Au cœur de la prière collective de Chris and The Queens

Sans aucun instrumentiste, en Monsieur Loyal de son propre spectacle, Chris and The Queens a convié toute la salle du Montreux Jazz Lab dans son rituel de psychomagie. On passe des cintres de l’opéra Garnier, où l’artiste avait entamé la tournée de son précédent disque, au jubé d’une cathédrale où il vient d’achever le mouvement de son geste opératique.

Dans une interview accordée au Monde, Chris assurait avoir demandé asile dans une cathédrale pour qu’on se souvienne à quoi sert l’art en tant que catharsis. Pas de lumières aux allures de bougies cette fois mais la même ambiance d’église et un vocabulaire religieux invoquant Marie, les anges et l’archange Michaël, le plus proche de Dieu, représenté comme un guerrier, défenseur du monde divin, terrassant le dragon ou encore tenant en main une épée et une balance. La lutte contre les opprimés menant à la justice. Sous des effets d’écho noyant le plus souvent la tessiture reconnaissable de sa voix, Chris a tenu sa procession prog rock une heure durant. Si tous ont suivi la voie de la rédemption, certains ont parfois pu se sentir déconcertés.

L’incarnation d’une foi religieuse stricte et cadrée n’est pas nouvelle chez le Nantais. Sa vie a basculé il y a quelques années pour atteindre un point d’équilibre qui semble aussi être celui du non-retour. Le chanteur s’est terré dans l’opéra et le théâtre où toute expression artistique se dit protégée. Il a réservé sa foi dans la puissance de la poésie sans même ne plus regarder le public dans les yeux – donnant surtout l’impression d’être sur scène pour guérir ses blessures et achever sa transformation vers une identité nouvelle. C’est là que l’artiste a sans doute perdu une partie de son public des premières heures, celui qui chavirait autrefois face à sa Chaleur humaine. Désormais le verbe fuyant, l’artiste fait de sa musique des prières collectives, qui sont aussi ses propres vaisseaux d’émancipation. L’inspiration lui viendrait d’ailleurs du souvenir de l’opéra rock des Who de 1969, monté sur fond de trauma d’enfance vécu par le guitariste Pete Townshend.

Achever la mutation de sa transidentité

Le spectacle évoque certes la foi religieuse, mais celle-ci n’empêche pas Chris de continuer à jouer avec les codes de genre dans la définition de son personnage scénique. Torse nu et seins dévoilés à la lumière de tous, l’artiste se décline désormais au masculin. Mais le chemin pour parvenir à l’acceptation de soi a été long. Longtemps, à ses tout débuts en 2014, il s’est cru libéré sur scène en incarnant Christine, une jeune femme à tendance androgyne, inspirée de ses langoureuses rencontres avec les drag-queens qui habitaient le cabaret londonien de Madame Jojo’s. Mais la libération fut imparfaite. Christine s’était trompée et elle en a souffert. Elle avait alors au moins pu prouver à quel point cela pouvait être facile de se tromper de doublure sur scène, qu’il était tout-à-fait possible d’incarner un faux genre devant des milliers de personnes. La correction depuis quelques années s’est alors faite à vif. Le deuil de sa mère, disparue en 2019, a servi de révélateur et Christine est devenu Chris. L’évolution fut ensuite si retentissante qu’il en a inspiré un article paru dans le New York Times intitulé Gender Is a Construct. Christine and The Queens Built a Bulldozer.

Aujourd’hui, Chris semble avoir parachevé sa mutation – il se sent plein de lui-même. Il fuit désormais clairement le consensus et le compromis, et cultive l’entre-soi; ses amis sont devenus anges, son public ses fidèles. De tout cela, sur scène, en ressort une exquisité dans la voix sous des mélodies enrichies de complexité harmoniques, un peu à la façon Freddie Mercury.

Une reprise en canon

De ces complexités harmoniques, Chris a également fait des choix judicieux. La reprise du Canon en ré majeur de Pachelbel dans le titre Full of Life entre bien dans cet ordre. Il s’agit d’une des rares compositions datant du XVIIe siècle à alimenter, encore aujourd’hui, la trip-hop contemporaine. Si bien qu’en six décennies, la pièce est devenue un véritable objet culturel universel, décliné en d’innombrables versions. Celle de Chris n’est que la dernière d’une très longue liste gorgée d’histoire; chaque nouvelle adaptation ou inspiration s’est immédiatement imposée, dans l’histoire moderne, comme la pièce maîtresse de son répertoire.

Le morceau avait beau être inconnu des lords allemands lorsque Johann Pachelbel la composa en 1680, il a retrouvé une nouvelle jeunesse trois siècles plus tard lorsque la musique baroque a repris un semblant de mode. La version la plus écoutée aujourd’hui – en toile de fond de I Want to Hold Your Hand des Beatles (1963), de Pet Shop Boys des Village People (1993) ou encore de Memories du groupe Maroon 5 (2019), parmi de nombreuses autres adaptations – adopte un rythme plus lent et nettement plus méditatif. Dans le genre, Chris and The Queens a poussé la méditation à son paroxysme.

À Montreux, Pachelbel a pratiquement servi d’ouverture à l’entière représentation. Un prologue ouvrant la voie à de fortes audaces théâtrales, violentant les structures de la pop traditionnelle sous une voix défiant toute proximité. Derrière elle, toutes les chansons cathartiques qui ont suivi ont partagé la même sève. Elles transcendent à la foi le choc et concertent la position du masculin dans son verbe, sa chair et sa conscience. À cet instant, Chris s’est libéré de la précision narrative.

À partir de là, tout est devenu absurde, démesuré – comme dans la vie de Chris depuis la mort de sa mère. Paranoïa, Angels & True Love est alors né d’un constat clair: la pop est morte, longue vie au théâtre. L’art dramatique et la danse étaient déjà ses disciplines de cœur aux études. Le revoilà désormais laisser la théâtralité se retailler une place de choix dans son répertoire.

De Jean Genet à Tony Kushner, en passant par Marvin Gaye

Dans l’évocation des anges Gabriel, Raphaël, Uriel, Jophiel et Michaël, qu’on prie pour se protéger de toute invasion intérieure, Chris fait aussi ressortir ses penchants pour la plume de Jean Genet: son regard sur l’humanité, les rejetés et les marginaux. Très sensible aux récits des étranges, Chris croit savoir que tout happy end provient d’anges, véritables deus ex-machina au service des opprimés.

Replongez-vous aussi dans Angels of America, l’œuvre profonde de Tony Kushner qui, entre évocation de l’homosexualité et la lutte tentaculaire contre le sida, lui a longtemps servi d’amorce à cet opéra aux codes entremêlés. Il paraît ensuite que la marginalité dans le New York des années 1980 a servi de catalyseur, justifiant ses pleurs, ses dérives somnambuliques et sa longue quête spirituelle. Chris dit avoir longtemps vécu seul, désocialisé, entouré de ses seuls amis les anges dont la présence était perceptiblement invisible. Les seules conversations qu’il a eues, explique-t-il, étaient avec des chamanes ou avec des poètes comme Lydie Dattas.

C’est dans cette profonde solitude, comme plongé sous les eaux (réécoutez son titre A Day in the Water), que les tout premiers raz-de-marée existentiels, sertis d’angoisses profondes qui n’appellent qu’à être démolies, ont grandi. C’est sous ce fond de détresse émotionnelle que Chris and The Queens a bâti les fondements de sa nouvelle ruée vers l’au-delà. Les imprécations sont solennelles et les rencontres – y compris le caméo de Madonna dans trois de ses titres – sont d’une autre dimension, à l’extrême limite de l’irréel. C’est d’ailleurs lui qui soupçonne l’Américaine d’être la réincarnation d’un lord anglais, pour sa fermeté dans la destruction des codes modernes du vivant.

Sans oublier que Marvin Gaye y trouve aussi son compte. La Motown réapparait sous un versant ténébreux; dans Marvin Descending ou encore Tears Can Be Soft, la météo y est tempétueuse. Ce spleen trip-hop, qu’on associait autrefois aux mastodontes Massive Attack ou Portishead, s’y est naturellement fait sa place. Chris avait besoin de musiques pleines d’âme, de soul, des sons purs, et relaxés comme s’il n’y avait aucun travail, juste un chant d’oiseau.

Comprenez: dans cette épure downtempo, on descelle une tendre sensualité. Pionnier français des hybridations pop urbaines, Chris and The Queens cultive toujours sa profondeur sensible pour atteindre, cette fois, des sommets mélancoliques. Le débit y est intense et se colle à tous les pas de danse. Pour certains, cela peut être compris comme une résurrection.

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