Le haut plafond de verre de Lore Hoffmann

Sierroise d’origine et de cœur, Lore Hoffmann compte parmi les meilleures coureuses de moyenne distance au monde. Habituée des grands rendez-vous, elle n’a toutefois toujours pas réussi à se faire une place au sein du Top 8 mondial. À Budapest, elle n’est pas parvenue à atteindre la finale du 800 mètres. Pourtant capable de mieux, elle est aujourd’hui encore freinée par des blocages qu’elle seule peut surmonter. Rationnelle et nerveuse, mais très réservée: la question est de savoir comment Lore Hoffmann peut vaincre le signe indien.

Lore Hoffmann a habité près de 12 ans à Sierre, avant de partir faire ses études à Lausanne. Elle y a commencé l’athlétisme à l’âge de onze ans, et comme pour tout athlète accompli en Suisse, c’est l’école qui l’a mise sur la voie de la course. Mais là où certains auraient pu hésiter à passer le pas de la porte d’un club alentours, la très jeune adolescente de l’époque a réglé l’affaire en quelques jours. «Je me suis rendue compte que j’avais une bonne course, alors j’ai rapidement voulu savoir comment faire pour la travailler», expliquait-elle attablée, il y a un peu plus d’un an, sur une terrasse du campus de l’Université d’Oregon à Eugene. Dans la manœuvre, il y a bien sûr beaucoup de passion pour la chose, le demi-fond et l’athlétisme, mais il en ressort aussi un vibrant trait de caractère qui semble, avec le temps, parfaitement composer la personnalité de Lore.

La Sierroise a un tempérament nerveux, couplé à un je-ne-sais-quoi de sensible. Elle livre souvent une lecture très cartésienne de ses performances, de ses choix, de ses tactiques. Elle laisse, en conséquence, aussi très peu de place à l’improvisation: laisser les choses se faire, ce n’est pas très académique. Ainsi, quand elle a poussé les portes du club athlétique de sa ville, c’était avant tout pour apprendre, et bâtir.

27 ans, ingénieure en biomécanique

Quand elle n’est pas alignée en compétition, Lore Hoffmann sert en tant qu’assistante scientifique à l’EPFL. Son parcours universitaire permet d’ailleurs de mieux comprendre comment la jeune femme fonctionne, mais aussi à quel point sa carrière sportive et professionnelle peuvent être imbriquées. Lorsqu’elle a défendu son mémoire de master début 2022, la période coïncidait avec une préparation sportive tronquée. Suite à un problème au genou, elle avait dû écourter sa saison hivernale. Et quand elle a pu enfin renchaîner avant le camp de préparation de Swiss Athletics organisé avant les championnats du monde en Oregon, elle s’était dite dérangée. Ses temps en compétition ne reflétaient alors pas les temps à l’entraînement. «Je me souviens avoir dû faire un gros travail d’introspection, je voulais vraiment comprendre ce qu’il se passait, explique-t-elle. J’ai eu besoin de tout déconstruire, pour tout reconstruire: ça fait partie de mon travail. Et c’est ce qui fait que c’est un travail de tous les jours, sans interruption.»

Lore est quelqu’un de cérébral. Elle réfléchit beaucoup, mais parfois trop: surtout quand il s’agit de jouer une place en finale du 800 mètres aux championnats du monde. À Eugene, elle avait manqué d’entrer parmi les huit finalistes d’une courte épaule face à la Slovaque Anita Horvat. Et elle s’en était voulu. «C’est la conséquence de mauvais réflexes, souffle-t-elle. Ça se joue sur des crispations, autant de choses que j’ai, là aussi, travaillées à l’entraînement.» À Budapest, le sort n’as pas été plus favorable; enfermée dans un groupe particulièrement lent, elle n’a pas été en mesure d’y trouver sa place pour forcer l’entrée en finale. Autrement dit, il lui a manqué ce soupçon d’instinct qui l’aurait poussée à prendre les devants après 300 longs premiers mètres. Au lieu de ça, elle a porté son attaque au plus mauvais endroit, au dernier virage, là où elle n’avait aucun juste choix possible, sinon de se déporter au large.

«Les choses faciles mais trop intuitives ne me réussissent pas toujours, parce que je suis d’avis que ce qui est inconsciemment bien fait, n’est pas bon, poursuit-elle. Cette façon d’avancer peut être la meilleure manière d’arriver au sommet, mais avec un capital risque que tout s’effondre très élevé.» En somme, dans l’athlétisme, version Hoffmann, soit on sait ce qu’on fait, soit on l’ignore complètement. La jeune femme l’avoue d’ailleurs volontiers, à ses débuts en compétition, elle ne faisait pas le poids. Cependant, tous les acquis dont elle dispose désormais et qui l’ont menée plusieurs fois si proche d’une finale mondiale ou olympique, elle les a bâtis pierre par pierre: ça, c’est sa force.

«Notre club, c’est de l’artisanat»

Les gens critiques, bien qu’honnêtes, l’admettront: dans le sport, soit on est complètement con, soit on est un génie. Tous s’accordent à le dire, même si en utilisant d’autres mots. Michel Herren, lui, le dit à sa manière: «Soit ça te passe complètement au-dessus – et là certains peuvent réussir sans comprendre ce qu’ils font –, soit tu essaies de tout intégrer. Pour moi, l’athlétisme est une école de vie et j’ai besoin de partager. Je préfère donc travailler avec des athlètes qui savent ce qu’ils font, donc généralement avec des athlètes qui sont vraiment très intelligents. Lore est une fille comme ça. Notre club (ndlr, athle.ch), c’est de l’artisanat et ça implique qu’il y ait un réel échange.»

Un instinct de protection

Ces dernières années, Lore a d’abord terminé à la 11e place aux championnats d’Europe de Berlin. Elle a ensuite terminé quatrième aux Universiades en 2019, avant d’être éliminée en séries aux Mondiaux de Doha. Aux Jeux Olympiques de Tokyo en 2021, tout comme aux Mondiaux d’Eugene l’année passée, elle n’est pas parvenue à se qualifier pour la finale, mais est passée vraiment proche d’une première médaille aux championnats d’Europe à Munich quelques mois plus tard (4e). Autant dire que le parcours de la jeune femme apparaît plus que cabossé. Partant de son niveau, démontré aussi à l’entraînement selon son coach Michel Herren, ces irrégularités dans les résultats sont la preuve qu’elle n’a pas encore entièrement pris conscience de son niveau, et qu’elle n’a peut-être pas encore trouvé sa place face aux meilleures athlètes de sa discipline.

«Lore a un parcours un peu particulier et elle doit surmonter certaines choses, explique Michel Herren. Elle a toujours eu une gêne et un complexe qui apparaît à des moments très spécifiques. À n’importe quel instant, elle peut se demander “Ai-je le droit de faire ça?”.» La jeune femme est, de fait, aux antipodes de ce que peuvent être Audrey Werro ou Jason Joseph. Hypersensible, elle joue le plus souvent de mécanismes de protection pour s’endurcir face à l’adversité. «Elle a dû mettre plein de couches pour devenir rationnelle, alors que d’autres, comme Jason, sont des hypersensibles qui restent hypersensibles. Soit elle pense à rien et elle fait juste, soit une pensée la traverse et elle fait n’importe quoi. Mon travail est de lui apprendre à gagner une stabilité.»

Lore cherche un déclic, avant tout psychologique. Un premier déclencheur avait eu lieu entre 2019 et 2020, lorsqu’en une seule saison, elle était parvenue à abaisser son meilleur temps en carrière de 2’01”99 à 1’58”50, ce qui correspond à une amélioration de trois secondes et demi sur le double tour de piste. «Cette année-ci, j’avais réussi à avoir une progression cohérente», assure-t-elle. Et maintenant? «Maintenant, elle est retombée dans son instinct de protection, et ça crée d’énormes discussions», détaille son entraîneur.

«J’ai déjà demandé conseil à Mujinga Kambundji»

Lore Hoffmann est une fille qui aime observer les bonnes attitudes, la manière dont les athlètes gèrent toutes sortes de circonstances. Elle sait d’ailleurs déjà qui observer dans le camp suisse. «Mujinga a une très bonne attitude, une attitude de haut niveau. Annik [Kälin] aussi. Je les ai spécialement observées durant le camp à Eugene l’année dernière. Je suis très différente de Mujinga – elle est très calme dans sa tête, elle passe la soirée au loft alors que moi, je suis une pile électrique qui n’arrive pas à déconnecter.»

«Je lui ai déjà demandé conseil: ce qui compte, c’est de regarder l’inconscient. Les meilleures athlètes sont ceux qui se tiennent bien. Pour aller loin, il faut s’affirmer. Les adversaires ressentent ta peur, c’est instinctif. Et s’il sentent que t’as peur, il se sentent, eux, plus forts.» Un excellent exemple de science appliquée.

Être le reflet de Keely Hodgkinson

La difficulté pour Lore réside dans la nature de la discipline: «Le 800 mètres n’est pas une discipline technique, elle est accessible à tous, expliquait-elle. C’est une des seules courses où les listes de départ ne prédisent pas la composition de la finale.» «Le 800 mètres, c’est très peau de banane, confirme Michel Herren. Il y a toute une dimension tactique qui entre en jeu. C’est pourquoi on ne peut pas être complètement ignorant de ce que l’on fait sur une distance comme-ci.»

Savoir trouver sa place est donc déterminant pour parvenir à décrocher de bons résultats sur la scène mondiale. Beaucoup de filles s’y sont longtemps heurtées avant de parvenir à trouver le remède. Dans le style, Lore Hoffmann cite d’ailleurs volontiers la Britannique Keely Hodgkinson (21 ans), vice-championne olympique à Tokyo en 2021, vice-championne du monde et championne d’Europe en 2022.

«Keely est une fille qui a longtemps été très rapide sur 600 mètres mais n’avait jamais su se positionner sur 800, lâchait Lore, éliminée en demi-finales à Hayward Field l’an passé. Mais tout d’un coup, elle est parvenue à réajuster ses courses et à gagner des titres sur 800.» La Britannique est bien sûr un exemple de persévérance. Son évolution laisse entendre que les progressions explosives sont possibles sur la distance; elle a gagné 6” en une seule saison (record personnel à 1’55”77).

«Elle a dû avoir le fameux déclic psychologique, lâche Lore. Si je l’avais, j’aurais les clefs pour aller beaucoup plus vite.» Keely a toutefois deux avantages sur Lore; elle est plus jeune, et elle est surtout beaucoup plus sûre d’elle. «Lore est une fille qui a été brimée. C’est beau d’avoir tout compris et tout construit mais si elle ne surmonte pas ses barrières psychologiques, ça ne sert à rien. C’est une brute épaisse mais qui a peur. Elle peut être hargneuse, mais pour l’instant pas encore face aux bonnes adversaires.»

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