Mujinga Kambundji, la persévérance d’une guerrière au front

Envoyé spécial à Hayward Field, Eugene (Oregon)

Avec une cinquième place mondiale sur 100 mètres, un record de Suisse en demi-finale du 200 mètres et une huitième place finale sur le demi-tour de piste, Mujinga Kambundji est parvenue à mener sa campagne personnelle à un très haut niveau durant les championnats du monde à Eugene. En trois épisodes, on vous raconte l’histoire des sœurs Kambundji à Hayward Field.

Il y a quelque chose dans le regard, puis dans le sourire. Mujinga Kambundji a une faculté qui lui est propre de parvenir à transmettre une émotion sans piper mot et à plusieurs mètres de distance. Dans la zone d’arrivée, en contrebas, on aperçoit son regard se figer sur l’écran géant. Impossible pour elle de regarder ceux qui l’entourent: les caméras vagabondes, les concurrentes essoufflées, les photographes en meute. « Le moment n’était pas très heureux, je dois le concéder. » Une impression soudaine que la réussite de ses championnats du monde se jouaient là, sur ces quelques instants fragiles, au terme d’une demi-finale courue sur 200 mètres.

Quelques minutes plus tard, et quelques mètres plus bas, une fois que le corps de journalistes avait enfin pu rejoindre la zone mixte qui jouxte la sortie des athlètes, on retrouve un regard plus allongé, et autrement plus serein. Mujinga Kambundji venait de se qualifier pour la finale grâce à trois centièmes de seconde gagnés sur l’Américaine Jenna Prandini, ce qui représente, sur la longueur d’une journée, une réalité infinitésimale. Quelques jours plus tôt, elle avait déjà botté la très jeune Britannique Daryll Neita hors de la finale des 100 mètres pour un petit centième. Voilà donc à quoi a tenu, à un niveau strictement personnel, la réussite de ces championnats du monde pour la Bernoise.

Qu’on ne s’y méprenne pas; ces centièmes, glanés sur l’ensemble d’une saison de durs entraînements, sont ce qui font d’elle la grande athlète qu’elle projette à chaque grande occasion sur le plateau international. Car ces quelques chiffres derrière la virgule traduisent avec la précision la plus extrême une philosophie sportive qui lui est propre. Dans son discours, elle avoue caresser la perfection sans ne jamais l’atteindre. Mais elle arrive néanmoins – toujours – à apporter le détail qui marque la différence entre la performance passée et celle du futur. “Immer ein Stückchen besser!” À chaque fois un petit quelque chose de mieux. Et ce petit quelque chose fait parfois une grande différence.

« J’aurais accumulé un trop-plein de nervosité si je n’avais pas été qualifiée pour les finales »

Mujinga Kambundji, sprinteuse suisse

Cette obsession du détail la conduit inéluctablement à avancer dans la bonne direction. Qu’importe la distance et qu’importe le gain tant que le train est en route. Rester coincée en gare à attendre que le vent ne l’emporte ailleurs ne fait assurément pas partie de sa mentalité, ni même de ses attentes dans des grands championnats. « J’aurais accumulé un trop-plein de nervosité si je n’avais pas été qualifiée pour les finales, lâchait-elle soulagée. Attendre dans mon coin que ne débutent les qualifications du relais est définitivement hors de mes cordes. »

« Ma présence en finale a sans doute rendu la vie difficile aux autres », poursuivait-elle. « Avoir la chance de concourir à ce niveau me procure un sentiment de joie qui prend le pas sur tous les autres sentiments que je pourrais ressentir. » Outre la fierté, il était effectivement impossible de tirer autre chose des traits du visage de Mujinga à Hayward Field. Tant en demi-finales où elle s’attendait à basculer en-dessous des 22 secondes, qu’en finale où elle ambitionnait sans doute à un meilleur résultat que la huitième place, la Bernoise n’esquissait rien d’autre que de la satisfaction. « J’aurais bien sûr rêvé d’une cinquième place, comme je l’ai fait sur 100 mètres. Mais il faut savoir regarder la vérité en face et admettre que je ne pouvais pas faire beaucoup plus à ce niveau-ci. Considérant le fait que j’ai dû battre mon record de Suisse pour me qualifier en dit long sur ce qui m’attendait en finale. »

Le travail de persévérance est un devoir, pas une option. Médaillée de bronze à Doha en 22”51, Mujinga Kambundji n’aurait décemment pas pu s’attendre qu’un tel temps la porterait automatiquement sur le podium mondial trois ans plus tard. © Ulf Schiller / athletix.ch [Eugene]

Le travail de persévérance est un devoir, pas une option. Médaillée de bronze à Doha en 22”51, Mujinga Kambundji n’aurait décemment pas pu s’attendre qu’un tel temps la porterait automatiquement sur le podium mondial trois ans plus tard. La concurrence se densifiant et les performances confinant jour après jour avec les limites du corps humain, la Bernoise est appelée à constamment élever son jeu si elle souhaite toujours figurer à tel niveau en 2023. Voilà les raisons pour lesquelles la tension était palpable à l’arrivée des demi-finales du 200 mètres. Mujinga avait eu beau réaliser la course la plus rapide de sa carrière sur le demi-tour de piste qu’elle n’avait même pas la confirmation immédiate que cela suffirait pour l’admettre parmi les huit meilleures au monde.

« Dans ces moments, on comprend tout le sens des sacrifices du sport de haut niveau, on comprend, dans ces moments si délicats, que pour garder les acquis du passé, il faut sans cesse dépasser ses propres limites. Si je dois battre des records de Suisse à chaque championnat pour me qualifier en finale, je n’ai pas d’autres choix que de m’y soumettre. »

La Jamaïcaine Shericka Jackson a remporté son premier titre mondial à Hayward Field. Elle a surtout établi, en 21”45, le deuxième meilleur temps de l’histoire sur le demi-tour de piste. Là où beaucoup ne l’attendaient pas, Shericka a jailli de l’ombre pour étouffer une concurrence fatiguée et peut-être un peu trop permissive. Savoir calibrer l’effet de surprise est d’autant plus une qualité qui n’appartient qu’aux athlètes éligibles aux podiums internationaux. L’Américain Trevor Bassitt l’avait, à titre d’exemple, parfaitement compris lorsqu’il a franchi la ligne d’arrivée du 400 mètres haies à la troisième position. Même chose pour les autres Américain Trayvon Bromell et Marvin Bracy en finale du 100 mètres.

« Le niveau de compétition est toujours plus élevé et les prétendantes pour les rangs de premier choix sont toujours plus nombreuses »

Mujinga Kambundji, Top 8 mondial sur 200 mètres

Mujinga, elle, était aussi parvenue à jouer de cet effet de surprise il y a trois ans au Qatar. Elle était encore parvenue à maintenir le rythme en finale des championnats du monde en salle à Belgrade, où elle a remporté la médaille d’or sur 60 mètres. Mais cet effet s’est quelque peu estompé à Eugene. « Le niveau de compétition est toujours plus élevé et les prétendantes pour les rangs de premier choix sont toujours plus nombreuses, expliquait-elle à Hayward Field. Réussir à me maintenir parmi les meilleures sprinteuses au monde est déjà une réussite en soi. Elle me donne la force et la motivation pour prétendre courir encore plus vite. Pour le reste, ce que je ne suis pas parvenue à accomplir à Eugene, je le retenterai la prochaine fois. »

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