La voile lémanique à l’ère du foil

Initialement programmé pour 2020, le lancement de la nouvelle classe de bateaux surtoilés TF35 a finalement vu le jour cet été après une année blanche pour cause de pandémie. Bâties à Lorient, en Bretagne, ces embarcations s’élèvent au rang de pionnières majeures de la voile lémanique. Passée la phase de découverte, la place est désormais à la performance.

En 16 éditions du Bol d’Or, depuis l’apparition des Décision 35 en 2004 – ces prototypes surpuissants des lacs –, c’était seulement la seconde fois qu’un bateau non estampillé D35 était parvenu à couper en premier la bouée d’arrivée à la Rade de Genève. La victoire de Ladycat (Spindrift Racing) en 2019 ne semblait pas être un simple coup d’épée dans l’eau; sans doute marquait-elle la fin d’une ère, la fin d’une époque qui avait vu l’entier de la flotte des D35 dominer sans partage sur le Léman.

Lors de la dernière saison du D35 Trophy, il y a deux ans, c’est un non-concurrent qui l’avait emporté sur l’étape majeure du circuit lémanique: tel un signe décisif que l’heure est d’évoluer. Cofondateur de la monotypie au début du nouveau millénaire, Guy de Picciotto, propriétaire du Zen Too, a été le premier à se faire une raison. En 2021, vivre avec son temps, c’est vivre avec l’avènement des nouveaux TF35. L’ère du foil qui est aussi celle du vol. Un 35 pieds mené par une logistique de transport également allégée vis-à-vis de son prédécesseur qui ne le conditionnera plus aux seules régates lémaniques. Ces nouveaux et puissants bateaux auront aussi, et pour la première fois, l’occasion de gîter sur la mer Méditerranée en fin de saison, sur des plans d’eau protégés, plus chauds et où les vagues ne seront pas les plus agitées.

« Le TF35 est un bateau expérimental mais les moyens ont été mis pour que cet expérimental aboutisse à de la qualité »

Rodolphe Gautier, ex-Président du comité d’organisation du Bol d’Or

À ce jeu, l’on s’étale toujours plus vers une ère de compétition qui n’aura plus rien à envier aux grands constructeurs de leur époque; Ernesto Bertarelli (Alinghi), Guy de Picciotto (Zen Too), Esteban Garcia (Realteam), Bertrand Demole (Ylliam-Comptoir Immobilier) et Dona Bertarelli (Spindrift Racing) constituent ensemble les skippers de la première heure à avoir acté leur transfert vers ce nouvel engin révolutionnaire qui, à quelques égards, laisse volontiers rappeler le règne du “Black” d’Alinghi, par quatre fois vainqueurs du Bol d’Or entre 2000 et 2003, juste avant que la concurrence ne s’active à la construction d’une nouvelle monotypie d’élite. Sans nul doute, la voile sur le Léman est en train de passer l’échelon supérieur. Les plus avertis doivent certainement appréhender cette formule x des lacs qui reste un projet expérimental mais qui destine à avaler les 123 kilomètres de régate du Bol d’Or en un souffle record ces prochaines années. « Certes c’est un bateau expérimental mais les moyens ont été mis pour que cet expérimental aboutisse à une embarcation de qualité, compétitive et rapide », précise le désormais Président du comité d’organisation du Bol d’Or, Rodolphe Gautier.

La nouvelle flotte de TF35 répond à une volonté de dynamiser la voile lémanique. Huit bateaux sont actuellement construits et sept équipages sont engagés dans le championnat 2021. © leMultimedia.info / Oreste Di Cristino [Genève]

Une élévation dès huit nœuds de vent

Concernant les nouveaux TF35, il suffira – au vue des conditions lémaniques habituées au lac d’huile – huit ou neuf nœuds de vent pour que ce catamaran surtoilé ne s’élève sur la surface de l’eau à une vitesse trois fois supérieure à la poussée. Autrement dit, ce foiler peut atteindre une portée maximale de 30 nœuds (55 km/h) par vent favorable, et ce bien que sur le Léman l’évanescence des airs est souvent de mise. « D’habitude, l’on navigue en moyenne entre les six et les vingt nœuds de vent, précise Bertrand Favre, directeur de la classe des TF35. C’était une volonté de construire un bateau qui puisse voler tôt et qui puisse, par conséquent, être agréable à barrer. Mais miser gros sur le vol, signifie aussi sacrifier un peu de vitesse en conditions faibles. » Un jeu d’équilibriste qui nourrit parfaitement une tout autre course, celle à l’innovation.

Comme chaque année, les jeunes apprentis du lac en viennent à expérimenter leur première montée de spi au Bol d’Or, sur un tracé long de 67 milles nautiques, format aller-retour, entre la rade de Genève et le Bouveret. En 2021, pour l’ensemble des équipages des TF35, il s’agit aussi de prendre la mesure de cette nouvelle technologie qui, par-delà les voiles à hisser, bénéficie aussi d’une aide au vol non automatisée pour améliorer la stabilisation de l’embarcation. Une évolution technologique qui révolutionne presque du tout au tout la manière de naviguer sur les eaux calmes.

« Un foil en T augmente la portance du bateau et est beaucoup plus performant qu’un foil en J, pénalisé par son grand coude »

Bertrand Favre, directeur des TF35

D’un point de vue plus technique, le TF35 dispose de grands foils – des appendices sous le bateau – en T qui lui permettent de voler à 1,50 mètre au-dessus de l’eau. Ces foils en T diffèrent des foils en J que l’on retrouve notamment sur les GC32. « Un foil en T augmente la portance du bateau, il est beaucoup plus performant qu’un foil en J, pénalisé par son grand coude, mais il est par nature plus instable. C’est pourquoi, il doit être contrôlé par une assistance au vol », poursuit Bertrand Favre.

Ce faisant, il est conçu pour voler au près. Très peu de bateaux, dans le monde, sont taillés pour de telles performances et peu aussi sont les embarcations d’une telle envergure à attirer un plus large public de régatiers, professionnels comme amateurs très avertis. « Les propriétaires actuels sont pour la plupart des amateurs, bien que très éclairés. Le bateau reste toutefois exigeant et, comme tout bateau neuf, il nécessite du temps pour se l’approprier », poursuit Bertrand Favre.

L’épreuve grandeur nature des TF35, à l’occasion du 82e Bol d’Or, s’est déroulée sans encombre. Même à 25 nœuds de vitesse sous la nuit noire. © leMultimedia.info / Oreste Di Cristino [Genève]

Une classe internationale

Preuve de son succès et de son rayonnement, la révolution TF35 n’attire plus seulement les équipages suisses mais aussi étrangers. Les ateliers de construction et d’opérationnalisation sont, par ailleurs, tous basés en Bretagne, à Lorient. Ce qui, par ironie, accompagne l’arrivée de deux nouveaux équipages français dans la liste des acquéreurs de ce voilier hors pair. Zoulou barré par Erik Maris et le Team Sailfever de Frédéric Jousset, barré par Loïck Peyron, appartiennent aux sept équipages engagés pour le TF35 Trophy en 2021; tous deux s’étaient annoncés tôt pour tester leur navigation sur ce Poséidon des lacs.

Parmi eux, deux tauliers. Loïck Peyron et Erik Maris, adversaires compatriotes, sont tous les deux des habitués des lacs et mers, de véritables passionnés dotés d’une expérience notoire. De même, les deux connaissent bien le Léman pour y avoir disputé, au moins une fois en carrière, le D35 Trophy. Si Peyron a connu de brillantes années avec Okalys, Maris, lui, l’avait disputé lors de la saison 2010 avant de rabattre à nouveau sur un GC32, classe qu’il a côtoyée durant de très nombreuses années. Nul doute que ce marin francilien aime la vitesse et l’adrénaline. En cela, le nouveau prototype de TF35 épanche ses soifs. Surtout quand, par-dessus tout, il vient à gagner une étape importante du circuit, la Genève-Rolle-Genève en un peu plus de 3h30 de course. « Nos moteurs de foils ont mis un peu de temps à démarrer », lâchait-il alors, comme pour justifier une première partie de course peu rapide en élévation.

« Les nombreuses qualités du bateau attirent plein de monde et offrent un haut niveau de foiling à un plus large public »

Charlotte Jégu, responsable de la communication des TF35

« Actuellement huit bateaux sont construits pour sept équipages qui régatent, détaille Bertrand Favre. Mais nous avons bien sûr un objectif de construire plus de bateaux. » Pour favoriser cela, le coordinateur de la construction a su faire la balance entre la création d’un bateau de pointe et la sécurité des navigateurs. Et si cet équilibre est aujourd’hui satisfaisant – à entendre les barreurs des équipages concernés –, l’ergonomie de l’embarcation n’en est pas moins exigeante sur les corps; à 45 nœuds de vitesse sur les espaces plus ouverts, il va de soi que c’est la vigilance des équipes qui primera. Autant que leur plaisir. « C’est un jouet superbe et plein de promesses, exprimait par téléphone Charlotte Jégu, la responsable de communication des TF35. Les nombreuses qualités du bateau attirent plein de monde. Il réalise actuellement son objectif d’offrir un haut niveau de foiling à un plus large public. »

Grand navigateur sur GC32, le Français Erik Maris a souhaité tenter une nouvelle expérience de vol sur un TF35. leMultimedia.info / Oreste Di Cristino [Genève]

La seconde vie des D35 en Hongrie

Les D35 n’ont pas complètement disparu du Léman pour autant. Christian Wahl (sept fois vainqueur du Bol d’Or, la dernière avec Mobimo en 2018) et Julien Monnier sont restés fidèles à ce catamaran de 35 pieds qui peut encore parfaitement régater dans des conditions de très faibles régimes de brise. « On ne peut pas renier les qualités d’un bateau parce qu’on en amène un nouveau sur le marché, aiguillonne Rodolphe Gautier. Les D35 sont superbes et conviennent encore parfaitement au Léman. Malheureusement, face à des bateaux qui commencent à s’élever sur leurs foils, il paraît beaucoup plus limité. Le delta est tellement grand quand les TF35 volent que le nombre de victoires sur D35 sera réduit. Il faudrait des conditions de course pour lesquelles aucun bateau ne serait en mesure de voler, ce qui n’est pas impossible non plus. »

Aucun bateau n’est, en réalité, imbattable. Les TF35, bien que survitaminés dans des conditions de faibles vents, ne sont pas non plus à l’abri d’une absence totale de vent, soit dans la pétole. Ces régimes sont aussi les pires conditions à la navigation pour des embarcations type mastodontes. S’encalminer dans une pétole carabinée est, pour tout marin, la meilleure façon de transformer une avance type assurance tous risques d’une dizaine de milles à un retard double et presque irrémédiable. Les gagnants, dans de telles conditions, sont les catamarans dont la surface vélique est plus basse et qui s’affichent davantage sereins à la vacation. Et dans ce contexte, le retour des D35 pourrait encore créer de belles surprises. « Les foils sont des facilitateurs de vol mais sont aussi des freins en conditions basses, précise encore Bertrand Favre. Un bateau volant peut être redoutable quand il vole, mais il est inutilisable en-dessous de quatre nœuds de vent car ses appendices dans l’eau le freinent. C’est ce qui me fait dire que le D35 reste le bateau par excellence pour un Bol d’Or. C’est pourquoi travailler sur les profils des embarcations est un point essentiel pour éviter le plus possible les traînées. »

« Les TF35 sont bien partis pour dominer les régates sur le Léman pendant plusieurs années, au moins »

Rodolphe Gautier, navigateur et ancien skipper du Ventilo M1 Safram

Plus loin, la flotte de D35 aperçue ces seize dernières années sur le Léman semble avoir trouvé une seconde vie en Hongrie, sur le lac Balaton plus précisément. Considéré comme la régate sœur du Bol d’Or, le Kékszalag connaîtra, pour la première fois, l’avènement d’un peu moins d’une dizaine de D35 pour sa 52e édition en 2021. Sans compter que le Safram de Rodolphe Gautier – un bateau de première catégorie, hors D35 – avait également été vendu fin 2019 à un équipage hongrois après des années de loyaux services sur le Léman et des résultats fabuleux lors des dernières éditions du Bol d’Or (vainqueur en 2013). « C’est, pour nous, la suite d’une belle aventure. Ces bateaux sont encore solides et ont été très bien construits. Le pire pour un bateau, c’est qu’il se transforme en ouate dans un hangar. » Preuve que la technologie d’un temps ne tombe pas en désuétude, même après plus d’une décennie d’ancienneté.

Posé à la barre de son Emil One, Christian Wahl comprend l’écart majuscule séparant les D35 des nouveaux TF35. Vaillant sur le petit temps, son Décision 35 n’aura pas fait le poids sur la transition de Thonon . © leMultimedia.info / Oreste Di Cristino [Genève]

De jeunes navigateurs parmi les plus connus du Léman ont par ailleurs fait, à leurs débuts, leurs premières preuves sur ce monstre lacustre de douze mètres de long. Parmi eux, Arnaud Psarofaghis, barreur d’Alinghi, le précoce Sebastien Schneiter, barreur de Team Tilt ou encore Arnaud Grange sur Okalys ont été parmi les plus jeunes ambassadeurs de la classe, l’une des plus fiables que la région lémanique n’ait probablement jamais connu. Selon Nicolas Grange, l’ancien Président des D35, ces bateaux, dessinés par l’architecte naval Seb Schmid, sont encore si performants qu’ils pourraient encore naviguer plusieurs années sans problème. La 82e édition du Bol d’Or en a offert la preuve.

82e Bol d’Or: Bertrand Demole vainqueur sur Ylliam XII

Posée sur la jetée nord de la Nautique, l’attention est maximale quand, sous le restant de nuages nourris, les premières embarcations pointent leurs voiles vers la rade. Dans la nuit noire, par leurs feux bicolores prescrits et sous un vent de vingt-cinq nœuds, l’ombre des embarcations laisse deviner l’intensité d’une régate qui aura duré précisément 12h49’27.

Bertrand Demole remporte la 82e édition du Bol d’Or, rattrapant un retard considérable sur les autres bateaux sur le chemin du retour. © leMultimedia.info / Oreste Di Cristino [Genève]

C’est Bertrand Demole et son équipage sur Ylliam XII Comptoir-Immobilier qui a fait détonner le canon d’arrivée juste avant 23 heures au large de la Société Nautique de Genève samedi. Un TF35 vainqueur mais qui aura payé un lourd tribut dans le petit temps. L’ensemble de cette puissante flotte s’était justement retrouvée en net retard sur un groupe de tête composé par quelques M2 – dont Emineo, barré par Olivier de Cocatrix, qui a passé la bouée de la mi-course du Bouveret en tête – et les deux D35 de Christian Wahl et Julien Monnier. Le vent levé, à une puissance d’environ quatre Beaufort, a ensuite permis un fantastique retour en grâce des T-Foilers au large de Thonon-les-Bains. La preuve que l’arrivée en lac des nouveaux TF35 rend l’ensemble des courses nettement plus imprévisibles. « À la mi-course, certains bateaux accusaient un écart d’une heure sur leurs leaders et l’arrivée a finalement vu les quatre premiers se départager dans la même minute de temps, détaille Rodolphe Gautier. Mais comprenons: les TF35 ont seulement pu voler sur le 10% de la course tout au plus, et ils gagnent quand même. Cela veut dire qu’ils sont bien partis pour dominer les régates sur le Léman pendant au moins plusieurs années. Ils ont fait forte impression. »

Rodolphe Gautier a passé, ce week-end, la main à Yann Petremand qui reprendra la Présidence du Bol d’Or à compter de l’édition 2022.

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