Envoyé spécial à Hayward Field, Eugene (Oregon)
La Suisse manque à nouveau le podium en finale du relais 4×100 mètres féminin. Cette fois-ci, Géraldine Frey, Mujinga Kambundji, Salomé Kora et Ajla del Ponte n’ont toutefois pas réussi à faire mieux qu’une septième place en 42”81. Ce temps est moins bon que le temps établi en qualifications (42”73) mais il permet certainement aux relayeuses suisses de marquer leurs repères pour le futur proche. « Nous sommes extrêmement déçues mais il y a des points positifs que nous pourrons retirer de cette finale », expliquait Salomé Kora.
En 48 heures, Mujinga Kambundji a sans doute eu le temps de dresser un petit bilan. Pendant que les filles du relais 4×100 mètres ont cueilli la qualification de justesse pour la finale à Hayward Field, la Bernoise a pris, pour la première fois en huit jours de compétition à Eugene, du temps pour elle. Et dans ces circonstances, le programme de ses journées peut être diamétralement opposé aux six autres qui les ont précédées. Ne serait-ce que dans la consommation plus modérée de caféine qui, mêlée à une grande dose d’adrénaline, laisse les nerfs à vifs. « Depuis le début de la compétition, dormir n’est pas facile pour des raisons diverses. Je reste généralement éveillée tard et je le ressens ensuite la journée. Heureusement, jamais mes courses n’ont été affectées par cela, c’est déjà un bon point. »
Pour la première fois depuis plusieurs années, ainsi, le quatuor helvétique s’est présenté à ce très haut niveau de compétition sans sa pièce maîtresse. Avec les avantages et les quelques inconvénients que cela comportait. Comprenez: il existe une double lecture possible de la manœuvre osée par l’entraîneur Adrian Rothenbühler. Et les deux, à défaut d’être complémentaires, renvoient à une interprétation similaire de l’état actuel du relais féminin national.
D’une part, elle matérialise un principe vieux comme le monde selon lequel personne, pas même la meilleure dans l’exercice, n’est irremplaçable. D’autre part, elle marque une cassure certaine avec la doxa des dix dernières années. L’inertie n’est décidément plus la même et, à défaut d’être pleinement opérationnelle, la nouvelle organisation et la nouvelle philosophie installée au sein de l’équipe doit tracer sa route. « Cette nouvelle philosophie n’est pas compliquée à expliquer », assure Mujinga Kambundji.
« Nous avons pris le pli d’être plus flexibles et laisser chaque poste ouvert aux filles qui démontrent avoir le niveau pour les compétitions de très haut niveau. » Les dernières années, pour ne pas dire depuis la naissance du relais 4×100 mètres début 2010, jamais le relais national n’avait connu pareille rotation dans sa composition. Même du temps où les sœurs Lea et Ellen Sprunger se passaient déjà le témoin sous la direction de Laurent Meuwly, le quatuor helvétique n’avait jamais été aussi ouvert qu’il ne l’est aujourd’hui. « On a toujours couru avec la même équipe, du début jusqu’à la fin de la saison. C’était devenu une routine. Et je crois que toute routine doit être cassée à un moment donné. »
« C’est quand même bien de pouvoir courir avec des compositions différentes, non ? C’est la direction que nous voulons prendre avec le relais pour le densifier un peu plus et le rendre encore plus compétitif. », assure la Bernoise.
« Prendre la place de Mujinga, c’est un honneur mais il faut aussi pouvoir l’assumer »
Ainsi, quand elle a repris le chemin du stade samedi après-midi, des quelques pas qui la séparent de sa chambre au Hamilton Hall, le souvenir d’une qualification brutalement acquise la veille était particulièrement évanescent. La course de la veille n’était alors qu’anecdote, une sorte d’à-côté dans le bilan général de ses championnats du monde. Enfin, telle est la vision quand on pense à la place de Mujinga.
Vu d’ailleurs, la situation est beaucoup plus complexe. « Prendre la place de Mujinga, c’est un honneur. Mais il faut aussi pouvoir l’assumer sur la piste », assurait Sarah Atcho au terme du premier relais à Hayward Field. Pour elle, ce qui semble être anecdotique vu de l’extérieur représente, à titre personnel, une mission à laquelle l’échec est strictement proscrit.
La Lausannoise, presque revenue à son meilleur niveau après avoir connu des complications suite à une dose de vaccin contre le Covid-19, savait les attentes qui pesaient sur elle. Car quand Mujinga est laissée au repos, c’est sur elle que revient la charge d’assurer l’intérim. Et cette charge est d’autant plus émotionnelle quand elle engage les performances d’une équipe nationale. Cette émotion, Sarah l’a d’ailleurs ressentie à d’arrivée, quelques minutes après qu’Ajla del Ponte soit parvenue à relier la ligne dans une position qui leur a finalement consenti, après d’intenses minutes d’attente, l’accès à la finale.
« J’ai failli pleurer car je savais que j’aurais endossé une bonne partie des responsabilités en cas d’échec en qualifications, confie-t-elle alors. Nous avons pris un risque qui, à mon sens, a payé. Nous savons désormais que, même sans Mujinga, le relais peut courir à un rythme suffisant pour figurer au plus haut niveau. » En 42”73, le résultat est d’ailleurs encourageant, compte tenu de la richesse du vivier de jeunes athlètes que compte l’équipe de Suisse actuellement. Mais il ne reflète pas nécessairement les attentes globales. « Ce qui compte, c’est que, même avec plus de flexibilité, nous arrivons à assurer des transitions propres », tranchait Mujinga Kambundji.
« Prouver à Mujinga qu’elle peut avoir confiance en l’équipe »
Justement, ce qui assure actuellement au quatuor helvétique une certaine stabilité dans la hiérarchie actuelle, c’est cette assurance dans les passages de témoin. Ajla del Ponte, Salomé Kora et Mujinga Kambundji ont déjà l’expérience des grands rendez-vous. Et la certitude est telle que, même quand les transitions sont imparfaites, le risque de revivre le traumatisme de 2014 reste maîtrisé. Aux championnats d’Europe de Zürich, il y a huit ans, Mujinga Kambundji avait perdu le témoin dès son départ des starting-blocks. Le relais suisse n’avait pas même couru un seul mètre que ses rêves de médailles s’étaient déjà pleinement évanouis.
Depuis, la Suisse n’a cessé d’appliquer la méthode de son entraîneur-fondateur aux entraînements. Avant de partir entraîner le relais 4×100 mètres des Pays-Bas, Laurent Meuwly avait su inculquer au sein de l’équipe de Suisse un esprit unique en faveur du relais. Il avait, à ce titre, réussi à façonner des relayeuses capables de se transmettre le témoin instinctivement. À chaque entraînement, sa méthode est ainsi devenue routine. Tout en trottinant en cadence pendant plusieurs minutes, les filles s’exercent à se transmettre le bâton sans discontinuer. Cet héritage a toujours été maintenu depuis 2018. Et ce, même si tout – ou presque tout – a changé dans la composition et la physionomie du quatuor helvétique. Avec, néanmoins, un repère dans ce giron, Mujinga Kambundji.
La Bernoise est la seule athlète à avoir vécu les tout débuts du projet lancé par Laurent Meuwly en 2010. Elle a connu tous les moments difficiles mais aussi tous les instants de joie, ponctués par l’établissement du nouveau record de Suisse en 42”05 en finale des Jeux olympiques à Tokyo en 2021. Qu’importent le scénario et le casting, elle n’a, à coup sûr, jamais joué le rôle de comparse. Et même quand elle s’accorde un peu de repos, difficile de ne pas évoquer son nom et sa puissance sur les pistes. « Le but est aussi de prouver à Mujinga qu’elle peut avoir confiance en l’équipe, même quand elle ne prend pas part elle-même aux courses », assurait Sarah Atcho. Mujinga acquiesce.
La confiance, justement, est le ciment qui garantit la stabilité de l’équipe actuelle. « Même quand la performance n’est pas complète, toutes les filles restent unies dans la finalité. Il y a une alchimie qui opère entre nous et le défi est aussi désormais d’inclure les plus jeunes dans cette relation étroite qu’on noue au quotidien », complète la Lausannoise de 27 ans.
Cette relation saine a bien sûr été construite au fil du temps et ne cesse de se renforcer à chaque grande compétition. Raphaël Monachon, qui avait assuré les entraînements du relais au départ de Laurent Meuwly, a connu des instants de grande émotion avec les filles de l’équipe nationale. Les relations étaient d’ailleurs si étroites qu’il en devenait difficile de prendre des décisions tranchées sur la composition de l’équipe dans les moments qui comptent. Il s’est d’ailleurs retiré en septembre 2021, passant la main à Adrian Rothenbühler, qui est d’ailleurs toujours l’entraîneur personnel de Mujinga et Ditaji Kambundji.
« Les records sont des choses qui ne se programment pas »
En définitive, ce qui restera plus anecdotique que la qualification du relais 4×100, c’est la performance de la finale elle-même. En 41”81, Géraldine Frey, Mujinga Kambundji, Salomé Kora et Ajla del Ponte ont couru huit dixièmes moins vite que la veille, et avec des passages modérément bons. « Quelques passages qui ont été bons, et d’autres moins bien. Nous en saurons plus à l’analyse. »
L’équipe a passé la ligne d’arrivée en septième position, très loin du podium. Et compte tenu du résultat des Allemandes, l’exploit n’était de loin pas impossible. Avec un nouveau record de Suisse, les relayeuses auraient pu s’emparer elles-mêmes du bronze, à la place de leurs homologues allemandes. « J’ai pris connaissance de la situation, c’est dommage, assure Mujinga. Mais les records sont des choses qui ne se programment pas. Ça dépend de beaucoup de facteurs extérieurs à la piste et la pression peut parfois être très haute en finale. Ce sont les conditions que nous impose le sport et il faut l’accepter. »
« À Eugene, nous sommes parvenues au but fondamental qui était le nôtre »
Mujinga Kambundji et Ajla del Ponte sont, à ce jour, les seules Suissesses à être parvenues à courir les 100 mètres en moins de 11 secondes. Ce qui donne une base solide pour construire une équipe orientée vers les performances. Et même quand les deux talents bruts se retrouvent dans des situations de formes contrastées, les exploits restent toujours à portée de bras. « Notre équipe vit bien et elle doit surtout prendre des marques pour le futur. À Eugene, nous sommes parvenues au but fondamental qui était le nôtre, à savoir marquer nos repères pour le reste de la saison. »