La Douleur : Duras et l’intemporel

En adaptant deux récits du recueil éponyme de Duras, Emmanuel Finkiel revient à la Seconde Guerre qu’il avait déjà abordée dans Voyages (1999). L’auteur de Je ne suis pas un salaud (2005) rejoint la liste fournie des cinéastes ayant eu l’audace – ou le malheur – de se frotter aux textes de l’écrivain. Une belle surprise de ce début d’année à découvrir en salle dès ce mercredi 24 janvier.

Sonder l’œuvre de Duras à travers l’œil du cinéaste, c’est se confronter à deux directions que l’on peut résumer ainsi : d’abord, celle de Rithy Panh et de son adaptation du Barrage contre le Pacifique (2008). Le réalisateur a misé sur la trame narrative en réduisant la force de création de l’œuvre littéraire. Dans cette adaptation, il s’agissait d’extirper la colonne vertébrale du récit au profit de la tension dramatique. Dans un second temps, celle de Duras elle-même. À plusieurs reprises, la romancière s’est essayée au cinéma en transformant ses propres romans en long métrage. Parmi ces nombreux glissements opérés entre littérature et cinéma, Détruit, dit elle (1969) explore les possibilités de la caméra, bien loin d’un cinéma conventionnel. Tout comme avec sa plume reconnaissable, Duras a construit, par le biais de l’expérimental, sa propre marque en tant que réalisatrice. La version cinématographique de La Douleur que nous offre l’ancien assistant-réalisateur de Godard et de Tavernier réconcilie les deux écoles puisqu’il parvient à les combiner dans un juste équilibre, rendant visible la langue durassienne sur grand écran, sans évacuer le potentiel dramatique du roman.

Le journal, le roman, la caméra

Pourtant, ce pari était loin d’être gagné. Déjà, parce l’œuvre se présente comme un « Journal », sûrement retouché avant sa publication. La Douleur est porteur d’une cicatrice autobiographique, celle d’une peine incommensurable, d’une plongée volontaire dans l’asservissement intégral de l’attente donnée à ressentir au lecteur par le travail littéraire. L’amorce du film retranscrit le pacte de lecture du roman en voix over : « J’ai retrouvé ce Journal dans deux cahiers des armoires bleues de Neauphle-le-Château. Je n’ai aucun souvenir de l’avoir écrit. Je sais que je l’ai fait, que c’est moi qui l’ai écrit, je reconnais mon écriture et le détail de ce que je raconte […] Quand l’aurais-je écrit, en quelle année, à quelles heures du jour, dans quelle maison ? Je ne sais plus rien. ». Surgit alors la mise en scène des deux récits que sont « La Douleur » et « Monsieur X. dit ici Pierre Rabier ». Le film, bien qu’il ne bénéficie d’aucune coupure signifiée à l’écran, se constitue en deux parties correspondant aux deux récits. Contrairement au choix éditorial, il replace les deux nouvelles dans leur chronologie temporelle : la première, consacrée à la relation ambiguë, rythmée par les jeux de pouvoir et de séduction entre Marguerite (Mélanie Thierry) et un agent de la Gestapo (Benoit Magimel). La première tente d’obtenir des informations sur les conditions de détention de son mari emprisonné en qualité de résistant alors que le second tente de substituer à cette femme qu’il admire, de part sa proximité avec le monde littéraire, des informations sur les réseaux de résistant de son époux. La deuxième partie du long métrage retrace un nombre restreint de jours pendant la libération de Paris qui coïncide avec le moment où les prisonniers de guerre reviennent en France ; l’envers de la Libération et l’aliénation par l’attente de Robert.

La substantifique moelle durassienne

Finkiel réussi une adaptation brillante d’une œuvre qui lui tendait pourtant de nombreuses embûches. Son secret réside peut-être dans sa capacité à convoquer le récit. En voix-over mais également en voix-off, le texte de Duras est fréquemment scandé. Mieux encore, il est quelques fois illustré dans ces passages où l’on s’attend le moins à receler l’intérêt du cinéaste. C’est le cas des déambulations de Marguerite dans ce Paris qu’elle arpente, de rues en rues, de trottoirs en trottoirs remarquablement mis en scène : « Dans la peur le sang se retire de la tête, le mécanisme de la vision se trouble. Je vois les grands immeubles du carrefour de Sèvres tanguer dans le ciel et les trottoirs se creuser, noircir. Je n’entends plus clairement. La surdité est relative. Le bruit de la rue devient feutré, il ressemble à la rumeur uniforme de la mer. ». Afin de différencier la protagoniste des événements ainsi que de l’écriture du « Journal » avec celle de la publication du roman, Finkiel dédouble son personnage puis le décuple, se joue des possibles et des hypothèses délirantes de sa protagoniste sous l’effet de la peur et du Retour. La réalisation est également soutenue par un casting sans fausse note, Mélanie Thierry est éblouissante de justesse dans ce rôle particulièrement difficile. Benoit Magimel n’est pas en reste et offre une de ces meilleures prestations, tout comme Benjamin Biolay qui incarne Dionys, personnage clé en qualité de meilleur ami de Robert et que Marguerite épousera mais aussi parce qu’il assène à son amante la phrase assassine : « Vous êtes plus attachée à votre douleur qu’à Robert ». Reste également, en contrechamp de la foule en liesse et des drapeaux français virevoltants, la charge antigaulliste mise en relief par le désir politique de l’oubli, celui de la relégation des survivants et de la mémoire des morts : « De Gaulle a décrété le deuil national pour la mort de Roosevelt. Pas de deuil national pour les déportés morts. Il faut ménager l’Amérique. La France va être en deuil pour Roosevelt. Le deuil du peuple ne se porte pas ». Pour avoir un aperçu de la prose durassienne ou la retrouver au cinéma, La Douleur fait office d’une des meilleures adaptations de Duras sur grand écran.

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