Ajla del Ponte et Mujinga Kambundji sont presque venues à bout d’une saison qui aura vu l’équilibre dans le monde du sprint féminin, en Suisse, vaciller du côté de l’une comme de l’autre. La Tessinoise de 25 ans et la Bernoise de 29 ont ensemble, en 2021, marqué le salut au canon en l’honneur de l’athlétisme suisse en figurant toutes les deux en finale du 100 mètres des Jeux Olympiques à Tokyo. Longtemps attendue, cette rivalité sur les pistes a, en grande partie, été rendue possible grâce à l’éclosion au plus haut niveau d’Ajla del Ponte. Et ça ne fait que commencer, disent certains.
« Sur ce genre de compétition, Ajla est une concurrente comme les autres. » Mujinga Kambundji a partagé beaucoup de courses au plus haut niveau avec sa compatriote. Au-delà de la Ligue de Diamant, les deux Suissesses ont surtout croisé le fer lors de la finale sur 100 mètres aux Jeux Olympiques de Tokyo cet été. D’abord contre la concurrence internationale, puis entre elles. Cette lutte au sommet entre deux Suissesses dans l’arène olympique n’avait pourtant rien de paradoxal, bien que l’arrêt sur image sur le départ ait tourné comme le témoin d’une histoire nouvelle pour l’athlétisme du pays.
Cette nouvelle ère du sprint suisse est en partie due à l’écart qu’Ajla del Ponte a progressivement effacé vis-à-vis de la Bernoise. Le 30 juillet dernier, lors des séries à Tokyo, la jeune athlète d’Ascona avait battu une première fois le record de Suisse sur la distance. Elle l’avait derechef réalisé à la Chaux-de-Fonds deux semaines plus tard (10”90). Des résultats qui l’ont naturellement propulsée au devant des meetings les plus prestigieux à l’international et qui lui donneront désormais également l’élan pour descendre plus bas dans ses temps.
« Il faut se laisser inspirer par les meilleures et être ambitieux. Les 10”9 ne sont pas une limite mais le début de la carrière pour Ajla »
Laurent Meuwly, entraîneur d’Ajla del Ponte
L’émulation est, de fait, un curieux mécanisme de progression pour les plus jeunes athlètes. Sans doute le meilleur. Face à Elaine Thompson et Shelly-Ann Fraser-Pryce, deux Jamaïcaines résignées à battre un jour le record du monde de feu Florence Griffith-Joyner (10”49), Ajla del Ponte et Mujinga Kambundji mesurent l’écart qui les retiennent d’un titre mondial et olympique. « Les 10”9 ne sont pas la limite, précise d’emblée Ajla. Quand on voit des femmes qui courent en 10”6, exactement dans la même course, une ou deux lignes à côté, on veut faire pareil. Là où la concurrence s’intensifie est aussi l’endroit où les performances générales s’élèvent. L’objectif est donc de s’y trouver le plus possible la saison prochaine. »
« Il faut se laisser inspirer par les meilleures et être ambitieux, assène à son tour Laurent Meuwly, son entraîneur à Papendal. On travaille désormais non plus pour améliorer le record suisse mais pour s’aligner avec la concurrence mondiale. Ajla a prouvé une très grande constance cette saison en dessous des 11 secondes. Ça va prendre du temps mais il faut être convaincu de l’objectif pour y arriver. »

Le début d’une carrière qui se dessine
« Ce n’est vraiment pas quelque chose d’anodin de participer à ce type de courses si rapides, assène la Britannique Daryll Neita au terme des 100 mètres qu’Elaine Thompson a enlevés en 10”65 à Zürich. C’est dans ces moments uniques, qui n’arrivent qu’à un nombre très restreint dans une saison, que l’on puise notre entière inspiration. » Daryll Neita, 25 ans également, se situe sur la même rampe de progression que la Tessinoise, à la différence faite qu’Ajla s’est pleinement engagée dans des études profondes à l’Université de Lausanne, ce qui, jusqu’ici, l’a probablement un peu freinée dans son rythme. « Ajla a fait ce que peu d’athlètes de son rang ont fait, surtout dans une discipline aussi concurrentielle que les 100 mètres, lâche Laurent Meuwly. Maintenant qu’elle a réussi son master, la pression se relâche un peu. Elle va certes commencer son doctorat mais elle pourra organiser son temps avec plus de flexibilité. C’est la carrière qui débute désormais. »
Et toutes les meilleures sprinteuses au monde sont passées par là. « En tant qu’athlètes, nous sommes toutes connectées les unes aux autres, soutient la vice-championne olympique Shelly-Ann Fraser-Pryce. Nous savons toutes ce qu’il faut faire pour arriver au plus haut niveau, les sacrifices qu’il faut faire pour en arriver là où nous sommes. » De sacrifices, la Jamaïcaines en a connu plusieurs. Mais à différents niveaux, tant dans sa vie privée que dans sa carrière d’athlète. En choisissant de donner la vie à son fils, elle a eu le courage de mettre en pause sa vie d’athlète durant l’entier de la saison 2017. Son retour sur les pistes l’année suivante l’avait alors contrainte à retrouver coûte que coûte la fraîcheur qu’elle avait sensiblement perdue après plusieurs mois d’arrêt.
« Chaque course est une nouvelle épreuve qu’il faut appréhender de la meilleure manière, comme chaque nouveau kilomètre d’un long marathon »
Shelly-Ann Fraser-Pryce, championne du monde en titre du 100 mètres
À bout de persévérance, la Jamaïcaine remporte le titre mondial à Doha en octobre 2019 avant de courir, il y a quelques jours, en 10”60 sur la ligne droite à Lausanne – son meilleur résultat en carrière. « Ça a été une année de défi pour moi, lâchait-elle à la Pontaise. J’ai été patiente jusqu’au bout. C’est une discipline dans laquelle il faut vraiment faire preuve de constance et de persévérance. Chaque course est une nouvelle épreuve qu’il faut appréhender de la meilleure manière. Établir la meilleure performance de ma carrière à Lausanne a été l’arrivée d’un long marathon contre moi-même. » Ce marathon, Ajla le commence seulement maintenant. Quoique dans un autre registre.

Un esprit de battante à adopter
« Tout le monde sait de quoi il est capable, poursuivait la jeune mère de 34 ans. Courir en 10”60 était une perspective que je jugeais vraiment crédible. C’est aussi la condition pour y parvenir. À Lausanne, les conditions n’étaient pas parfaites mais quand nous sommes lancées sur la ligne droite avec la conviction que c’est possible, la météo n’a plus un très grand rôle à jouer. » Cette sagesse sportive, Ajla devra sans doute encore l’absorber. L’esprit de battante à toute épreuve, par contre, elle semble l’avoir déjà adopté. « Je suis dans la même situation qu’Ajla, soutient la Britannique Daryll Neita. J’ai dû apprendre à croire en mes capacités, savoir qu’un temps en-dessous des 11 secondes ne s’acquiert pas par un simple travail de routine. Savoir que c’est possible, c’est déjà faire la moitié du chemin pour y arriver. »
Daryll Neita a accompli l’ensemble des rêves qu’elle s’était imaginée vivre en une seule et même saison. En disputant une finale olympique à Tokyo et en se qualifiant pour la finale de Ligue de Diamant à Zürich, la Britannique de 25 ans est progressivement entrée dans la place fortifiée du sprint international. Et comme toutes les meilleures filles de son âge, elle en a forcé les portes grâce au relai national sur 4×100 mètres. En équipe de Grande-Bretagne, elle a déjà gagné les plus belles médailles qu’une jeune athlète puisse raisonnablement espérer: aux côtés de Dina Asher-Smith, elle a notamment remporté l’argent lors des deux dernières finales mondiales à Londres et Doha, puis l’argent lors des deux dernières finales olympiques à Rio, puis Tokyo.
À Zürich, lors de la finale de la Diamond League et face à une concurrence mesurée, la jeune Londonienne a ensuite réalisé la meilleure performance de sa carrière, créditée de ses 10”93. Elle s’est de fait faufilée, avec une quatrième place, juste entre Ajla del Ponte (10”93) et Mujinga Kambundji (10”94) qui terminent, pour la deuxième fois seulement, ensemble sous la barre des 11 secondes. « C’est aussi grâce à l’énergie que ces filles dépensent sur la piste, leur manière de la transformer en vitesse à quelques mètres seulement de nous, qui nous pousse à casser le mur des 11 secondes. » Ces mots sont ceux de Neita. Mais ceux d’Ajla courent sans doute dans le même registre.

Daryll Neita adoubée par Dina Asher-Smith
La première fois que Dina Asher-Smith et Daryll Neita se sont affrontées sur la piste remonte à un peu plus d’une décennie en arrière. Le 21 août 2010, Dina s’était imposée à Bedford lors des championnats d’Angleterre U15. C’était la première rencontre d’une liste qui en compte aujourd’hui un peu moins d’une quinzaine. Les deux filles ont quasiment grandi ensemble dans la famille de l’athlétisme en Angleterre. Dina a grandi à Orpington, une ville à 25 kilomètres de Londres, où Daryll a, elle, vécu toute son enfance. Pour la première fois, en 2021, elles se sont affrontées l’une contre l’autre dans les plus grands meetings de la Diamond League, d’abord à Paris fin août, puis à Zürich le 9 septembre.
« Daryll a vraiment une âme de championne. Elle a vraiment eu la saison qu’elle mérite. Ça fait plusieurs années qu’elle travaille avec la tête et les jambes de façon très méticuleuse », lâchait d’un grand sourire Asher-Smith au Letzigrund. C’est une athlète fantastique qui n’a plus peur de réussir dans les grands rendez-vous. Elle a été rodée aux grandes compétitions en équipe. Maintenant, elle est aussi capable de mener sa route seule vers la réussite au plus haut niveau. » De cette manière, la nouvelle génération, à laquelle appartiennent Daryll et Ajla, s’émancipe désormais de façon quasi définitive. Lancée dans l’arène des plus grandes, elles apprennent à être aussi meilleures, de jour en jour.
Photo: © leMultimedia.info / Oreste Di Cristino [Zürich]