Priscilla Morand, entre tropisme africain et rêve olympique

Bercy, Paris

Née en Suisse d’un père d’origine valaisanne et d’une mère mauricienne, Priscilla Morand a toujours rendu hommage au croisement de ses racines, y compris dans le judo. Formée sur le bassin lémanique, elle est aujourd’hui onze fois championne de Suisse. Sous une autre veste, elle est aussi championne d’Afrique sous les couleurs de l’île Maurice. Une histoire de nationalités, mais pas que…

Sur le circuit africain, Priscilla Morand n’est pas une judokate comme les autres. À 30 ans, la Valaisanne d’origine cumulait encore, il y a peu, différents statuts qui pourraient sembler en tous points contradictoires. Fin 2023, la jeune femme a remporté son onzième titre de championne de Suisse de judo dans la catégorie des -48kg. Parallèlement, avant de partir défendre son titre à Casablanca (Maroc) le 7 septembre dernier, elle était également championne d’Afrique sous l’étendard de l’île Maurice. Cette particularité a longtemps fait de Priscilla Morand une judokate au parcours et à l’identité uniques dans les cénacles du judo africain. C’est aussi à cette originalité qui lui est propre qu’elle doit son surnom de « bébé suisse » dans la plupart des dojos du continent. « En Afrique, mes amis et mes adversaires me voient comme je suis – petite, frêle, blanche mais aux racines mauriciennes très solides. »

Priscilla Morand est, depuis quelques années, employée à la poste d’Écublens, dans le canton de Vaud. N’ayant d’ailleurs connu que la Suisse comme terre d’habitation, elle tombe dans le judo à l’âge de cinq ans en suivant les pas de son grand frère. La jeune femme avait, à cet âge déjà, une idée assez précise des sports qui l’intéressaient. Elle avoue avoir eu, très tôt, une préférence pour la boxe. Mais ses parents le lui ont découragé. C’est alors qu’elle s’est retrouvée un jour de 1999 dans le dojo du club de Morges à affronter, pour la première fois, des garçons et des filles de son âge et où elle s’est révélée une passion et une solide aptitude pour la compétition.

Malgré son très faible poids, elle remporte très vite pour son compte, et pour celui de son club, ses premiers succès dont elle ne retire que des souvenirs imprécis. Elle se souvient, en revanche, être la plupart du temps trop légère pour les catégories de poids dans lesquelles elle était inscrite ; ce qui ne l’a jamais empêchée de sortir victorieuse face à des adversaires souvent plus lourds.

Sa famille: un soutien, une force, un repère

En 2007, à l’âge de 14 ans, elle remporte son premier titre majeur. Elle devient championne de Suisse pour la première fois dans la catégorie des -40kg et est immédiatement repérée pour rejoindre le cadre de l’équipe de Suisse et y disputer ses premières compétitions internationales. Elle a appris à défendre sa place sur les tatamis de façon décomplexée jusqu’à ce qu’elle se sente subitement appelée à porter également sur ses épaules les espoirs de son frère aîné, victime en 2008 d’une rupture d’anévrisme. « L’épreuve a été difficile, explique-t-elle. Mon frère a été contraint d’arrêter le judo et j’ai senti que je devais combattre aussi pour lui. Aujourd’hui, il m’accompagne dans plusieurs compétitions et vit les combats comme si c’étaient les siens. Il est un repère dans les tribunes duquel je ne pourrai en aucun cas me séparer. »

© leMultimedia.info / Oreste Di Cristino [Paris]

L’appel de l’Afrique et de l’île Maurice

La carrière sportive de Priscilla Morand n’a toutefois pas toujours été un simple parcours de santé. Sur la scène internationale, la jeune femme a autrefois dû passer par un sentiment partagé de honte et de déception. En 2011, alors qualifiée pour les championnats du monde sous les couleurs de la Suisse, elle décide de s’octroyer deux semaines de vacances dans le pays de ses origines maternelles. Elle passe ainsi 14 jours à Port-Louis, en île Maurice. Elle manque pourtant un stage de préparation important qui a lieu à la même période. Une absence injustifiée qui finira par lui coûter la disqualification immédiate. « Je jure de ne plus jamais vouloir vivre un tel traumatisme, clame-t-elle. Ça a été une honte avec laquelle j’ai dû vivre pendant plusieurs mois. Et c’est à ce moment-là que j’ai eu un déclic sur la place que le judo prenait dans ma vie. »

En 2014, de retour à Port-Louis, Priscilla Morand étudie son profil, ses envies, ses préférences. Elle dit ressentir l’appel de ses origines ; une rencontre avec l’entraîneur national de judo de l’île Maurice finit par la convaincre que combattre pour le pays de sa mère est un choix de passion, mais aussi de raison. C’est ainsi qu’après sept ans passés dans le cadre national des jeunes talents suisses, elle entérine son changement de nationalité sportive, une situation avec laquelle elle se sent confortable depuis bientôt dix ans. « Le choix s’est fait très naturellement, nous raconte-t-elle en arpentant un dédale de couloirs dans les sous-sols de l’AccorArena de Bercy, où se avait lieu, début février, le Paris Grand Slam. L’encadrement de l’équipe de Suisse était bien sûr étonné de ma décision ; elle aurait pu rendre ce changement de nationalité plus difficile, voire même l’empêcher, mais elle n’a rien fait de tel. Je les respecte autant qu’ils me respectent. »

La jeune femme explique aussitôt avoir gagné plus de liberté dans le choix des compétitions auxquelles elle veut s’inscrire, mais assume perdre aussi l’aide logistique conséquente que la Suisse lui assurait dans la gestion des accréditations, du transport et des logements sur le site des compétitions. Mais plus important, à l’âge de 20 ans déjà, elle a vu en l’Afrique une terre d’opportunités, où tout restait à construire. Ce vaste champ des possibles a sans doute été ici la principale raison qui a motivé sa décision. Elle s’est faite embrigader dans ce tropisme africain qui se répand de plus en plus depuis le début des années 2000, tant chez les entrepreneurs venus d’Europe et d’Asie, que chez une grande partie de grands sportifs partis faire carrière vers le nord avant de revenir aux sources. Priscilla a été gagnée par la valeur symbolique et émotionnelle de ses décisions, une faiblesse qui n’en a jamais été une. Depuis lors, elle a toujours trouvé, en sa binationalité, le parfait équilibre. Dans son pays, elle inspire ainsi la fierté des Mauriciens.

L’histoire derrière sa qualification manquée pour les JO de Tokyo

L’environnement de l’île Maurice a très longtemps réussi à Priscilla Morand. Dès sa première compétition internationale en 2014, elle s’était illustrée en remportant le bronze aux championnats d’Afrique qui avaient été organisés au pays. Cinq ans plus tard, elle avait même décroché la médaille d’or aux Jeux des îles qui s’étaient, eux aussi, tenus à Port-Louis. « Ce premier titre est sans doute le souvenir qui restera à jamais gravé dans ma mémoire, explique-t-elle. Remporter l’or devant mon public et avec le soutien qu’ils m’ont témoigné tout au long de la compétition était un rêve que je n’aurais jamais cru pouvoir réaliser un jour. »

Peu avant l’émergence de la pandémie, Priscilla était ainsi idéalement lancée dans la course à la qualification pour les Jeux Olympiques de Tokyo, entre-temps repoussés à l’été 2021. À la reprise des compétitions, elle se démarque en terminant deuxième des championnats d’Afrique le 10 mai 2021. À cet instant, le système des quotas olympiques lui confère le droit de représenter sa nation au Japon, à la condition unique qu’aucun autre combattant du pays ne réussisse l’exploit de figurer en bonne place aux championnats du monde un mois plus tard. Ce qui va finir par arriver…

Le 10 juin, Rémi Feuillet (alors 29 ans), seul autre représentant de l’île Maurice dans la compétition, passe trois tours aux championnats du monde à Budapest, remportant au passage au golden score son combat face au Suisse Ciril Grossklaus. Son waza-ari lui permet ici d’obtenir, de façon parfaitement inattendue, les points nécessaires pour passer devant Priscilla dans les classements. Battu ensuite par le Japonais Kenta Nagasawa en quart de finale et le Mongol Antalbagana Gantulga au repêchage, Rémi Feuillet obtient la 7e place finale dans la catégorie des -90kg, le minimum requis pour obtenir, sur le fil, sa qualification pour les Jeux Olympiques. Sa sélection avait été entérinée par le comité national olympique mauricien quelques jours plus tard, laissant Priscilla Morand seules face aux regrets.

« J’ai vécu ce moment comme une descente aux enfers ; le traumatisme que j’ai vécu en Hongrie m’a fait perdre deux kilos en un seul jour, explique-t-elle avec le recul. J’ai ressenti le besoin de prendre du recul et des vacances. J’ai aussi reçu un soutien psychologique qui m’a aidée à surmonter cette épreuve. » Suite à ce qu’elle a vécu comme le plus grand échec de sa carrière, Priscilla s’est éloignée quelques semaines du judo. À son retour sur les tatamis, convaincue de pouvoir continuer à s’épanouir dans son art, elle entame une remise à neuf de son programme de travail et s’attache les services d’un nouvel entourage ; elle change d’entraîneur et s’inscrit à Motion Lab à Lausanne où elle bénéficie des conseils d’un médecin du sport, d’un préparateur physique et d’un physiothérapeute. Elle se confie également depuis octobre 2021 à une préparatrice mentale.

Ce complet renouveau l’a amenée, quelques mois plus tard, à devenir championne d’Afrique de judo en mai 2022, la première pour l’île Maurice ces 26 dernières années. Un élan qui la porte aujourd’hui à mener sa toute dernière campagne de qualification pour les Jeux Olympiques de Paris cet été. « J’aime le judo, mais je n’en ferai pas une obsession comme ça a été le cas ces dernières années, explique-t-elle. Je veux profiter de ma dernière saison avant de me dédier à ma vie personnelle et familiale. »

Pour la Mauricienne, le pur plaisir de la compétition lui permettra ainsi de réduire de beaucoup sa pression mentale avant d’embrasser certainement, l’année prochaine, une carrière alternative, hors des clous du sport de haut niveau.

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