De Margareth Menezes à Gilberto Gil ou quand les identités croisent la musique

Richard Bona l’avait rappelé lors d’un concert surprise en hommage à Quincy Jones: il faut chanter avec ses racines, au plus près de ses origines. Sinon? il n’y a pas de musique. Disons-le, au-delà de Richard Bona, cet auteur, musicien et chanteur camerounais, il y a de parfaits exemples d’artistes engagés dans la promotion de leur identité au travers d’une musique qui leur est propre. Margareth Menezes, Mart’Nália ou encore Gilberto Gil avaient, à titre d’exemple, offert un récital de presque quatre heures et demi à Montreux en juillet 2018 avec, pour seule mission, faire vivre la musique brésilienne. De Bahia à Rio, on sort du lot trois artistes qui ont dédié leur vie et bradé toute leur énergie à la promotion et au développement de la culture dans leur pays, le Brésil.

Comme partout au Brésil, l’humilité reste de mise. Tout tient dans la délicate vision d’une vie où la simplicité reste la mise première, et la vida louca de même. Rien ne vient entacher le rapport humain, primaire, primordial, primesautier. Point de grandes réflexions, tout allant dans le sens de l’humeur – bienveillante – et des premières impulsions créatrices. Et à en regarder Margareth Menezes, Mart’Nalia et la famille Gil Moreira, l’on en vient à oublier les repères: changement de culture, de pays, de continent, d’hémisphère… et un mélange de styles si harmonieux qu’il convient mieux de se laisser emporter par le rythme, les cadences tantôt amusées, tantôt apaisées, toutes ponctuées par le sourire de deux femmes au sens commun musical nourri et habillées par la famille du clan Gilberto Gil.

Aussi faut-il dire que chacun, à sa manière, a tenu le plus noble des messages sur scène: la musique guidant les peuples, vêtant les émotions, sustentant les sentiments d’un public emporté par le satin délicat de la mouvance brésilienne. Ce n’est par ailleurs pas la première fois que le Brésil fête sa soirée à Montreux; João Bosco en 1983, Margareth Menezes – déjà – et Ney Matogrosso en 2006, Beth Carvalho en 2007, Maria Gadù et Maria Rita en 2011 et Jorge Ben Jor et Adriana Calcanhotto en 2012. Sans compter les diverses apparitions de Gilberto Gil, en 16 concerts au Montreux Jazz, entre 1978 et 2015. Ceci même avant de le retrouver, à nouveau, en 2016 sur “sa” soirée brésilienne en compagnie de son ami Caetano Veloso. L’on en retrace donc l’histoire vivante et profonde de la tradition brésilienne en Suisse, et sur les rives du Léman. Une tradition de danse et poésie, mêlée à la joie certaine d’un peuple exilé et reconnu dans les racines qui sont les leurs.

L’afropop savante de Margareth Menezes

Que l’on ne se trompe pas de continent, l’afropop marquée par la musique de Margareth Menezes n’a rien de poncif. Bien au contraire, c’est la musique des 30 dernières années, imprégnées du Carnaval de Bahia des nineties, et ajoutée à l’héritage d’une musique africaine tout ce qu’il y a de plus dansant. La chanteuse de Salvador a réalisé le parfait amalgame entre la traditionnelle samba et la “révolution” reggae, le tout enjoué dans une tendance afrobeat bien régulière.

L’Afropop Brasileiro est pleinement sa création; un mouvement perpétué et perpétuel, animé depuis plusieurs décennies désormais. Il ne faut par ailleurs pas oublier d’où naît la musique de Margareth Menezes, une femme de culture, engagée dans sa diffusion au Brésil, à Bahia et ailleurs, et récompensée longuement pour son implication dans la vie culturelle en Amérique du Sud. C’est par ailleurs en mai 2016 que l’artiste reçoit les honneurs de l’Assemblée législative de l’État de Bahia, cet état au Brésil déjà si divers, entre sa côte tropicale et ses régions arides au Sertão. Elle y est reçue par la députée d’alors Fabíola Mansur, remerciée et élevée pour ses talents et sa bienfaisance; Margareth fut définitivement l’une des artistes qui ont contribué à l’avancée et au développement politique de sa région.

Elle est également Présidente de l’Association Fábrica Cultural au service du développement culturel au Brésil, réduit à une activité de fortune sans élévation institutionnelle, engageant actions et mouvements en faveur de l’éducation et de la production durable de l’art et du divertissement. L’opération tient par ailleurs sur une conviction de long terme, celle de faire de l’art une branche économiquement viable pour les politiques, à l’aune de l’industrie musicalement développée en Europe et plus généralement au Nord.

Sa musique a 30 ans. Elle a grandi au contact du monde et dans le monde, d’autant plus que la chanteuse est sans doute l’artiste qui favorisa l’essor de l’afropop dans les recoins inaccessibles du continent américain, au sud comme au nord, aux États-Unis où elle a notamment côtoyé les Talking Heads, lors d’une tournée entamée aux côtés de Gilberto Gil et Dominguinhos et en Europe pour sa présence régulière, à l’image justement de ses fréquentes apparitions au festival de Montreux qui lui a toujours offert l’espace nécessaire à sa très belle démonstration. La musique de Margareth Menezes tient donc un quelque chose de profond, un ancrage politique parfaitement dissimulé, en ce qu’elle se bat régulièrement en faveur de la culture, un domaine éventré au Brésil. Et cela ne se voit pas nécessairement, tant l’engouement est entier à l’écoute de ces sonorités balnéaires, estivales, fraîches et appréciées pour leur imparable contagion.

Néanmoins, à l’heure où les crises économique et politique s’enchaînent au Brésil, tout a trait à une réalité plus mitigée. Le pays a jusqu’ici traversé une période où la condition de vie y apparaît trouble, au détriment d’une avancée certaine des réalisations culturelles et musicales brésiliennes. Par sa musique, inexorablement, Margareth Menezes rappelle ainsi la condition des artistes, encensés par l’héritage du vingtième siècle mais souvent relégués au second plan des intérêts politiques du pays. « Être un artiste, ce n’est pas être un clochard », écrivait-elle sur son site personnel en mai 2016.

« Il y a une tendance aveugle à appeler “art vagabond” et cela dans tous les domaines de l’expression artistique et culturelle, mais dans l’art il y a un différentiel, une personnalité et une capacité à générer un sentiment d’attente et de vibration chez ceux qui le reçoivent et l’observent; la culture et l’art génèrent des provocations au-delà de la raison. » À chaque représentation, Margareth Menezes attire l’attention d’une jeune génération passionnée par les arts mais peut-être encore trop frêles à l’expression. Sa musique détruit ainsi l’ivresse et initie à d’autres alternatives, à une autre connaissance, plus vaste. Plus intéressante.

Mart’Nália, un combat universel pour la douceur de vivre

Mart’Nalia apparaît dans une Bossa Nova feutrée, où la cymbale trouve pleinement sa place. Ensemble bleu noir, loin du flashy brésilien. Mais la gestuelle y est, le rythme dans la peau, la scène à soi, une danse minaudée, légère, aérienne, dans un cool jazz qui rassemble la samba aux précisions plus européennes, au septentrion. Le sens du battage, de la percussion dans les mains (baguette de batterie en main), le bassin dandinant, le sourire affiché, le regard possédé de la légèreté propre, de la musique qui coule dans ses veines. Nul doute, sa musique, elle la ressent, elle la vit à la précision même.

Sa vie, elle l’a longtemps passée à l’école de samba de Vila Isabel, quartier de Rio de Janeiro. Elle a grandi, en apprenant à “samber”, à danser, à comprendre le message musical de la tradition brésilienne, à sentir la vie au travers de l’art inculqué, guitare en main, tambourin caressé, puis battu. Tout a commencé là, à l’Unidos de Vila Isabel, auprès de son père Martinho da Vila, chanteur, compositeur et écrivain. Mart’Nália, fille de ce communiste engagé, est sans doute l’artiste qui comprend et observe au mieux la transition générationnelle qui a lieu au sein même de son village. Elle avouait déceler une tendance nouvelle, parmi la jeunesse de son quartier près d’Ipanema et Copacabana. La samba, à l’en croire, n’a jamais été linéaire parmi les jeunes personnes du coin, mais elle renaît subitement depuis quelques années, au plus près d’artistes qui vivent la transition humaine au travers de la musique. L’artiste de 52 ans ne s’est par ailleurs jamais détournée de la mission qui est la sienne: dominer l’exogène, dominer l’extérieur à la faveur de son talent et de son âme.

Début juillet 2018, elle s’était produite à Moscou, parallèlement à la Coupe du Monde. La jeune femme – homosexuelle – est solide, convaincue du rassemblement musical mondial. Elle avait refusé de se déprogrammer de cette soirée brésilienne qu’elle devait assurer en Russie, malgré le rejet manifeste de plusieurs groupes de s’y produire, à l’image de Liniker et des Caramelows, dont le frontman est trans. Dans ces circonstances, Mart’Nália a fait preuve de l’intelligence qui l’honore, elle a bâti sa résistance en n’octroyant qu’une mineure importance au contexte. La chanteuse, compositrice, actrice et percussionniste a livré, comme à son habitude, une joie de vivre, décelée aussi bien en Russie qu’à Montreux quelques jours plus tard. Accompagnée de ses percussionnistes Thiago Silva, Anderson Nascimento et Analimar Ventapane, ses représentations n’en sont que plus animées, plus entraînantes, plus battues, plus rythmées. Latin Grammy avec son album Misturado, l’artiste cinquantenaire poursuit son chemin vers la reconnaissance mondiale. Partout, néanmoins, Mart’Nália reste la même, inchangée, passionnée.

Du tropicalisme à la Popular Brasileira, Gilberto Gil célèbre les 40 ans de Refavela

Refavela retrace un brin d’histoire riche de l’immense Gilberto Gil, cet homme né à Salvador de Bahia qui a réveillé le tropicalisme au Brésil depuis le débuts des années 1960. L’album aborde le pouvoir des favelas, leur richesse inouïe, révélée il y a déjà plus de 40 ans. Le projet est né à plusieurs milliers de kilomètres du Brésil; Gilberto Gil a traversé l’Atlantique dans toute sa largeur pour visiter l’Afrique, ce continent qui avait intimement nourri son âme lors de son premier voyage vers la fin des années 1970.

À son début de carrière, en 1962, le trublion brésilien se limitait à une bossa nova indulgente, bienveillante, en ce qu’elle avait de modeste. Mais très vite, son sens aiguisé pour les combats justes lui apporta l’inspiration de sa future musique. Contre-culture mondialisée, il a émancipé la voix des bidonvilles de son pays, où les rites ont vécu et survécu depuis plusieurs millénaires. Descendant des esclaves, à l’image des Sécessionnistes étasuniens, Gilberto Gil a éveillé les soupçons musicaux des basses terres bahianaises, avec une saveur expatriée, généralement africaine, spécifiquement nigériane.

Il écorne l’image aérienne de l’industriel maison pour favoriser le retour global à la terre, à la nature, la publicité artistique multiculturelle, plurielle; le fragment racinaire du Brésil. C’est pourquoi, il ne se refuse pas à poursuivre la représentation de son ancien album, déjà quarantenaire. Si l’idée de le reproposer provient d’une idée de son fils Bem, le projet maintient sa cohérence. À l’heure de l’afropop, l’opus datant de 1977, né d’un voyage initiatique au Nigéria, à Lagos, retrouve toujours la ferveur d’un public amusé, consciencieux du partage musical que celui-ci propose. Sans oublier que Gilberto Gil et sa famille ne sont pas étrangers à la promotion de la culture locale et transcontinentale; Gilberto fut bien ministre de la culture sous le premier mandat présidentiel de Lula da Silva de 2003 à 2008, tenant hautes ses convictions. Voilà l’héritage maintenu d’une longue carrière qu’il n’est pas prêt de terminer à bientôt 80 ans. En 2016, il était bien venu à Montreux avec son ami Caetano Veloso, avec lequel il avait, par le passé, perfusé sa musique dans une veine nettement plus engagée, à la défense des besoins sociaux du peuple brésilien. Un combat d’une vie qui n’en finit jamais.

En 2018, il est revenu au bras d’une belle et douce compagnie. À commencer par sa femme, Flora Giordano et sa fille aînée Nara De Aguiar, aux chœurs mais aussi aux côtés d’artistes au talent reconnu. C’est la chanteuse capverdienne Mayra Curado Andrade, qui a notamment connu le Brésil à l’enregistrement de son deuxième opus Stória, Stória… en 2009, qui a ouvert la soirée, immédiatement suivie du chanteur et accordéoniste Erivaldo Juni Alves De Oliveira. Entre-temps, l’homme, grande affiche de la journée, est resté au seuil des planches, laissant courir une inauguration parfaitement exécutée.

Il voit, de l’extérieur, entrer la chanteuse, compositrice et pianiste italienne Chiara Civello, prise dans la tenaille des piano-bars new-yorkais où elle réside. Le mélange du piano et de l’accordéon apprête la salle, la polit des sonorités latines incontestables, l’ancre dans un folklore brésilien attendri. Ce n’est finalement qu’à concert écoulé de déjà 25 minutes qu’apparaît l’artiste, en ensemble chemise-jeans noirs, dansant d’un pas cadencé, bras enjoués, sobriété gardée précieusement. Il prononce quelques mots en français, en grand ami et connaisseur de la région lémanique. Puis, engage un prélude en particulier, symbolique. Le neuvième titre de son album, Balafon, adresse au mieux le message d’une tradition africaine, justement emprunte dans la musique du Brésilien.

Au premier plan, le xylophoniste Alexandre Garnizé est agenouillé, lames de bois face à lui et résonateurs installés. Le Balafon est en réalité cela, un xylophone africain répandu aussi dans nombre de contrées de l’Amérique du Sud. C’est en réalité un marimba, marque du continent central, guide avéré dans le sillage du rapprochement des cultures entre les pays de l’hémisphère sud. Par là, Gilberto Gil aborde déjà tout ce dont il est question dans son œuvre: l’ancrage musical dans les racines, emprunté dans les origines propres, l’afro-américain et l’afro-brésilien. L’on n’est plus nécessairement dans l’activisme politique, le militantisme contradictoire à l’art de la musique. Les deux sont superflus, la musique puisant dans la profondeur de l’être, la politique se nourrissant dans son contraire, jugeant et établissant le contenu extérieur, les facteurs exogènes à l’homme pour tenter de l’en influencer, le tromper dans des convictions surnaturelles. C’est indubitablement le retour à la simplicité, un retour à la mode d’un jour, datant du sommet de Rio de Janeiro au début de la décennie 1990, proche de la terre, proche des racines. The roots, quoi.

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