“Il me fait penser à Ashton Eaton”: Qui est Simon Ehammer?

Envoyé spécial à Eugene (Oregon) et Oslo (Norvège)

En établissant une marque à 8,16 mètres en finale du saut en longueur des derniers championnats du monde à Hayward Field, Simon Ehammer est devenu le septième Suisse à remporter une médaille mondiale, après Mujinga Kambundji à Doha en 2019. Après avoir déjà maintes fois prouvé être en mesure de se confronter avec les grands spécialistes de la discipline, l’Appenzellois soutient, qu’entre le décathlon et le saut en longueur, il ne veut toujours pas faire de choix. Un expert dresse son portrait.

Simon Ehammer établit une marque à 8,32 mètres à Oslo

Le décathlonien de 23 ans a établi la deuxième meilleure marque de sa carrière en saut en longueur aux Bislett Games d’Oslo. Moins d’un mois après son élimination du décathlon de Götzis – resté sans marque valable en saut en longueur – l’Appenzellois a pris des décisions courageuses et fortes à la fois. « Les jours qui ont suivi mon retour d’Autriche étaient durs, confie-t-il. J’ai dû un peu lutter contre moi-même mais j’ai rapidement remis les idées en place. » En s’alignant sur sa discipline de parade lors des deux dernières rencontres de la Diamond League à Paris le 9 juin, puis à Oslo le 15, le jeune homme a atteint les objectifs prioritaires qu’il s’était fixé: retrouver la confiance, mais surtout la décontraction sur le sautoir.

Il s’agit la première victoire en Diamond League pour Simon Ehammer – par ailleurs une première pour un spécialiste multiple. Jamais auparavant un décathlète n’avait réussi à concurrencer les spécialistes sur une discipline unique. À Oslo, Simon a notamment battu le champion olympique en titre Miltiádis Tentóglou (voir plus bas). « J’ai fait preuve de constance entre Paris et Oslo, ce qui me prouve que je suis sur un très bon chemin, explique l’Appenzellois au terme du meeting. Le résultat était serré mais les sauts et les sensations étaient très bonnes. Cela va constituer une base solide sur laquelle on pourra dessiner très précisément les performances de demain. »

Depuis mai 2022, le jeune homme a sans doute passé les douze mois les plus intenses de sa carrière – marqués de hauts (beaucoup) et de bas (quelques-uns). Une marque en 8,45 mètres, suivie de deux médailles; la première aux Mondiaux de Eugene en juillet, puis aux Européens de Münich un mois plus tard. « Tout a eu lieu très vite, concède-t-il. Après les deux grandes compétitions de l’année dernière, nous avons pas vraiment eu le temps de dresser un bilan. Nous avons directement tourné la page – et c’était sans doute la meilleure décision à prendre. »

« C’est difficile de commencer cette saison en sachant que l’on veut aller au-delà des performances de l’année dernière, poursuit-il. La saison n’a pas si bien commencé mais la performance d’aujourd’hui me prouve encore une fois que j’ai réussi à surmonter mes peines. »

À 13 ans, il n’aspirait sans doute pas à arriver sur le toit du monde. Il rêvait sans doute juste de se voir accorder le droit de concourir contre l’élite de sa discipline. Ça, c’est ce qu’il aime raconter à tout le monde, sans doute pour s’ôter une pression inutile. Mais aujourd’hui, quand on le regarde droit dans les yeux, on ne peut s’empêcher d’y voir un jeune homme pour qui l’athlétisme représente toute une vie. On y ressent une dévotion totale à toutes les branches de son sport, sans laquelle il ne serait pas en mesure, aujourd’hui, de faire valoir sa puissance à tous les plus grands athlètes de sa spécialité.

Dans son langage, sa personnalité et à travers un sourire affiché, le décathlète dégage aussi une grande intelligence émotionnelle. À chaque occasion donnée de le rencontrer sur les pistes et les terrains, il véhicule tout naturellement une ambition de concurrence, autant qu’une chaleur humaine vis-à-vis de ses pairs. À la différence faite que l’une de ces deux qualités vit cachée. Comprenez, Simon Ehammer ne dévoile pas volontiers ses objectifs, ses visées, ni même ses désirs. Il prend un malin plaisir à les rendre indomptables.

Au contraire, il s’affiche heureux, amoureux et fort peu intimidé là où on pourrait s’attendre qu’un jeune homme de 23 ans le soit. Sympathique d’apparence, le jeune homme reste néanmoins très exigeant avec lui-même. Il ne se pardonne à peu près aucune erreur. Il en a d’ailleurs très peu commises depuis le début de sa carrière, mais les quelques moments d’égarement qu’il a pu laisser exprimer en compétition lui ont souvent été rédhibitoires. Simon est un garçon patient; il mesure chacune de ses foulées sur le tartan et a su franchir, depuis le début, les étapes de sa progression pas après pas. Il n’y a d’ailleurs aucun domaine dans l’athlétisme, ni même dans la vraie vie, où on peut lui reprocher d’être trop demandeur, tant il se révèle être un fin calculateur. Simon Ehammer fait partie de ces athlètes qui pratiquent le sport avec intelligence et sans aucune retenue, tout ce dont on attend d’un champion du monde.

«Simon est équipé en qualités physiques et psychologues qui nous dépasse tous. C’est assez rare qu’un athlète démontre un tel niveau de maîtrise»

Soidri Bastoini, entraîneur en chef du saut en longueur à Swiss Ahletics

Et puis, il faut dire que le jeune homme est très bien encadré, tant par son entraîneur Karl Wyler que par son entourage à taille humaine du petit club de Teufen en Appenzell. Professionnel sur les circuits depuis seulement quelques mois, il a rapidement dû apprendre à vivre avec son nouveau statut – ce qui ne semble pas l’effrayer. En somme, Simon Ehammer est un dur à cuire, un homme imperturbable qui s’amuse à brouiller la lucidité des journalistes qui tentent de le cerner. Il est direct et répond sans détour. Après sa médaille d’argent à l’heptathlon des championnats du monde indoor de Belgrade en mars 2022, il n’hésitait pas à affirmer sa détermination. Et même si pour cela, il ne pouvait pas s’empêcher d’utiliser des demi-mots: « Le but de la saison est déjà atteint, affirmait-il. Mais j’en ai encore d’autres, dont certains n’ont pas encore été dévoilés. Tout est déjà là, je n’ai rien d’autre à tester. La performance est pour l’heure complète. »

Comprenez: Simon Ehammer visait le titre mondial à Eugene. Et il n’a pas atterri bien loin. Il visera désormais l’or aux Mondiaux de Budapest en août, mais surtout aux Jeux Olympiques de Paris en 2024 – à condition bien sûr qu’il parvienne à valider sa qualification. L’entraîneur en chef du saut en longueur à Swiss Athletics Soidri Bastoini, en attendant, ne cache pas son admiration face au phénomène: « Simon est équipé en qualités physiques et psychologues qui nous dépasse tous, lâche-t-il. Il sait se tester et il sait ses limites, c’est assez rare qu’un athlète démontre un tel niveau de maîtrise. »

“Il me fait penser à Ashton Eaton”

À Eugene, ce niveau de maîtrise, l’Appenzellois l’a d’abord démontré en qualifications. Bien sûr, personne n’imaginait Simon Ehammer échouer à ce stade de la compétition. Néanmoins, malgré l’apparente facilité à laquelle il est parvenu à inscrire une marque à 8m09 au troisième et dernier essai dissimule en réalité un effort plus conséquent pour effacer la concurrence sur le sautoir. Après un premier essai invalide et un second à 7m90, l’Appenzellois n’est finalement pas parvenu à atteindre la marque qualificative d’office que son entourage et lui-même s’étaient fixés comme objectif inavoué. « La pression était nettement différente, confie le jeune homme. D’habitude, on s’accommode d’un saut à 7m90. Or, ici, le risque était grand de ne pas parvenir à passer l’épaule. J’ai beaucoup risqué mais tout s’est finalement bien passé. »

C’est dans la gestion du risque, qu’intervient la lucidité du garçon. Là où beaucoup auraient perdu pied – dans une situation quasi-similaire, le recordman du décathlon Kevin Mayer avait connu une situation moins heureuse aux championnats d’Europe à Berlin en 2018 –, lui a su garder la tête froide. « C’est aussi une situation qu’il connaît en tant que décathlète, complète Soidri Bastoini. Tout donner sur l’ensemble de trois sauts, et non plus six, est une condition à laquelle il est habitué à se plier. »

«Ce qui le rapproche d’Eaton, c’est cette capacité à transformer sa vitesse en saut»

Soidri Bastoini, entraîneur en chef du saut en longueur à Swiss Ahletics

« Il fait d’ailleurs très peu de sauts mordus, poursuit Bastoini. En cela, il me fait un peu penser à Ashton Eaton. » L’Américain de 34 ans qui a quitté la compétition en 2016 était l’un des meilleurs décathlètes au monde; double champion olympique et double champion du monde, il n’a pourtant jamais réussi à aller plus loin que 8,23 mètres en saut en longueur. Une marque qu’il avait d’ailleurs établie à Hayward Field le 22 juin 2012.

« Ce qui le rapproche d’Eaton, c’est cette capacité à transformer sa vitesse en saut, explique Soidri Bastoini. C’est un garçon qui sait courir vite et sait surtout être rapide sur les haies. » Ce qui est un indicateur très crédible pour juger la vitesse nécessaire sur un sautoir. « Cette force et cette qualité sont uniques et elles sont réelles. J’ai pu m’en rendre compte lors du camp d’entraînement réalisé avant les championnats du monde. »

Simon Ehammer a cueilli sa première victoire sur le circuit de la Diamond League aux Bislett Games d’Oslo. © leMultimedia.info / Oreste Di Cristino [Oslo]

Un athlète capable d’assumer des charges de travail intenses

Au-delà de la puissance certaine qui se cache sous un corps au morphotype léger – ce qui lui permet d’avoir une meilleure dynamique de saut –, Simon Ehammer est avant tout un travailleur né, capable d’assumer des sessions d’entraînement intenses. « Cela n’est, en soi, pas un trait de caractère qui m’étonne, explique Soidri Bastoini. Quand on est décathlonien on est capable d’assumer à la fois des sessions de force et de vitesse et d’absorber une charge de travail importante. En revanche, là où c’est fort, c’est qu’il assume pleinement les sauts qu’il est capable de faire à l’entraînement et il n’a aucune peine à les reproduire en compétition. »

Simon Ehammer est aussi un travailleur doté d’une clairvoyance certaine dans la programmation de ses entraînements. Il sait, jour après jours, session par session, où il en est dans sa forme physique globale. « Il y a plein de qualités à avoir pour être un bon sauteur en longueur. Certaines d’entre elles sont innées, les autres s’acquièrent à la force du poignet », esquisse l’entraîneur de Swiss Athletics. Parmi elles, énumère-t-il, la transition de course, la précision de l’intuition et la vitesse d’approche. Autant de paramètres qui sollicitent le corps et la tête dans son ensemble. « La prise en compte de tous ces réglages rend l’athlète plus complet, poursuit Soidri Bastoini. Simon l’a compris assez rapidement. Les intentions sont aussi différentes par rapport à ce que faisaient les sauteurs de l’époque et je sais qu’en Suisse, du moins, il y aura une émulation qui se créera autour de Simon. »

«J’ai fait assez de sauts pour le moment et je sais, pour preuve, que tout va bien dans ce domaine-là»

Simon Ehammer, médaillé de bronze mondial du saut en longueur

Par exemple, afin de rester lucide et éviter la surcharge, puis le déséquilibre dans les phases de mise à niveau, Simon Ehammer a condensé l’ensemble de sa préparation, à son arrivée aux États-Unis, dans des séances de courses d’obstacles, de lancer du poids et du disque, tout en n’effectuant que six sauts avec une course d’élan complète. « L’idée est de réallouer les ressources là où elles sont, et surtout là où elles restent », précise le décathlète de 23 ans.

Decathlon ou saut en longueur, faut-il vraiment faire un choix ?

Tous les grands spécialistes – dont Soidri Bastoini et l’entraîneur en chef du sprint et des haies à Swiss Athletics Kenny Gueux – répondront par l’affirmative. Mais pour le jeune homme, ce n’est de loin pas l’heure de la décision. De retour en zone mixte à Eugene, l’étendard suisse sur les épaules, il a affirmé son choix de concilier les deux disciplines. Une décision qu’il souhaite respecter tant aux prochains Mondiaux de Budapest en 2023 qu’aux Jeux Olympiques de Paris en 2024.

« C’est un beau sentiment que je ressens quand je peux concourir contre les vrais spécialistes du saut en longueur. D’autant plus si je peux lutter pour des médailles, explique-t-il, en prenant le temps. J’ai toujours apprécié montrer ce que je vaux face eux, en tant que décathlète. » Simon est d’ailleurs l’un des seuls décathlètes à être parvenu à remporter une médaille mondiale dans une discipline unique. Cela prouve à quel point la performance n’est pas commune. Certes, la plupart des spécialistes multiples, sinon tous, ont un talent certain pour une des dix disciplines du décathlon en particulier. Mais peu arrivent à se faire valoir à un tel niveau.

À titre d’exemple, la meilleure performance mondiale de 2022, établie par Simon Ehammer le 28 mai à Götzis en Autriche (8,45 mètres), lui aurait permis de cueillir le titre lors des quatre dernières éditions des Jeux Olympiques – de Pékin en 2008 à Tokyo en 2021 – et lors de 23 sur les 24 derniers Championnats d’Europe. On perçoit dès lors un peu mieux la légère amertume du jeune homme lors de son saut à 8m16 en finale à Eugene. « C’est une marque que je me refuse de considérer comme standard. Je sais que j’en ai beaucoup plus dans les jambes, assure-t-il. Néanmoins, cela me donne aussi la conviction de pouvoir réaliser de tels sauts de façon constante. »

Le champion olympique Miltiádis Tentóglou fait part de son admiration

Déçu d’avoir manqué la médaille d’or à Hayward Field, le champion olympique grec Miltiádis Tentóglou a aussi fait preuve d’une dure introspection au moment du bilan. « Je ne m’attendais de toute façon pas à remporter le titre avec un saut à 8,32 mètres. Je pourrais même être heureux que d’autres aient réussi à faire mieux car mon résultat n’est pas digne d’une médaille d’or. » Battu à la toute fin du concours par le Chinois Jianan Wang, avec un dernier essai mesuré à 8,36 mètres, il sait à quel point le saut en longueur peut être imprévisible.

Dans le rang des affaires imprévisibles, celle qui voit un décathlète venant occuper une marche sur le podium tient aussi son rang. Et le Grec admire: « Je ne peux que féliciter Simon pour sa médaille. C’est un type bien et on discute souvent lorsqu’on se croise en compétition. C’est un garçon très talentueux et je suis impressionné de la polyvalence qu’il dont il fait preuve sur la piste. Le mérite lui revient pleinement »

Rien ou presque ne peut le freiner

Bien peu de choses semblent pouvoir freiner Simon Ehammer de son ambition de siéger au sommet de l’athlétisme suisse, européen et mondial. Or, peu ne signifie pas aucun. Une inflammation persistante dans la région de l’aine l’avait contraint à ralentir son activité l’été dernier. Et même si les douleurs se sont estompées rapidement, elles lui avaient fait manquer la qualification pour les Jeux Olympiques de Tokyo. « Je n’avais jamais vraiment été blessé depuis mes débuts en 2013, expliquait-il au micro de la RTS avant d’arriver à Hayward Field. La blessure fait partie du sport de haut niveau. Mais elle m’a aussi beaucoup apporté: ça m’a donné la force d’être aussi fort cette saison. »

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