Jean-Luc Bideau, une carrière accidentée tournée en dérision

Invité à animer une masterclass à l’occasion de la sixième édition du Vevey International Funny Film Festival (VIFFF), Jean-Luc Bideau (80 ans, dont 55 de pleine carrière), un peu gauche dans sa démarche arrive avec un léger retard au cinéma Astor. Il y reçoit finalement le VIFFF d’honneur pour l’ensemble de son œuvre et s’amusera à prendre, couper, s’accaparer la parole de ceux qui ne lui réservent qu’une procession de compliments. Mais avant, l’acteur suisse, retranché dans le Valais, nous avait concédé un entretien. Espiègle et fougueux.

Installé dans son fauteuil de cuir, les jambes fermement croisées, les bras dodelinant sans frénésie, Jean-Luc Bideau aime enjamber les sujets de discussion. Le cinéma, la télévision, le théâtre n’ont plus beaucoup de secrets pour lui – quoiqu’il ne s’estime pas en grand connaisseur de la culture populaire –, mais ce samedi matin, il consacre toute sa verbosité sur l’art du football. Le temps de rappeler sa grande admiration pour le Servette FC et son Stade de Genève, « le seul stade qui me donne encore des frissons », sa mésestime du Paris Saint-Germain dont il déplore la faible profondeur d’âme, sa curiosité pour le jeu allemand et les gros titres de Vincent Duluc dont il considère le talent. Le reste l’intéresse beaucoup moins et c’est peu dire.

Il rappelle cette pièce de théâtre, Les onze de Klapzuba pour laquelle il eut collaboré avec sa femme Marcela Salivarova en plein Euro 2008 en Suisse et en Autriche. Elle rendait hommage au roman d’Eduard Bass de 1922 qui racontait la vie d’un paysan tchèque qui avait mis ses onze fils au football, plutôt qu’au labour. Ensemble, ils deviendront champions du monde. Pour se mettre dans la peau du personnage, Bideau s’en est allé à la rencontre des joueurs qu’il admirait. Il comptait parmi eux le Servettien Jacky Fatton qui, de ces temps, comptait déjà ses 82 années de vie. « Vous jouiez des deux pieds Jacky ? – Non que du gauche! », lui aurait-il répondu. Le football qu’il aime; le football de ses douze ans.

Bideau parle de Gérard Depardieu et Jean-Pierre Mocky. Il admire le premier, il compare le second au premier. À la différence des deux, il assure ne pas avoir connu le même succès; il n’a jamais touché de gros cachets et n’a jamais « pris 1 million de dollars, comme Steve McQueen, pour lire un scénario. » © leMultimedia.info / Oreste Di Cristino [Vevey]

Bideau comme Depardieu

« Je suis incapable de lire des poèmes, une force que je laisse à Fabrice Luchini, que je ne trouve pas être un grand acteur mais un grandiose comédien. Il a le talent de recevoir les émotions du texte, il ne triche jamais. Même devant Finkielkraut. Le personnage ne m’intéresse pas mais j’avoue qu’il a une qualité de dire les textes très étonnante. Ce que je n’ai pas. » Bideau est comme Depardieu, plutôt, explique-t-il. Il connaît son texte mais n’a grande cure des grands classiques de la littérature française. Ainsi, Ronsard et Baudelaire ne lui parlent pas. Ou pas beaucoup. « Gérard est un génie. Il est étonnant. On s’est connu il y a vingt ans, on s’est reconnu dernièrement dans un film qu’on vient de tourner ensemble. » Maison de Retraite (M.D.R.), qui met également Kev’ Adams en jeu, est une toute nouvelle création de Thomas Gilou, petit-fils de Blaise Cendrars.

Il avoue ne lire que des journaux, sinon quelques livres de grands auteurs. Il effeuille, en ce moment, les 900 pages de Vie et Destin de Vassili Grossman et la vie autour de Stalingrad. Jean-Luc Bideau sait reconnaître les belles œuvres mais il ne s’en imprègne jamais. « Je ne travaille pas comme ça. » Les scénarios qu’on lui propose, il ne les lit jamais. Cette tâche, généralement, revient tout naturellement à sa femme.

Cette nouvelle collaboration entre Bideau et Depardieu ne pouvait, en somme, pas mieux tomber tant le premier adule le second; Depardieu a une sacrée mémoire. Il est celui qui « arrive à parler de cul sans que cela ne devienne gênant », rappellera Bideau. Cela dépasse tout ce que l’on puisse imaginer, assure-t-il en nous renvoyant vers Gérard, la bande dessinée consacrée de Mathieu Sapin. Et pourtant, mis à part la publicité dont il s’est audacieusement offerte « en pyjama » auprès d’Alain Tanner en 1969 pour apparaître sur le grand écran, et contrairement à Depardieu qui chassait les réalisateurs à l’affût du moindre rôle, le Suisse n’a jamais aimé se vendre. C’est ce qui aurait pu le perdre si sa femme n’avait pas été plus incisive. Il fallait la comprendre: expatriée, pragoise d’origine, elle comptait sur son homme pour ramener l’argent à la maison. Elle, n’a jamais réussi à trouver du travail.

Jean-Luc Bideau parle aussi de Bulle Ogier, à qui il avait donné la réplique dans La Salamandre (1971) avec Jacques Denis. Elle était extraordinaire et n’a pas eu la carrière qu’elle méritait. « Elle n’est jamais devenue cette machine à fric qui faisait des comédiennes et actrices de véritables stars. » © leMultimedia.info / Oreste Di Cristino [Vevey]

Le facteur chance de l’après-1968

« Je n’ai jamais fait de film à pognon, si ce n’est Fantôme avec chauffeur (1996) qui n’a pas marché. » Au final, aucune vraie critique envers son réalisateur Gérard Oury; pour qu’un film marche, il faut avoir de la chance. Cette chance, Jean-Luc Bideau estime l’avoir eue à une période de sa vie où il s’avouait désespéré. En 1968, à la création de la société de production Groupe 5 qui regroupe cinq cinéastes de la Télévision Suisse Romande, Alain Tanner, Claude Goretta, Jean-Louis Roy, Michel Soutter et Jean-Jacques Lagrange lancent les années folles du cinéma suisse. Jean-Luc Bideau collaborera avec trois d’entre eux; seuls Roy et Lagrange n’auront jamais travaillé avec lui. Ils lanceront sa carrière.

Le début des années 1970 marque, de fait, les débuts (réussis) de Bideau dans le cinéma. Mis à part deux apparitions dans les films de Georges Lautner (1965), puis Louis Malle (1967), il s’était surtout illustré au théâtre mais rien ne lui permettait, à l’époque, d’envisager une réelle carrière de comédien. « Nous habitions dans un HLM, un peu paumés et sans fric. C’était juste après mon mariage. Je suis passé proche d’une toute autre carrière, dans la campagne à traire des vaches. »

C’est James ou Pas (1970) de Soutter qui le révèle auprès des réalisateurs du pays. Avant, il n’était pas vraiment considéré auprès du Groupe 5. Michel Soutter, un cinéaste aux créations poétiques, avait alors laissé un grande liberté de jeu à Bideau; lâché, dans son style reconnaissable, l’acteur à peine trentenaire s’y était grandement amusé. « C’est le point de départ de tout puisque c’est cette liberté d’improvisation qui a donné l’envie à Goretta et Tanner de m’engager encore. Cela ne m’était encore jamais arrivé: tout d’un coup, je me retrouve à tourner dans trois films qui font un énorme succès. Je dois mon métier d’acteur à la chance. À la chance! » Il le répète trois fois. « Le reste, je n’y crois pas. Parce qu’avant ça, j’étais nul. »

Pas d’ami dans le métier, Jean-Luc Bideau se dit heureux aux côtés de sa femme Marcela et ses enfants, dont Nicolas est directeur de Présence Suisse. « Jean-Marc Stehlé était mon seul ami dans le métier, mais il est mort. Je n’ai jamais eu de véritable copain et j’aimerais bien savoir qui, dans ce milieu, a de vrais copains. La grande famille du cinéma n’est qu’une construction marketing. » © leMultimedia.info / Oreste Di Cristino [Vevey]

De la télévision au théâtre, Bideau se lâche

« La seule fois, où ma femme s’est battue pour que je tourne dans un projet à la télévision, c’était pour Ainsi Soient-Ils. » Une série télévisée dans laquelle il interprète le père Étienne Fromenger. Un succès qui lui vaut aussi son meilleur souvenir de tournage, entre 2012 et 2015. « Ma femme est pourtant très réservée. Mais pour cette série, elle s’est battue auprès de Rodolphe Tissot que je connaissais en tant qu’assistant pour que j’intègre le casting. » Le casting, sa seule occurrence – un exercice auquel Bideau ne réserve aucune faveur –, finira tout de même par le sélectionner malgré les réticences liminales de la chaîne ARTE.

« Mis à part Ainsi Soient-Ils, ma femme m’eut longtemps apostrophé pour les rôles que j’avais acceptés d’incarner, en montant à Paris pour pas grand chose. Le mépris absolu. » Ce rôle effectivement – dans la peau d’un prêtre progressiste qui en a raz-le-bol du pape –, lui changeait de ses précédentes apparitions à la télévision. Entre autres, les plus jeunes se rappellent surtout de son rôle déluré dans la série H d’Abd-el-Kader Aoun de 1998 à 2002, aux côtés d’Éric et Ramzy et Jamel Debbouze. Le sérieux, chez Jean-Luc Bideau, n’a jamais fait partie de ses bagages; aujourd’hui, il en joue plutôt bien. Il navigue sur son style de “fils de bourge” sans finesse. « Je n’ai pas beaucoup d’intelligence littéraire ou politique. Je ne suis pas un raisonnable. La seule chose qui me sauve, c’est que parfois j’ose me lancer. Et parfois encore, ça marche. »

Tout comme sa relation déséquilibrée avec sa femme, ça marche fort. Au théâtre à nouveau, depuis quarante ans. L’envie de faire des projets à deux était née en 1980 à cet instant où le Petithéâtre de Sion, en contrebas de la basilique de Valère, lui laissa carte blanche pour l’idée d’un spectacle. Le couple choisit d’adapter Stratégie pour deux jambons (1978) de Raymond Cousse qui, en bon moralisme, laisse la parole à un cochon au seuil de l’abattoir. La critique de la société de (sur-)consommation s’en déduit. Marcela découvre alors les joies de la mise en scène, une première. Une première réussite, surtout, dont elle saura préserver la longévité pour trois décennies encore. Il y eut également la reprise de La Métamorphose de Franz Kafka à Bobigny en 1994; des textes d’une profondeur inégalée.

« Je n’ai pas eu de rôles au cinéma ou au théâtre qui m’aient particulièrement fait rêver ou qui aient été des détonateurs pour ma carrière », lâche Jean-Luc Bideau. Quoiqu’il y en a eu un: Lear, l’adaptation de la pièce de Shakespeare par Edward Bond qu’il avait représentée en 2000 et 2001 à Valence et Paris. « Mais je me suis planté. »

On a tous quelque chose en nous de Klapzuba

Les Onze de Klapzuba est un roman écrit par Eduard Bass en 1922 ; il raconte tout d’un football où les valeurs de principe l’emportent sur la poursuite de la richesse. Publié dans un contexte (pré-)soviétique, dans les premières années de pouvoir de Joseph Staline, l’histoire se pose en défenseur de l’art populaire du football où la compétition et le professionnalisme y étaient, en substance, mal vus. À la puissance caricaturale de l’homo sovieticus, les onze fils du paysan Klapzuba rappellent, avant toute chose, l’importance que revêtent les notions de solidarité et de fraternité dans le sport. On en eut discuté – parfaitement au hasard – avec le comédien Jean-Luc Bideau. Voici pourquoi il faudrait (temporairement) arrêter de regarder le football…

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