Yaroslava Mahuchikh, la voix de l’Ukraine sur le sautoir d’Hayward Field

Envoyé spécial à Hayward Field, Eugene (Oregon)

La jeune championne ukrainienne du saut en hauteur vient de décrocher la médaille d’argent à Eugene, à 20 ans. Trop juste pour cueillir son tout premier titre mondial mais suffisamment pour rendre fier un pays entier. « Mon coach m’a toujours dit qu’il fallait que j’oublie ce qu’il se passe en Ukraine, que je trouve la paix intérieure au moins quelques temps. Mais avez-vous au moins la recette pour y parvenir ? »

La guerre en Ukraine est sur le point d’achever son cinquième mois de désastre. Piqués à Lugano, mercredi 6 juillet, les mots du Premier ministre Denys Shmyhal gardaient le même son aigu et la même intonation profonde dans un contexte où la désolation est particulièrement pénétrante. La présence – puis le sourire en fin de journée – de l’homme d’État au Tessin à l’occasion de la conférence sur la reconstruction de l’Ukraine, dont la Suisse en a hérité l’organisation en 2022, a laissé un vif espoir en la capacité du monde démocratique d’offrir une réponse structurelle et rapide à l’Ukraine. Selon le président de la Confédération Ignazio Cassis, « des régions entières de l’Ukraine peuvent déjà être reconstruites ». Un constat, transformé en quelques heures en feuille de marche pour l’ensemble de la communauté internationale participante, a été intégré dans les principes directeurs qui composent la nouvelle Déclaration de Lugano signée par plus de 40 pays sur les 60 délégations internationales présentes. Ça, c’est ce qui est de front sur le versant diplomatique.

Sur le terrain, l’inquiétude reste vive. Selon toute vraisemblance, la guerre ne se concentre désormais plus que dans la région du Donbass, où les villes de Luhansk, Sieverodonetsk, Kramatorsk, Sloviansk ou encore Mariupol restent sous le feu ennemi. En dehors, la réalité semble se faire plus calme. « On ne pense pas que la Russie soit en mesure de conquérir tout le pays, rappelait le président de la Confédération au micro de la RTS. Cette option était présente au début du conflit, mais ce n’est plus le cas maintenant. » Plus au centre, loin des rives de la mer d’Azov, les tensions sont moins vives, n’en regarde à la situation humanitaire désastreuse qui en résulte. Le centre névralgique de Dnipropetrovsk en offre un exemple; la ville est devenue au cours des dernières semaines l’une des principales destinations pour les habitants du Donbass fuyant les combats.

« Je me souviens même m’être redressée dans mon lit vers 3h30 avant de me rallonger, jusqu’à ce que nous ayons tous été surpris vers 4h30 »

Yaroslava Mahuchick, le matin de l’invasion russe en Ukraine

Yaroslava Mahuchick, dont les yeux étaient embués de larmes mardi soir 19 juillet, est justement née en plein centre de Dnipro. Sa ville, elle la connait sur le bout des doigts. Pourtant, difficile, aujourd’hui, de la reconnaître comme au soir du 23 février, au crépuscule, lorsqu’à une heure plutôt tardive, elle s’en était allée dormir, dans la chambre de son appartement.

Ce ne sont pas les bombes qui réveillent la jeune femme le matin suivant. Aucune détonation n’a eu lieu dans sa ville au début de l’agression russe, principalement concentrée dans les régions limitrophes. Mais des missiles s’abattent au petit matin dans la capitale Kiev, puis, un peu plus tard, à Lviv, la plus grande ville de l’ouest du pays. La nouvelle des assauts russes dérange instantanément la quiétude de la couche. « C’était une nuit où je n’arrivais pas à dormir, raconte-t-elle. Je me souviens m’être endormie tard, avec des réveils en soubresauts assez fréquents. Je me souviens même m’être redressée dans mon lit vers 3h30 avant de me rallonger, jusqu’à ce que nous ayons tous été surpris vers 4h30. »

Entre pardon et résilience, le devoir de défendre son pays dans la spécialité qui est la sienne

Yaroslava nous a raconté son histoire il y a un peu moins de deux mois de cela, en marge du meeting de la Diamond League d’Eugene. Elle était debout, face à nous, exactement au même endroit où elle s’adresse, ce mardi soir, à la presse. Elle tenait alors, tout comme ce soir, un drapeau ukrainien entre ses doigts, lui donnant l’impression de ne jamais s’en séparer. « La première bombe qui s’est abattue dans les environs semblait imaginaire. Ce n’est qu’assez tard que nous avons pris l’ampleur, avec mon compagnon, de la situation. Le premier réflexe a été d’appeler mon père pour savoir s’il allait bien. Le tout dans un mélange d’incompréhension et de forte incrédulité. »

Les différentes réactions de stupéfaction, mais aussi de sauve-qui-peut bouleversent instantanément. Hors des zones rouges, la jeune athlète de 20 ans cueille les informations d’où elles proviennent de façon brute et directe, sur les réseaux sociaux. Ses relations y partagent des messages de détresse. Mais ceux-ci croisant aussi parfois des réactions d’athlètes russes plus soulagés que la guerre ne les concerne pas, plutôt que choqués par la situation dramatique du moment. « Certaines et certains Russes, qui disputaient même les championnats russes à cet instant, se rassuraient entre eux que la guerre ne concernait que l’Ukraine. Et donc pas eux, lance froidement la jeune Ukrainienne. La compassion n’a pas été immédiate. Certaines réactions, prises avec plus de recul et face à la réalité d’hommes, femmes et enfants qui périssent sous les bombes, sont aujourd’hui inaudibles. »

« Nous sommes une génération d’Ukrainiens qui sommes en capacité de pardonner aux Russes »

Yaroslava Mahuchick, vice-championne du monde du saut en hauteur

Ces mots résonnent d’ailleurs d’autant plus, alors que d’autres athlètes du pays se désolent de ne pas recevoir suffisamment de soutien de la part de leurs homologues russes. C’est notamment le cas de l’ancienne numéro 3 mondiale de tennis Elina Svitolina qui avait fait part de son ressenti à Reuters fin juin. Les athlètes russes et biélorusses sont exclus des championnats du monde d’athlétisme à Eugene, mais la pratique du bannissement n’est pas généralisée à tous les sports. Ce qui en agace certaines. Yaroslava, elle, est au-dessus de cela. Trop jeune ou plus résiliente, elle a tenté de faire valoir sa force sur le sautoir plutôt qu’ailleurs. « Nous sommes une génération d’Ukrainiens qui sommes en capacité de pardonner aux Russes, explique-t-elle alors. Et je parle de tous les Russes car je sais que la grande majorité soutient la guerre. »

La jeune femme regrette aussi le silence total de ses anciennes amies russes, dont l’ancienne championne du monde en titre Mariya Lasitskene. « On ne se parle plus et elle n’a même pas pris le temps pour m’écrire si tout allait bien. depuis le 24 février, c’est silence radio. Cette attitude doit aussi nous permettre de briller sur le terrain. Personnellement, mon devoir a toujours été de défendre mon pays dans la spécialité qui est la mienne. Le reste n’a plus vraiment d’importance. »

« Difficile de se concentrer sur l’athlétisme dans ces circonstances »

En temps normal, Yaroslava s’entraîne chez elle, à Dnipro. « Nous possédons un magnifique stade. Mais actuellement, je m’entraîne là où c’est possible. » Le stade, lui, est encore intact, préservé de toute attaque. Mais le fouler n’est pas pour autant gage de sécurité. Ceci sans compter la difficulté de faire pleinement abstraction de souvenirs de temps plus heureux. « Depuis le 24 février et l’invasion de l’Ukraine, il a été très dur de se concentrer sur l’athlétisme », lance-t-elle en glissant le regard vers le drapeau qu’elle tenait à la hauteur de sa taille. Ceci dit, la jeune adulte n’a jamais abdiqué face à la détresse et aux difficultés.

Comprenez, la reprise des entraînements n’a pas été immédiate après la déclaration de guerre russe. Et quand, les premières occasions de s’y dédier se sont présentées début mars, absorber des heures d’entraînement était une tâche tout simplement impossible à relever. Ce qui n’a pourtant pas empêché Yaroslava de remporter l’or aux derniers championnats du monde indoor tenus fin mars à Belgrade, en Serbie. Et pensez bien: le chemin pour y parvenir a été intraitable.

« J’avais initialement prévu de me transférer à Khmelnytskyi, dans l’ouest du pays mais le trafic commençait à fortement se congestionner »

Yaroslava Mahuchick, sur la route de l’exil

« Dès les premiers jours de combat, j’avais initialement prévu de me transférer à Khmelnytskyi, dans l’ouest du pays mais le trafic commençait à fortement se congestionner, explique-t-elle. Si l’on voulait réussir à rejoindre la Serbie, il fallait se résoudre à quitter le pays à travers la Moldavie. Un long périple qui a duré trois jours sur les routes, et en bus. » Elle y a laissé, sur place, son père et sa grand-mère qu’elle n’a, pour l’heure, pas revus, sinon par appel vidéo. « Je sais qu’ils vivent dans le stress. Je lis les nouvelles tous les jours depuis l’étranger. La situation n’est pas optimale mais, à défaut de pouvoir faire plus, c’est aussi ma manière de prouver que je ne les oublie pas. »

Au-delà de la fatigue accumulée, c’est aussi tout un programme de compétitions et d’entraînements qui a soudainement éclaté. La dernière compétition que la jeune athlète avait disputée était l’étape de l’Indoor Tour à Banská Bystrica, en Slovaquie, pays voisin de l’Ukraine. « Je me souviens m’être retrouvée dans l’hôtel avec Iryna (ndlr, Gerashchenko) et avoir partagé nos peurs sur un possible éclatement du conflit chez nous. Nous avons malheureusement été fixées quelques jours plus tard. »

De Belek à Eugene, de l’épuisement au regain de force

Belgrade n’était bien sûr qu’une étape du processus de reconstruction personnelle et symbolique. Le défi restait entier; encore fallait-il trouver une ville pour séjourner et un lieu pour s’entraîner. Sans compter que la jeune athlète a voyagé léger, à la fois contrainte et indice de l’urgence nécessaire pour quitter son pays. Avec elle, en passant la frontière moldave, ses documents ukrainiens et ses Spikes, des chaussures de course ultra-performantes. Elle a ainsi dû travailler avec du matériel de seconde main.

C’est pour parer à ces contretemps malheureux que World Athletics, la fédération internationale d’athlétisme, a lancé début avril un fonds de soutien aux athlètes ukrainiens pénalisés par les affrontements et la destruction de plusieurs infrastructures dans leur pays (lire dans l’encadré). L’objectif étant de garantir que les athlètes ukrainiens et leur encadrement puissent continuer à s’entraîner, à se qualifier et à participer aux championnats du monde après l’invasion, le fonds, d’un montant total de 220’000 dollars, alloue des soutiens financiers pour l’accès à tout bien de subsistance, au matériel d’entraînement, aux voyages, au logement et aux camps de préparation.

«Un soutien plus que nécessaire, car il sauve aussi des vies»

Le montant mis à disposition par World Athletics vient compléter une aide déjà conséquente à hauteur de 2,5 millions de dollars apportée par le Comité international olympique (CIO). L’élan de solidarité était d’emblée évident. « C’est une moindre chose que la communauté de l’athlétisme offre un quelconque soutien qu’il soit aux athlètes d’Ukraine, avait annoncé Sebastian Coe, président la fédération internationale. Ce fonds permet de rapporter un peu de stabilité et de sécurité au moment où ils s’apprêtent à représenter leur pays alors que la guerre se poursuit. »

53 athlètes, 25 coaches et représentants officiels, ainsi que 18 membres de famille avaient déjà reçu une partie de cette aide début juillet alors que les premières délégations nationales arrivaient déjà sur les lieux des championnats du monde à Eugene. « Nous savons sans doute que le pire est passé et qu’il faille penser sans attendre à la reconstruction de la vie et des infrastructures qui ont été ruinées ces derniers mois », a réagi le président de la fédération ukrainienne d’athlétisme Yevhenii Pronin, très reconnaissant de l’élan global en faveur de ses athlètes. « Sans ce soutien, rien n’aurait été possible, complète Iolanta Khropach, la Secrétaire générale de la fédération. Cette aide va plus loin que de juste faire bénéficier aux athlètes des meilleures conditions pour préparer les championnats du monde. Cette aide sauve des vies. Nous avons désormais la preuve que nous faisons partie intégrante de la grande famille de l’athlétisme. »

© leMultimedia.info / Yves Di Cristino [Eugene]

C’est aussi grâce à cette aide apportée que la jeune Ukrainienne a pu se rendre à Belek (Turquie) en avril pour y absorber un camp d’entraînement intense sous températures hautes. Une entière délégation suisse, avec notamment Ajla del Ponte, y était également présente. « Je me souviens avoir été mentalement épuisée avec une envie persistante de pleurer, explique-t-elle. Mais ma sœur était venue avec moi, c’étaient aussi les premiers moments de joie que nous partagions depuis que nous avions quitté l’Ukraine. »

Son arrivée à Eugene a ensuite marqué le retour à la dure compétition, sous des travées pleines à Hayward Field. « Sentir le public nous soutenir est un sentiment incomparable qui me redonne plus de force que je n’en ai perdue, explique-t-elle. Je sens le soutien, et à certains égards, la curiosité des autres concurrentes envers nous. Cela nous permet de rester très unis. »

« Ce n’est plus de l’espoir. C’est une certitude; il faut que je rentre chez moi »

Yaroslava Mahuchick, ambassadrice d’Ukraine

L’Ukraine, elle ne l’a toujours pas retrouvée. L’espoir tient d’y retourner ces prochains jours avec sa mère et sa sœur, longtemps restées logées en Allemagne. « Malgré quelques roquettes qui se sont abattues à Dnipro ces dernières semaines, le stade est encore intact. Ça me laisse penser qu’un retour est envisageable, explique-t-elle. Ce n’est plus de l’espoir. C’est une certitude; il faut que je rentre chez moi. Je tenterai quoi qu’il arrive un retour après les championnats d’Europe. » À Münich, en août, elle s’alignera à nouveau sur le sautoir dans l’espoir, cette fois, d’y décrocher l’or. Il n’en reste que le voyage du retour, lui, restera quoi qu’il arrive une épreuve de plus dans ce long périple sans fin. Ce périple reste, toutefois, celui d’une ambassadrice aux sentiments profonds.

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