Audrey Vernon: « Les injustices font partie des énervements d’enfants »

Les grosses fortunes mondiales, Audrey Vernon s’en fiche. Et pourtant, pimpante en robe de mariée, elle en épouse un illustre énergumène, 33e rang dans la fameuse liste de Forbes – la liste des milliardaires les plus réputés – et prend un malin plaisir à le dérider dans son spectacle « Comment épouser un milliardaire » présenté ce soir au Lido Comedy & Club de Lausanne. Sensible aux inégalités économiques, Audrey a longuement évoqué, pour leMultimedia.info, son faible pour le prolétariat et la défense de la justice financière. Rencontre.

Ton spectacle sort de l’ordinaire. D’où vient ton obsession pour les enjeux économiques dans le monde ? car deux de tes spectacles « Marx et Jenny » et « Comment épouser un milliardaire » sont basés sur cette thématique.

Audrey-Vernon-c-J.Waxx_Quand j’ai écrit ce spectacle, en 2008, j’avais la conviction qu’on ne pouvait pas monter sur scène pour ne rien dire. Donc j’ai eu envie de parler de choses qui m’intéressaient et j’ai constaté en France, à Paris, l’explosion des inégalités, l’appauvrissement des classes moyennes. J’ai vu de plus en plus de misère dans Paris et du coup, je suis tombée sur les thèses de Camille Landais, Thomas Piketty qui confirmaient mon intuition. J’ai donc essayé de mettre des mots sur ce sentiment d’inégalité. J’ai ensuite découvert la liste de Forbes et j’ai trouvé que c’était une matière théâtrale assez amusante: qu’il y ait un numéro 1, un 2, un 3,… qu’il y ait 1’645 personnes qui ont plus de 50% de la fortune mondiale et c’est comme ça que je me suis lancée sur ce thème qui me préoccupait depuis toute petite comme beaucoup d’enfants. Les injustices font partie des énervements d’enfants. J’ai donc eu envie de faire un spectacle là-dessus car je n’arrive pas à comprendre comment on peut être heureux dans un monde où nos voisins ne peuvent pas survivre et malheureusement, le capitalisme, aujourd’hui, c’est ça. Il y a une société où il y a quelques élus et puis le reste ne peut pas vivre. Sous prétexte qu’il y en a quelques uns qui s’en sortent, on devrait trouver que ce fonctionnement soit normal ou que, si on y met tout notre cœur, on pourrait y arriver… Mais ce n’est pas juste que les plus faibles ne puissent pas y arriver et que les gens qui ne sont pas aussi malins, aussi intelligents et qui n’ont pas eu autant de chance à la base ne puissent pas s’en sortir. Ce n’est pas juste qu’il y aient des gens qui ont une vie misérable.

« Aujourd’hui la guerre a pris une autre forme. Elle a pris la forme de l’économie mais il y a toujours des morts, des blessés »

Tu fais la défense du prolétariat dans ce spectacle. Tu tournes tellement en ridicule cette liste de Forbes. Le monde est injuste et même absurde. Tout est misère selon toi…

Je pense qu’aujourd’hui, c’est vraiment le sujet de cette époque. Il y a eu des époques où il y avait d’autres formes de barbarie: des guerres,… Aujourd’hui la guerre a pris une autre forme. Elle a pris la forme de l’économie mais il y a toujours des morts, des blessés. Sauf que l’ennemi, pour l’instant, est beaucoup plus malin que d’habitude: il n’a pas d’armes, pas de chars mais il a des magasins, des marques,… Et surtout, c’est assez caché. Quand on fait nos courses, on ne sait pas si on est chez Warren Buffet, George Soros ou un autre milliardaire et investisseur. Ces gens ont une influence énorme. Quand on voit que George Soros a décidé de spéculer sur la Grèce dans un dîner à New York en 2010 et que ça a conduit à ces politiques d’austérité qui détruisent des générations – je crois que 40% de notre génération est au chômage en Europe – des gens détruits psychiquement, c’est barbare ! Ce que les milliardaires nous imposent est barbare.

Un show donc très engagé… Quel est le public cible de ce one (wo)man show ?

Je crois qu’il y a un peu de tous les publics qui viennent. Il y a des gens très pauvres, très riches, moyens; j’ai vraiment tous les publics entre la Suisse, Monaco, la Belgique, les usines et les théâtres à Paris. Ce qui est assez amusant, c’est que tout le monde se sent à égalité dans mon spectacle car, étant donné que personne n’appartient à ces 1’645 personnes (ndlr, de la liste de Forbes), tout le monde se sent dans mon camp et tout le monde se sent très impuissant. Je n’ai jamais vu de gens qui faisaient l’apologie des milliardaires. Je n’ai pas de souvenir de personnes dans ce genre dans les salles.

Comment a été l’ambiance lors de ces deux passages au Lido Comedy & Club ? Le spectacle adhère mieux dans les petites salles ?

Ah mais j’adore aussi les grandes salles parce que j’aime bien quand il y a 500 personnes qui rigolent en même temps. C’est très puissant. Donc je ne veux pas dire que je n’aime pas les grandes salles. Mais c’est vrai que le spectacle dans des petites salles est super également. Il y a une proximité avec le public qui y est différente et je sens que les gens sont contents dans des salles où il est facile de voir les détails de mes panneaux (ndlr, durant son spectacle, Audrey montre des images de milliardaires connus). C’est plus facile de voir les visages alors que, quand on est loin, c’est plus compliqué. Et puis, c’est plus agréable pour le public d’être dans un cadre un peu plus proche avec l’artiste.

« Le Lido a un choix politique qui consent à tout le monde de pouvoir rentrer et qui rend cet endroit libre »

Et sinon, le Lido c’était super ! J’ai dansé jusqu’à trois heures du matin hier soir et c’était très très chouette de voir une boîte de nuit sans videurs. Tout le monde peut rentrer et il n’y a pas de sécurité qui te regarde de haut en bas et te juge. L’ambiance de ce théâtre est vraiment super. À Paris, avec le plan Vigipirate (ndlr, le plan de prévention du terrorisme dans les lieux publics français), on se fait fouiller pour rentrer n’importe où et cela donne une ambiance très déprimante. C’est triste de voir des vigiles à l’entrée des magasins. Pour protéger quoi ? qui ? la propriété d’Amancio Ortega (ndlr, le fondateur de la marque « ZARA »), troisième fortune mondiale ? Donc de voir des vigiles partout dans Paris, des gens qui ne doivent pas être très bien payés non plus, c’est loin d’être une atmosphère que je trouve très sympathique. Donc ça fait du bien d’être dans un lieu comme le Lido, où c’est un choix politique – j’ai l’impression – de la part de Thomas (ndlr, le programmateur de la salle) qui consent à tout le monde de pouvoir rentrer et qui rend cet endroit libre.

Il faut combien de temps pour préparer un spectacle comme celui-ci ? J’imagine qu’il faut du temps pour vérifier l’authenticité de tous tes propos…

J’ai mis un an à chercher les informations et une autre année à peaufiner et, maintenant, je joue ce spectacle depuis cinq ans; cinq années à l’approfondir. Disons qu’il y a vraiment eu une année (et demie) où j’ai été obsessionnelle. Par exemple, quand j’ai fais le spectacle « Marx et Jenny », il y a vraiment eu un an et demi où je ne pense qu’à ça. Et là, tous les jours, je lisais « Le Figaro » Économie, « Challenges » toutes les semaines, je lisais « Alternatives Économiques » qui est un super journal, « Le Monde diplomatique », le « Financial Times »,… Donc vraiment, je lisais tout cela et dès que je trouvais un milliardaire qui m’intéressait, je creusais en lisant des livres sur lui. J’ai lu la biographie et plein de livres sur Warren Buffet, quelques lignes de la biographie d’Alan Turing pour donner, à la fin de mon spectacle, une anecdote sur la marque d' »Apple » (ndlr, la pomme croquée). Donc c’est vrai que, quand j’ai un sujet, j’y vais à fond et maintenant qu’il est écrit, je ne peux plus voir une page du « Figaro ». Je n’ai plus du tout envie de lire. De toute manière, c’est le même principe toujours. La matière de mon spectacle ne change pas depuis cinq ans: les personnages sont les mêmes, seule leur position dans le classement change. La situation n’évolue pas au final. Seules quelques petites anecdotes marrantes peuvent s’infiltrer dans mon spectacle comme celle de Mark Zuckerberg (ndlr, le fondateur et président du réseau social « Facebook ») qui est entré en 2010 dans la liste (ndlr, de Forbes), qui était alors 200e et aujourd’hui, il se loge dans les 20 premiers (ndlr, 17e). C’est impressionnant de voir cette évolution… Mais sinon très peu change dans mon texte. Seul l’éveil du public peut différer. En cinq ans, l’économie a pris une place énorme et les gens ont pris conscience du problème. Il y a cinq ans, certaines personnes trouvaient mon spectacle un peu trop caricatural alors qu’aujourd’hui, il y a quand même des gens qui me disent que je ne vais pas assez loin. Et c’est là qu’on voit qu’il y a quand même eu du changement en cinq ans et j’espère que les choses changeront encore davantage.

Merci beaucoup Audrey. Très bonne suite !