Country boy entre gospel, soul et blues: Say Hi to Robert Finley!

Le Blues Rules Crissier Festival a lancé ce samedi aux Docks la promotion de sa 13e édition qui se déroulera les 2 et 3 juin 2023 au Parc de Montassé, à Crissier. On a cueilli l’occasion de creuser un peu dans la vie riche et quelque peu bouleversée de l’une des plus grandes têtes d’affiche que le festival ait connu depuis sa création en 2010. Venez faire la découverte de Robert Finley, un garçon de Bernice (Louisiane) qui, à 60 ans passés, revit une deuxième jeunesse.

On devine les Américains à leurs bottes de cuir et chapeau de cow-boys enfilé sur le crâne. Harmonica dans la bouche, jambes en tambourin de fortune, une canne en guise de guitare et une corde en nickel fixée dessus de façon très artisanale. Puis, un accord en do majeur pendant plusieurs minutes. Le blues du Mississippi est increvable.

Robert Finley arbore finalement même une paire de lunettes de soleil qu’il retirera aussitôt, peut-être pour cacher légitimement et symboliquement une vue défaillante. Il le dirait même: plus besoin de voir pour vivre son rêve de gosse. Il est posé comme dans un juke joint de Nashville, sans expression sinon un large sourire contagieux, le pied battant et la barbe blanchie par des années de tumulte, toujours dans le rythme.

À côté de lui, Kent Burnside et Kenny Brown grattent leur guitare, saxophone à l’appui. Ils entonnent même quelques paroles, mais dans le brouhaha de la salle rien n’est vraiment perceptible. Surprenant de voir à quel point un coin de bar peut rapidement leur servir de scène musicale. La scène ne peut être dépeinte qu’avec des mots et des émotions. Et pourtant, territorialement, nous sommes aux antipodes du possible: un campus universitaire polytechnique et le blues américain imposant son rythme là où, finalement, il ne le devrait pas: face à des étudiants plongés dans leur mémoire, têtes brûlées musicales face aux têtes carrées. Croiser un Finley à l’EPFL était bien sûr quelque chose hors du commun.

Le blues chez les Burnside, l’égard pour les devanciers

10 jours que le Blues Rules a fermé les portes de sa 10e édition au Chateau de Crissier. 10 jours que la fièvre bleue est retombée. Mais 10 jours que l’histoire des Burnside continue d’ajouter des chapitres au récit bientôt séculaire du Hill Country Blues, initié il y a plus de 70 ans par un inimitable guitariste d’Oxford (Mississippi), R.L. Burnside. Les petits-fils Kent (après sa venue en 2014) et Cedric (après son set hypnotique à 1h du matin en 2016) ont réinvesti à nouveau la scène ensemble pour les 10 ans du festival. L’histoire n’en est ressortie que plus…

On y apprend la vie là où on vit d’apprentissage; la musique, aussi mesurée telle qu’elle nous est présentée, peut-être aussi simple qu’improvisée. Certains seraient tentés d’y appliquer quelques équations mathématiques; laissez tomber, le terrain est miné par les enchaînement de riffs endiablés.

Sugar Harp, the Branchettes, Hermon Hitson, Robert Finley…

À 17 ans, Robert devient leader de groupe dans l’US Army. Il était alors stationné en Allemagne, où il travaillait sur la mécanique des hélicoptères. Mais il est rapidement reconnu comme un musicien hors-pair et obtient un certificat de spécialité au sein de son détachement. Il crée alors un groupe qui se spécialisera dans la musique soul et R&B. À trois, puis quatre, ils entonnent les titres parmi les plus connus de Joe Simon, Tyron Davis, Isaac Hayes et Marvin Gaye. Américains de bord et Européens appréciaient leur talent.

Démobilisé par l’armée quelques années plus tard, il rentre dans sa ville natale, à Bernice, en Louisiane. Il continue à jouer de sa guitare, seul sur scène, puis en chef de deux groupes de gospel, les Brother Finley et les Gospel Sisters. La vingtaine fraîchement acquise, il se fait ensuite engager comme charpentier, le métier qu’exerçait aussi son père. Il a servi en tant que métayer, électricien ou encore plombier par ci, par-là. Sa vie de jeune homme a ainsi été construite entre palissandre, bois d’ébène et corde en acier plaquée nickel. Une vie qui dura ainsi pendant plusieurs décennies, jusqu’à ce que sa vue ne succombe, presque complètement, au glaucome.

Considéré aveugle, désormais, il s’est reversé à la seule pratique de la musique, la seule capable de le rendre vivant et fier. « Il a fallu que je perde la vue pour que je voie clair en mon destin », souligne-t-il sans ironie. C’est à près de 65 ans, qu’il parvient à se rendre célèbre en dehors de Bernice, de la Louisiane, de l’Arkansas et du Mississippi. « Partir loin de chez moi était ma meilleure chance d’émerger aux yeux du monde entier, explique-t-il attablé dans un café de l’EPFL. Tous les religieux vous raconteront que même Jésus n’était pas accepté dans son propre village. Pourtant, ailleurs, il était considéré comme un sauveur. Il faut aller trouver sa vraie identité ailleurs que sous son lit. »

En 2016, il est enrôlé non loin de New-York par la Music Maker Foundation, dont la fondation répond, depuis 1994, aux besoins quotidiens des artistes qui façonnent la musique traditionnelle américaine. La fondation veille à la fois à ce que les voix des artistes soient entendues, mais donne aussi à tout Américain l’accès aux meilleurs talents cachés de la musique made in USA. Elle sert aussi de connecteur entre les différents artistes ayant vu le jour en ordre dispersé dans tous les États du pays. Parmi les artistes les plus récents à avoir été dégotés par la Music Maker Foundation, on retrouve de jeunes vieux roublards dont le talent est resté encavé plusieurs décennies avant d’embrumer la scène par son goût de fût.

C’est ainsi que l’on a fait la connaissance de Charles Burroughs, dit « Sugar Harp », ce vieux garçon de 75 ans, très habile avec un harmonica ou une guimbarde. On lui rappelle d’ailleurs cette enfance influencée par les talents de son grand-père, et par sa guitare créée à partir d’une caisse d’oranges et d’un manche à balai, à huit ans dans les quartiers reculés de Tampa, en Floride. On y a aussi découvert Lena Mae Perry et son ami Ethel Elliott, dont leur duo « the Branchettes » fut créé il y a déjà si longtemps – et apparemment par accident – dans la ville de Benson en Caroline du Nord. Ou encore Hermon Hitson, né à Atlanta en Géorgie, bluesmen jusqu’à la moelle, versant d’ailleurs, vers ses débuts, dans un mélange psychédélique de funk, soul et rock. Il a d’ailleurs joué avec Garnet Mimms, Joe Tex, Bobby Womack et Wilson Pickett. Il aurait même fait les quatre cents coups avec Jimmy Hendrix dans les années 1960 sur le Chitlin’ Circuit, des tournées qui les embarquaient, avec huit ou dix autres afro-Américains, vers le sud pour s’y produire dans des boîtes de nuit noires. Tous ces artistes sont liés par un destin commun et par leur personnalité parmi les plus atypiques et éclatées dénichées par Tim Duffy et sa femme Denise.

Dans ce giron, Robert Finley figure parmi ceux qui ont réussi à émerger en tant qu’artiste de renom. En 2016, il monte sur scène avec la revue de la Music Maker Foundation lors du prestigieux Globalfest à New York City. Le 30 septembre, il sort son premier album « Age Don’t Mean a Thing », enregistré à Memphis. L’année suivante il dévoile son second « Goin’ Platinum », suivi en 2021 par « Sharecropper’s Son ». Les deux derniers ont par ailleurs été produits par Dan Auerbach des Black Keys. « Le meilleur artiste soul que je n’ai jamais vu », lâchait ce dernier, un soir de fête à Seattle.

« Le meilleur artiste soul que je n’ai jamais vu », lâchait Dan Auerbach à propos de Robert Finley, un soir de fête à Seattle. © leMultimedia.info / Oreste Di Cristino [Crissier]

“Age Don’t Mean a Thing”

C’est ce qui lui fait, depuis, dire que l’âge n’a aucune influence lorsqu’il s’agit de réaliser ses rêves de gosse. Robert Finley les a réalisés à l’âge de 63 ans, après avoir déjà vécu plusieurs vies.

Robert Finley a grandi dans une famille qui ne lui tolérait que la musique gospel. « Ne me bassine pas avec la musique du diable. Elle ne doit jamais pénétrer la maison », lui assénait régulièrement son père. Lors des repas – lorsque sur la table était servi de temps en temps un raton-laveur, particulièrement bien cuit, le même chassé quelques heures plus tôt dans la forêt près de Prisgah –, le blues était un sujet de discussion pratiquement interdit. Les seules fois où il était jeté comme une pierre sur la table, il était automatiquement sabré par un juron du père. Mais Robert n’a jamais vraiment adhéré à la doxa familiale: « Le diable ne tient qu’à faire le mal autour de lui. Le blues, c’est tout le contraire. Comment pouvons-nous donc penser que le blues soit la musique du diable. Je ne pense pas que le diable ait une quelconque faculté de rendre quiconque heureux », démystifie-t-il.

À cette époque, en 1964, à l’âge de dix ans, il chantait dans la chorale de l’église de Bernice. Il était familier alors avec les grands noms du gospel de l’époque, de Sam Cooke – qui mixait volontiers le style avec des teintes marquées de soul et de R&B, originaire de Clarksdale dans le Mississippi et qui allait mourir cette même année à Los Angeles – à Edwin Hawkins qui, lui, allait bientôt arranger, quatre ans plus tard, le mythique Oh Happy Day. À côté de la chorale, néanmoins, beaucoup étaient ceux qui voyaient le jeune Finley jeter quelques piécettes dans les juke-boxes du coin. C’était là sa manière de se laisser transporter par le blues sous la discrétion de quelques témoins.

À onze ans, lorsque son père lui donne un billet de vingt dollars pour qu’il s’achète une nouvelle paire de chaussures, le jeune Finley tente un coup de force. Il dégote, à travers la vitrine d’une boutique ancienne, une guitare de belle facture. Accompagné par un ami, qui le convainc d’utiliser ce malheureux billet de vingt pour une guitare plutôt que pour de vulgaires souliers, il pénètre dans la boutique et demande à la vendeuse de lui remettre l’instrument perché sur ses chevilles d’accroche contre le prix indiqué sur l’étiquette, 19.95$. L’histoire est d’autant plus émotionnelle que c’est la vendeuse qui, après longue réflexion, accepte finalement de payer au jeune Robert le dollar cinquante équivalant à la taxe imposée sur chaque vente.

« Je n’ai pas perdu une seule seconde, explique-il. Avec mon ami, nous avons commencé à jouer de cette guitare pendant plusieurs heures dans la rue. Nous avions environ sept miles à marcher pour rejoindre notre maison. J’ai pincé une corde, puis une autre et j’ai commencé à jouer des sonates indigestes. Rien de fracassant, mais dans mes oreilles, tout sonnait juste parce que j’avais enfin ma propre guitare. » Doté désormais de sa gratte, le jeune garçon se laisse enfin transporter par une musique empreinte de références multiples; du gospel certes – « Mama’s baby » devant son père – mais aussi d’autres styles.

Depuis lors, durant ces 50 dernières années, il n’a cessé d’écrire des chansons dont les textes n’ont jamais vraiment été travaillés. « Dès que j’ai la musique dans les mains, les paroles me viennent très naturellement. Il suffit de regarder autour de soi. Chaque jour est une musique, vraiment. » Il laissait déjà s’extraire de ses cordes vocales une voix pénétrante. Il l’offrait déjà, en signe de bienfaisance, aux maisons de repos du comté, et même dans un centre correctionnel à proximité de Bâton-Rouge.  

On dit de Robert qu’il est chrétien. Mais on dit aussi qu’il aime se fendre la face avec une boisson dont la recette restera conservée dans le bus de tournée. © leMultimedia.info / Oreste Di Cristino [Crissier]

Chanter sous la tourbe du whisky

Lorsque Robert Finley perd la vue – et donc aussi son travail de charpentier – il perd, au même moment, sa femme lui demandant le divorce après des années d’un amour consumé. Hasard malheureux, sa maison part en fumée lors d’un incendie dont les raisons du foyer n’ont jamais été éclaircies. « C’est le chemin de Dieu », lâche-t-il. « Dieu m’a mis, de cette manière, sur la route du blues. »

Il est sans doute vrai, c’est vérifié, qu’un bluesman ne peut pas faire du bon blues s’il n’est pas assez malheureux. C’est donc là, la sentence d’une vie maudite qui sonne dans les oreilles du vieux Finley. Mais en bon gars de Bernice qu’il est, il déclare ne jamais vouloir faire de blues dépressif. « Les gens ont assez de problèmes comme ça. Pourquoi voulez-vous les abattre encore plus avec de la musique triste ? », tance-t-il. Le problème de Robert, en réalité, n’est pas là mais ailleurs.

« La seule question qui s’impose, c’est celle de l’âge. » D’où son titre Age Don’t Mean a Thing. À 60 ans – c’est vrai –, il était temps de faire de la musique sa nouvelle vie. Il l’a commencée en la jouant dans la rue, guitare en bandoulière. Il la poursuit aujourd’hui dans le monde entier, sans penser à autre chose qu’à ses doigts bien sûr minés par les cordes. Winners don’t quit and quitters never win, mugit-il.

Robert Finley dispose de gammes de voix et de notes très étendues, surtout quand il tombe en pâmoison d’un whisky un peu trop tourbé. On dit de Robert qu’il est chrétien. Mais on dit aussi qu’il aime se fendre la face avec une boisson dont la recette restera conservée dans le bus de tournée. Une mixture à base de miel, de citron et de Crown Royal, un whisky d’origine canadienne produit à Gimli, dans le Manitoba. Un tonic puissant qui le tire vers un sommeil profond. Le lendemain matin, il se lève frais, gratte sa guitare et chante les rêves de sa nuit, emplis d’une imagination coulée à flots, au même débit que le Crown Royal de la veille au soir.

Pour comprendre le Country Boy qu’il décrit en métaphores dans sa chanson, il faut se laisser porter à travers les farmlands garnis et les marécages qui séparent Bernice, son lieu de naissance, et Winnsboro dans le centre-nord de la Louisiane, où il réside aujourd’hui. Certains ont déjà fait le périple. D’autre attendent encore pour le voir.

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