula. Mais je vous l’accorde, c’était en 1973 et ça commence à dater. J’ai aussi été présent dans des films algériens, c’est vous dire. Ceci dit, j’ai aussi été surpris quand un journal tel que le New York Times s’est dit soulagé que je prenne enfin les commandes d’un film en 50 ans de carrière. Vous imaginez ma surprise en lisant le titre: qu’étais-je donc jusqu’ici alors?

Un Allemand en Amérique, on en attendait peut-être un peu plus de vous ?

Non, c’est autre chose. J’ai pris le temps d’y réfléchir et je commence à comprendre pourquoi le Los Angeles Times, ou autres journaux et magazines – y compris le vôtre –, comprennent qu’il s’agit, pour moi, de mon meilleur film joué en plusieurs dizaines d’années de carrière. Je comprends votre raisonnement, j’ai analysé ce film. Ce film nous relie, vous et moi, du tout début jusqu’à la toute fin; si je suis triste, vous êtes tristes. Si je suis drôle, vous vous esclaffez. Si je meurs, vous pleurez. C’est comme ça que le film marche. Et c’est comme ça qu’il a été construit. Et ça, c’est effectivement la première fois que ça m’arrive.

C’est la raison pour laquelle vous êtes fier de ce film, n’est-ce pas ?

Qui ne le serait pas ? La vérité est que je ne me sens pas jouer un rôle dans ce film. J’incarne le personnage comme si j’étais moi-même Pat Pitsenbarger. Je me reconnais d’ailleurs à 100% dans le véritable personnage de Pat. C’est évident; si j’avais vraiment joué un rôle sans incarner le personnage, vous m’auriez vu être trop maniériste, trop superficiel, trop flamboyant dans mes mouvements. Or ce n’est pas le cas.

L’histoire est donc suffisamment forte pour qu’on n’en ait pas à en rajouter en tant qu’acteur. C’est ce que vous dites ?

C’est précisément ce que je dis. Quand j’ai un costume vert, je ne vais pas me montrer aux gens et leur faire remarquer, qu’effectivement, je porte un costume vert. Je ne fais aucune histoire quant au fait que je porte un costume vert. Le costume vert m’appartient et me définit. Il n’y a pas d’effet d’annonce et il n’y a pas besoin de ça.

Vous avez accepté d’emblée le rôle en lisant le scénario ?

Non, ça ne se passe pas comme ça. Au tout début, j’ai lu le script. Le script m’a plu, donc je l’ai relu une seconde fois. D’habitude, à la première lecture, je ne lis que ma partie, puis l’entier du texte à la seconde. Ici, tout était différent car je figure dans le script du début jusqu’à la fin, sans interruption. Évidemment, j’aime bien l’idée.

Udo Kier, alias Pat Pitsenbarger, et son costume vert. © Magnolia Pictures
On l’avait saisi.

Il m’a fallu en savoir plus sur le réalisateur. Je l’ai eu une première fois au téléphone, puis je l’ai invité chez moi. Je voulais savoir comment il réagissait en voyant ma maison, mes collections personnelles; je voulais voir qui il était. C’est légitime, c’est une personne avec laquelle je suis censé travailler durant quelques semaines. Donc il est venu et j’ai apprécié sa personne. Nous avons rapidement lancé la campagne de crowdfunding, de laquelle nous avons tiré quelque 100’000 dollars. C’est ce qui nous a permis de commencer le film et de le boucler au terme de 18 jours de tournage.

Je sais pourtant que vous avez souhaité rester tranquille dans la véritable chambre, dans le véritable home de Sandusky dans lequel Pat Pitsenbarger a terminé sa vie. Pas vrai ?

J’y suis resté deux jours, sans caméra et sans personne. J’étais seul avec le lit, les oiseaux, les fenêtres et quelques résidents derrière la porte. J’ai senti la dépression à travers l’automne, à travers la pluie tombante. Je me suis imprégné de tout, de sa vie. Et j’ai tenu à la retranscrire dans l’ordre le plus chronologique possible.

En somme, 18 jours de tournage, 100’000 dollars de budget et un film d’une profondeur sans pareille. C’est un rapport qualité-prix plutôt impressionnant.

C’est un film à faible budget et pour être honnête – même si je ne le suis pas vraiment –, j’ai été surpris de la réception qu’on a accordée à ce film. J’en ai pris conscience pour la première fois dès que j’ai eu l’occasion de le revoir du début jusqu’à la fin, une fois monté. Je me suis pris à chanter, à entonner les musiques si captivantes que le film contient. Il a un cachet impossible à décrire, tout comme la qualité du jeu d’acteur de Linda Evans qui a marqué de son empreinte le film alors qu’elle n’apparaît que dans une seule scène. Parfois, il ne faut pas chercher à expliquer.

Vous avez travaillé avec Lars von Trier dans le passé. C’est de lui que vous avez tiré l’un des meilleurs conseils qu’on vous ai jamais donné dans votre carrière. « Don’t act! », c’est ce qu’il répétait à l’envi, non ?

Il ne le répétait pas à l’envi. Mais il a suffi qu’il le dise une fois pour que ses paroles me restent imprégnées en mémoire. C’était en 2002 à Trollhättan, en Suède, pour le tournage de “Dogville”. Il dirigeait des stars d’une grande envergure. Il y avait Nicole Kidman, Paul Bettany, Lauren Bacall, Stellan Skarsgård, James Caan et beaucoup d’autres dans un film à budget nettement plus élevé que 100’000 fafiots. Il a alors monté les escaliers pour venir à notre encontre alors que nous mangions à l’étage. J’étais assis à côté de Chloë Sevigny et je me souviens que Lars s’est arrêté devant nous et nous a lancé :

« Never forget: don’t act! »

Et une de ces actrices – dont je tairai le nom – s’est retournée, les épaules découvertes, et a rétorqué: « Je ne joue pas! Qui est assez stupide ici pour jouer ? »

C’est une question d’expérience, pas de talent ?

C’est une question d’habitude. Quand on tourne dans des films comme je l’ai fait depuis 50 ans, on sait ce qu’on fait. Ne pas jouer n’implique pas de ne pas maîtriser les effets de notre jeu d’acteur. En revanche, cela implique de ne pas les calculer. Nous nous comprenons parfaitement avec Lars; c’est important pour lui et il en est heureux aujourd’hui.

“Swan Song” parle aussi d’un fossé générationnel dans l’acceptation différenciée entre les époques de la communauté homosexuelle, et particulièrement des Queers.

C’est justement ce qui rend le film profond. Ma génération mourait encore d’un fléau qui n’a pas totalement disparu aujourd’hui, mais qui a fortement diminué. Ma génération mourait de haine. Elle se rendait dans des bars spécialisés de soir et de nuit, se retournant à l’entrée pour être sûre que personne ne l’observait en train de pénétrer ces lieux jugés de perversité. Aujourd’hui, tout au contraire, deux jeunes hommes peuvent s’embrasser sous un arbre ou dans un Mc’Do, que personne ne le relève plus.  Ils peuvent se marier et avoir des enfants, ce qui en aurait choqué plus d’un à l’époque.

C’est pour cela que vous appelez aussi les plus jeunes à regarder le film ?

Les enfants ont beaucoup à apprendre de la situation des homosexuels à une époque qu’ils n’ont pas pu connaître. Et ce film raconte beaucoup d’un temps en partie révolu. Et la grandeur de ce film est qu’il le fait sans aucune prétention. Ce n’est pas un film de sensibilisation. Il n’a pas été tourné dans ce sens.

C’est un film sur un caractère et sur comment Monsieur Udo Kier l’interprète, assure l’acteur à Genève. © leMultimedia.info / Oreste Di Cristino [Genève]
Si on prend plus de hauteur sur votre carrière, vous avez joué le rôle d’un vampire avec Dracula, celui d’un monstre avec Frankenstein et celui d’un scélérat dans un uniforme nazi. Avec Pat Pitsenbarger, vous jouiez enfin celui d’un ange.

Je jouais avant tout le rôle d’un coiffeur qui est devenu célèbre parce qu’il était flamboyant et s’occupait des cheveux de femmes riches tout en écoutant leurs histoires personnelles et de famille. Certaines venaient tous les vendredis pour raconter la suite de leurs histoires et, en échange, je ne leur faisais pas de miracles. Ce n’est pas vraiment ma définition d’un ange. De plus, j’ai joué le rôle du pape dans la série “Borgia” et il n’était pas un mauvais type. C’était plutôt un bon pape dans l’ensemble. Je n’ai donc pas joué que des méchants rôles dans ma vie.

Ce n’est pourtant pas un rôle très commun que vous avez endossé, vous ne trouvez pas ?

“Swan Song” évoque surtout un vieil homme qui remonte sa vie et part à la recherche de son passé. Dans ce sens, je ne peux pas dire que c’est mon meilleur film, je ne saurais le dire après 50 ans de carrière. Mais il s’agit de l’une des histoires les plus intéressantes que je n’ai jamais eu l’opportunité de raconter au cinéma.

Ce n’est pas nécessairement de savoir si, pour vous, il s’agit de votre meilleur film ou non. Il s’agit plutôt de revenir sur des mots que vous aviez prononcés lors d’autres interviews à ce sujet. Vous disiez que vous avez reçu, pour ce film, les meilleures critiques en 50 ans de carrière. Vous maintenez ?

Oui, parce que c’est la réalité. Mais de savoir si les journalistes ont raison ou tort, c’est une autre histoire. Ils ont l’air unanimes, donc c’est sans doute un signe de vérité. Il m’a fallu attendre longtemps pour comprendre le phénomène. J’ai passé du temps à revoir à nouveau la bande, tout seul et en étant très critique à mon égard.

Vous le serez toujours à votre égard.

Ce n’est pas que de moi dont il s’agit. En tant qu’acteur, nous ne nous permettons aucune spéculation sur notre propre jeu. Il peut être excellent ou non, ce n’est pas à nous de faire la critique. Mais cela ne m’empêche pas de dire que cette création mérite les compliments qu’elle reçoit car elle est organique, sincère et vraie. Ce n’est pas un film sur Pat Pitsenbarger. Ce n’est pas non plus un film sur moi. C’est un film sur un caractère et sur comment Monsieur Udo Kier l’interprète.

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