Le vent est-il définitivement tombé sur le Nagorno-Karabakh?

“Si le vent tombe” est le premier film arménien en sélection officielle du Festival de Cannes depuis 1965. Cette semaine, en revanche, c’est dans le cadre du Festival du Film et Forum International sur les Droits Humains (FIFDH) – et en parallèle de sa première nationale en Arménie le 10 mars – que le public suisse a pu le découvrir en avant-première. L’histoire, tristement prémonitoire et dotée d’une authenticité unique, permet de mettre en lumière ce que trop peu de monde sait, aujourd’hui, du territoire meurtri du Nagorno-Karabakh.

Qu’est-ce que vous pensiez voir ? des barbelés, ou une démarcation au sol ? Vous aurez compris que c’est un peu plus compliqué que ça.” Alain Delage (Grégoire Colin) est confronté à ses propres limites lorsqu’il demande à être conduit sur la ligne de cessez-le-feu, à la frontière entre le Haut-Karabakh et l’Azerbaïdjan. Cet observateur occidental, français et un peu arrogant finit par comprendre la portée du conflit géopolitique qui est resté irrésolu depuis près de trois décennies dans la région.

“Si le vent tombe”, le premier (et peut-être unique) film de Nora Martirosyan, projette l’image d’un personnage un peu particulier. Élevé au rang de symbole en faveur de la reconnaissance du Haut-Karabakh, l’aéroport de sa capitale, Stepanakert, attend depuis plusieurs décennies son ouverture. Mais les problèmes s’amoncellent juste derrière cette montagne aux allures si sereines; situé à forte proximité de la ligne de cessez-le-feu, il constitue le point central des revendications indépendantistes du peuple du Haut-Karabakh. Notre regard peu éclairé sur ce territoire si méconnu se confond alors à celui du protagoniste Alain Delage qui, naïvement, va se laisser croire que son rapport final dans l’étude de la fonctionnalité réelle de l’aéroport suffira à le voir opérationnel un jour.

Grégoire Colin dans un entretien à la télévision nationale arménienne:

« On a demandé à un poète pourquoi voyager. Chaque voyage est un voyage pour soi-même. Le personnage d’Alain Delage sert de guide extérieur pour entrer au Karabakh. C’est avec lui et à travers lui qu’on découvre la peur. Il y a à la fois l’arrogance d’un occidental qui pense avoir tout entre ses mains et une sensibilité qui grandit au cours du film. Cet espoir le contamine et il croit que quelque chose est possible. »

Un gouffre juridique pour une injustice historique

Le Haut-Karabakh indépendant est un souvenir qui date de fort longtemps et qui n’a pas eu long cours dans l’histoire géopolitique. Rattaché à l’Arménie soviétique en 1920 puis à l’Union soviétique sous Staline, le territoire n’a cessé de se battre, depuis lors et de bon cœur, pour retrouver le semblant d’autonomie dont il avait bénéficié pendant deux ans au terme de la Première Guerre Mondiale. Mais le seul vent de libéralisme que cette région enclavée dans l’Azerbaïdjan – mais peuplée à majorité d’Arméniens – a senti souffler sur ses terres remonte à la chute de l’URSS en 1991; époque charnière lors de laquelle avait déjà cours la première guerre du Haut-Karabakh qui avait eu raison de ses prétentions d’indépendance.

L’Artsakh, comme le nomment aussi les Arméniens, n’est en somme que la matérialisation navrante d’un gouffre juridique qui ne cesse d’animer velléités et esprits revanchards entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Il témoigne aussi d’une profonde injustice historique au nom de sa population qui court derrière son rêve de reconnaissance. Faute d’humanité, elle fut, malgré elle, la cible de graves répressions arcboutées de part et d’autre de sa frontière terrestre par la violation intempestive du droit international. Un premier cessez-le-feu eut lieu en 1994. Le second, très récent, a eu lieu le 10 novembre 2020 après deux mois d’une nouvelle guerre à laquelle l’Arménie a été contrainte de capituler.

Il reste aujourd’hui, à Stepanakert, des quartiers fantômes; la fuite pour la survie de la moitié de la population a quasiment battu en brèche l’ensemble des progrès que le Haut-Karabakh avait acquis en 27 ans de cessez-le-feu. Certains, patriotes ou nostalgiques, tentent un retour courageux sur leurs terres, où bon nombre d’habitations et de services médicaux sont tombés en ruines et où les accès aux ressources de première nécessité se sont considérablement restreints par-ci, par-là. Plus en haut, Chouchi est probablement la ville qui personnalise le mieux le fléau de ces déplacements forcés; nichée au sommet d’une montagne à plus de 1’800 mètres d’altitude, elle a vu revenir ces derniers jours enfants, femmes et personnes âgées. Ces personnes restent, affirment-elles, pour maintenir vivant leur sentiment d’exister.

Nora Martirosyan, contactée lors du Festival du Film et Forum International sur les Droits Humains (FIFDH):

« L’ensemble des acteurs qui ont pratiquement joué leur propre rôle dans le film est, de base, très joyeux. Mais aujourd’hui, ils sont tous très abattus. Hayk Bakhryan (qui joue le rôle du petit Edgar) habite toujours au Karabakh et, tous deux, avec sa mère, vivent avec les coups de feu provoqués de l’autre côté de la frontière pour intimider la population. C’est comme un paradis perdu, mêlé d’insouciance et de rêve. Nous avons été un peu naïfs de croire que ce monde, régi par l’avidité et les intérêts économiques, puisse laisser plus d’espace pour les droits de l’homme. »

Le film constitue aujourd’hui une « archive » unique

Le tournage du film a débuté en août 2018 et a duré six semaines, soit deux ans presque jour pour jour avant la sanglante offensive lancée le 27 septembre 2020 par l’armée azérie. Autrement dit, pour les administrés du Haut-Karabakh, les images telles que présentées dans ce long-métrage semblent provenir d’un passé lointain, la seconde guerre de l’Artsakh ayant considérablement redessiné le tracé du territoire. Seuls 40% sont restés arméniens, le reste ayant basculé sous la juridiction de l’Azerbaïdjan.

« J’ai eu la chance de pouvoir constituer cette pellicule parce qu’aujourd’hui les rêves et les problèmes ne sont plus les mêmes. Bien que ce film ait été pensé comme une pure fiction, il pourra aujourd’hui servir d’archive pour les générations futures. Dans dix ans, on aura peut-être oublié que le Karabakh ressemblait à un paradis. Et ce film viendra simplement rappeler que pendant longtemps, il a été terres d’opportunités », explique Nora Martirosyan contactée par voie virtuelle depuis Erevan. La réalisatrice d’origine arménienne s’est rendue pour la première fois dans le Haut-Karabakh en 2009. Elle y est ensuite retournée chaque année, sans exception aucune. « C’était le sens de ma vie de faire ce film alors que je ne me considère pas comme une cinéaste. Je voulais qu’on entrevoie le Karabakh à travers le cinéma. Et malgré moi, j’ai donné du corps à un sujet que personne ne voulait voir, à une parenthèse de 26 ans de cessez-le-feu qui est maintenant derrière nous. » 

La première du film a eu lieu à Erevan le 10 mars dernier devant 500 personnes émues aux larmes, et où l’espoir n’était plus en contrebalance d’une désolation certaine. « Nous sommes très abattus mais j’ai l’espoir que ce peuple qui a su se relever après le génocide puisse avoir une envie de vivre encore plus grande qu’auparavant. Un espoir renaîtra mais il faudra attendre », soutient Nora.

Jeune mais inventif, le petit Edgar (Hayk Bakhryan) garde son innocence a longueur de film, même quand il fait croire que l’eau puisée dans les toilettes de l’aéroport de Stepanakert est magique. Réal. Nora Martirosyan / 2020

Authentique et sincère

Depuis 2009, Nora a eu l’occasion de sonder les endroits stratégiques dans lesquels elle souhaitait faire vivre sa caméra. À force de repérages, les scènes, le scénario et les textes ont fait office d’évidence, pour elle mais aussi pour les acteurs et amis engagés dans le projet. C’est probablement ce qui timbre le film d’une authenticité déconcertante. « Je n’ai pas l’impression d’avoir trahi mes compatriotes. Je ne rougis pas à montrer mon film, même après tout ce qui s’est passé. Les gens ont regardé le film avec beaucoup de tendresse, en se reconnaissant dedans. Nous devons être sincères dans ce que l’on fait et je suis heureuse que tout le monde l’ait reconnu. »

Dans le film, si le personnage d’Alain Delage permettait de voir le Haut-Karabakh à travers les yeux d’un occidental peu averti, le personnage d’Edgar – le jeune fils d’une agricultrice qui pratique un business ésotérique autour de l’aéroport de Stepanakert – servait, en revanche, à montrer l’envers d’un décor inaccessible pour tout visiteur. « Il était important pour moi d’avoir un personnage qui puisse me permettre de raconter le pays, autrement que par le regard de l’observateur français. Puis, cet enfant rappelle que le Karabakh est terre d’agriculture et que les Arméniens n’ont jamais cessé de cultiver leurs terres, quoi qu’il arrive. Ce n’est pas une question de conquête mais de labeur », précise Nora.

Le scénario, enfin, a été conclu sous l’œil avisé de l’écrivaine Emmanuelle Pagano. De ce fait, le dénouement du film s’est surtout soucié, tel un roman, de laisser cours à une réflexion philosophique sur la situation de l’Artsakh. « Emmanuelle n’a pas seulement porté un regard extérieur sur la situation mais m’a aussi donné un avis professionnel sur le texte du film », explique alors la réalisatrice. « Le cinéma est toujours pensé pour tenter d’aider à une compréhension certaine des faits et offrir des axes de résolution aux problèmes. Or, la structure des romans laisse plus de place à la réflexion, laissant dans l’ombre des questions irrésolues. Parce que l’ombre est souvent plus riche que la lumière. » Les deux femmes ont ainsi fait les bons choix: éviter à tout prix une fin artificielle à cette composition de légende. « Je n’ai pas l’impression d’avoir réalisé un film mais, au contraire, d’avoir simplement tissé des histoires en elles dans une pellicule. »

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