Jonathan Edwards: «Le partage d’expérience est infini»

Jonathan Edwards détient, encore aujourd'hui, le record du monde du triple saut depuis ses 18,29 mètres à Göteborg en 1995. Depuis sa retraite sportive, il a continué à s'engager en faveur de l'athlétisme. © leMultimedia.info / Yves Di Cristino [Zürich]

Ancien grand champion du triple-saut, Jonathan Edwards continue de dévouer sa vie à l’athlétisme. Principalement engagé à la BBC, sur les chaînes du service public britannique, cet homme de 55 ans conserve, 18 ans après sa retraite sportive, la même grâce qu’à ses jeunes débuts. Il reste à ce jour le détenteur du record du monde de sa discipline. Et le temps passe, 26 ans exactement.

Vous faites partie d’une génération qui a établi un grand nombre de records du monde, dont certains semblent encore imbattables de nos jours. Quel regard portez-vous sur cette génération des années 1990, 30 ans plus tard ?

Je ne saurais encore donner un avis qui ait, même aujourd’hui, assez de recul pour comprendre la génération que nous formions avec Carl Lewis, Mike Powell, Kevin Young et les autres. J’ai surtout l’opportunité de pouvoir discuter avec ces grands champions d’aujourd’hui qui ont réussi à dépasser les barrières d’antan. Je pense notamment à Karsten Warholm et à Yulimar Rojas qui sont des athlètes de référence. Et eux-mêmes réussissent à me faire comprendre différentes choses sur notre ère et notre sport.

Mais vous avez bien un avis sur l’époque que vous viviez, notamment l’année 1995 lorsque vous aviez battu coup sur coup à Göteborg le record du monde du triple saut ?

Si l’on revient 25 ou 30 ans dans le passé, l’athlétisme était un sport dominant dans le registre mondial, doté d’athlètes au talent inestimable, au sens le plus large possible. Cela est advenu dans un moment où le sport s’est grandement professionnalisé et où les récompenses – financières avant tout – ont grandement évolué. Certaines disciplines dans l’athlétisme ont pris une autre dimension qu’auparavant, au même niveau que le football américain et le rugby se sont popularisés en Europe. On pouvait vraiment commencer à gagner sa vie dans le sport. Cette évolution a été constante en trois décennies et le véritable saut de qualité, résultant de ces changements dans l’industrie du sport, entre les athlètes des années 1990 et la nouvelle génération, prend vie seulement maintenant. C’est l’une des raisons qui pourrait expliquer que la comparaison entre 1990 et 2020 soit si souvent évoquée.

« Les raisons qui nous portent à considérer les époques victorieuses dans l’athlétisme sont multiples »

Jonathan Edwards
Vous n’en n’êtes pas convaincu ?

Les raisons qui nous portent à considérer les époques victorieuses dans l’athlétisme sont le résultat de différents facteurs qui s’imbriquent les uns aux autres. Si l’on prend l’exemple d’Usain Bolt, ses performances à Berlin en 2009 sont probablement un peu plus indépendantes du contexte dans lequel il les a réalisées mais sont sans doute davantage dues au fait qu’il n’a pas fait les choses comme les autres. Il s’est démarqué de la meilleure façon possible sur la piste, dont le secret de fabrication restera sans doute réservé pendant un long moment.

Dans un autre registre, les grandes performances arrivent aussi à un moment auquel personne ne s’attend. C’était le cas à Tokyo en 1992 lorsque Carl Lewis et Mike Powell se sont affrontés au saut en longueur. Dans ce sens, ce qui marque le terreau d’une génération de grands athlètes capables de détrôner les maîtres du passé ne sera probablement jamais connu. Ce que l’on sait, c’est que le progrès, quel qu’il soit, portera toujours, un jour, les générations futures à faire mieux que leurs aînés.

Carl Lewis était l’invité, le 30 septembre 2019, des AIPS Media Awards à l’hôtel The Torch Doha qui surplombe le Khalifa Intermational Stadium, où avaient lieu les championnats du monde d’athlétisme. © leMultimedia.info / Oreste Di Cristino [Doha]
Vous parlez de Lewis et Powell en 1992. L’un des éléments qui explique ce moment de grâce réside dans l’incroyable rivalité à laquelle les deux se sont livrés pendant des années. La concurrence sur les pistes et les sautoirs reste le plus important dans une compétition, non ?

La concurrence est un extraordinaire moteur pour prétendre dépasser ses propres limites. Mais il faut là aussi faire la part des choses entre la rivalité présente entre Lewis et Powell et celle qui a amené Karsten Warholm à descendre sous les 46 secondes, avec son concurrent direct Rai Benjamin prenant la deuxième place en 46”1.

Cette différence s’explique aussi par l’intégration des nouvelles technologies dans le sport de nos jours. Le développement des nouvelles Spikes (ndlr, chaussures pour lesquelles l’entraîneur de Warholm et l’écurie de F1 Mercedes ont contribué à façonner) semble prendre une dimension tout-à-fait dramatique. Personne ne peut nier qu’elles se définissent comme une aide à la performance. De même que l’évolution et l’implémentation d’un nouveau tartan pour les pistes, comme celui que l’on a vu à Tokyo cette année, favorisent aussi, aujourd’hui plus qu’hier, les grandes envolées.

Cela vous agace-t-il ?

Non, cela est probablement une bonne chose et le progrès doit aussi faire partie du sport moderne. Cela ne concerne d’ailleurs pas que l’athlétisme. Le cyclisme est aussi à la pointe en matière de nouvelles technologies, de même que la Formule 1. Il faut simplement se faire à l’idée que nous ne sommes plus dans l’ère de l’athlétique pure. Nous sommes entrés dans une dimension où l’équipement que l’on utilise et les composantes de la piste entrent véritablement en ligne de compte, avec les avantages et inconvénients que cela peut engendrer.

« Si seulement Edwin Moses avait des Spikes entre 1977 et 1987… »

Jonathan Edwards
Certains pourtant n’y croient pas…

Je doute que c’est un élément que l’on puisse occulter de la balance. Mais je comprends que certains voient en premier lieu, et ils ont raison, le talent monstrueux dont font preuve les athlètes de nos jours. Ce n’est de loin pas une remise en question de leurs capacités. Seulement, imaginons Edwin Moses avec des Spikes entre 1977 et 1987. Avec son talent, il aurait certainement gagné quelques millièmes supplémentaires dans ses courses.

Lewis Hamilton est un très grand champion. Il gagne cependant ses titres mondiaux de Formule 1 chez Mercedes, et non chez Aston Martin. Encore moins chez Williams. Ce point de comparaison est peut-être plus évident sur les course de longue distance; dans des disciplines où chaque meilleure performance s’acquiert – un peu plus qu’ailleurs – à la force du poignet, pas après pas, il est parfois remarquable de noter que les athlètes sont parfois, eux-mêmes, surpris par leurs temps. Ce serait donc se voiler la face si l’on disait que les nouvelles technologies n’avaient aucun impact sur l’évolution du sport aujourd’hui.

Jonathan Edwards, contrairement à Mike Powell, n’a pas l’intention de hiérarchiser les générations en fonction de leur mérite ou de leurs performances. Mais cela ne signifie pas que les différences générationnelles sont inexistantes dans l’athlétisme. Il s’explique. © leMultimedia.info / Yves Di Cristino [Zürich]
Dans un registre différent, qu’est-ce qui fait qu’un record du monde est légendaire ? Dans votre cas, est-ce parce que vous étiez le premier homme au-delà des 18 mètres ou parce que votre marque tient encore, 26 ans après ?

Chaque record du monde est, par définition, spécial. Dans mon cas, j’ai été chanceux; lors de mon premier saut, j’ai été le premier homme à sauter au-delà des 18 mètres. Lors du second, j’ai été le premier homme au-delà des 60 pieds. Ceci étant tout à fait incroyable, si ces records étaient tombés l’année suivante, en 1996, ces marques seraient aussitôt tombées dans l’oubli. La longévité d’un record est ce qui le rend d’autant plus surprenant. C’est ce qui l’élève à un rang de totem, une relique non matérielle qui inspire et attire les plus jeunes à le battre.

Les 18,29 mètres constituent une fierté certaine pour moi, et sans doute aussi pour ma nation. Beaucoup d’athlètes, ces dernières années, se sont rapprochés de la limite mais sans jamais vraiment pouvoir l’atteindre (ndlr, Christian Taylor, Will Claye ou encore Pablo Pichardo). Il y a un quelque chose d’impérial de réussir une performance qui reste, encore 26 ans après, inégalée. C’est un honneur que je savoure au quotidien.

Il y a donc une génération en or, et une en argent ?

Absolument pas! Quand je regarde Mondo Duplantis, je ne peux m’empêcher de penser qu’il s’agit d’un des meilleurs athlètes que notre monde n’ait jamais vu naître. Il saute régulièrement à la perche une barre 20 centimètres plus haute que tout autre athlète engagé dans le même concours. C’est assurément un sportif de classe mondiale qui n’a plus rien à envier à Sergueï Bubka. Cela vaut aussi pour Yulimar Rojas et Karsten Warholm qui viennent de battre à Tokyo deux records qui ont duré respectivement 26 et 29 ans. Ces marques d’un temps ont non seulement été battues, elles ont été littéralement pulvérisées. Je ne suis donc pas dans l’optique de hiérarchiser les générations de telle sorte à définir laquelle figure sur la plus haute marche du podium.

En revanche, il existe des différences entre elles. L’une des plus importantes réside dans l’impact global que les records du monde de l’ancienne génération ont eu sur le public au sens large. En ce sens, je pense que les performances de Carl Lewis, Michael Johnson ou encore celles de Javier Sotomayor des années 1990 ont eu un retentissement sensiblement plus intense que celles récentes de Warholm ou Duplantis. De mon point de vue, le dernier coup de tonnerre qui a marqué les esprits de manière très large, par-delà même les frontières de l’athlétisme, remonte aux deux courses sensationnelles d’Usain Bolt à Berlin en 2009. Aucun autre athlète peut actuellement prétendre avoir eu autant de reconnaissance de la part du monde du sport dans sa globalité. La génération d’aujourd’hui ne semble donc, selon moi, pas s’élever au même rang d’inspiration que les athlètes d’il y a 20 ou 30 ans.

« Karsten Warholm est un jeune homme mature pour ses 25 ans. Il a sa propre manière d’appréhender le futur et de l’incarner »

Jonathan Edwards
Vous avez pourtant parlé quelques minutes avec Karsten Warholm après sa conférence de presse à Zürich. Quelle était la nature de vos échanges ?

C’est une simple question de partage d’expérience. C’est une sensation extraordinaire de côtoyer de plus près un champion de la nouvelle génération, spécialement quand il a la connaissance absolue des ressors qui lui ont permis d’en arriver là où il en est aujourd’hui. Karsten est un jeune homme très mature pour ses 25 ans. Au même âge, je n’aurais jamais été dans la capacité de mettre des mots, et encore moins aussi précis, sur le succès – à prétendre que le mien ait pu être équivalent au sien. J’étais curieux d’avoir son ressenti sur son parcours; je voulais savoir ce qui l’animait à cet instant, son approche mentale face à la pression, face à cette peur qui existe de ne plus réussir à définir des objectifs dans sa carrière. Le phénomène Warholm va clairement au-delà de ses performances sur les pistes. Son être athlète est avant tout une manière d’appréhender le futur et de l’incarner.

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Trouver de nouveaux objectifs après avoir réalisé le rêve d’une vie semble être une réalité fondamentale pour un athlète de haut niveau. Aviez-vous ressenti ce même malaise, de votre temps, lorsque vous étiez parvenu à remporter tous les titres possibles pour un athlète de votre rang ?

C’est une difficulté à laquelle je me suis fait. Mais contrairement à Karsten Warholm ou Gianmarco Tamberi, j’étais relativement âgé quand j’ai remporté mes titres majeurs; mon titre olympique n’est arrivé qu’à l’âge de 34 ans aux JO de Sydney. Donc planifier mon avenir était relativement plus aisé pour moi que pour les deux jeunes athlètes que je viens de citer. Néanmoins, mon attitude envers la compétition a changé depuis lors. J’ai réussi à considérer mon sport comme une véritable passion, plus que par le passé. J’avais certes toujours le rêve d’améliorer ma propre marque personnelle mais je ne ressentais plus la même pression. Je voulais simplement devenir la meilleure version de l’athlète que j’étais, en créant le spectacle autour de moi.

Mike Powell inaugure une stèle à son honneur à Bruxelles

Mike Powell reste, aujourd’hui, l’un des plus grands athlètes que le monde de l’athlétisme ait connu. Ses 8,95m en saut en longueur sont toujours homologués comme le record du monde officiel de la discipline. © leMultimedia.info / Oreste Di Cristino [Bruxelles]

Son record tient toujours, 30 ans plus tard. Il est d’ailleurs l’un des plus vieux dans le giron de l’athlétisme et cet ancien spécialiste du saut en longueur s’en réjouit toujours. Mais derrière les 8,95 mètres de façade, Mike Powell (57 ans) est surtout l’un des sportifs les plus engagés pour favoriser le développement de l’athlétisme dans le monde. En plus d’entraîner de jeunes enfants aux États-Unis, il est également l’un des ambassadeurs de la fédération internationale World Athletics. À Bruxelles, début septembre, il est venu inaugurer une sculpture à son honneur à Laeken, à la veille de l’édition 2021 du Memorial Van Damme.

Pour parvenir, en 1991 à Tokyo, à s’adjuger le record du monde de son compatriote Bob Beamon qui tenait depuis 1968, Mike Powell a, lui aussi, pu bénéficier d’une folle concurrence sur les sautoirs. À ce détail près, qu’à cette époque, les meilleurs sauteurs en longueur provenaient (presque) tous du même pays. Ses adversaires s’appelaient Carl Lewis et Larry Myricks et ils concurrençaient alors le Soviétique Robert Emmiyan qui reste, encore aujourd’hui, le quatrième meilleur performeur de l’histoire. « Nous étions une génération dorée pour l’athlétisme mondial avec Javier Sotomayor, Sergueï Bubka, Michael Johnson ou Kevin Young,nous assurait le Pennsylvanien à Bruxelles. C’était l’une des plus belles ères de notre sport, où tous les athlètes de chaque discipline se poussaient mutuellement. Maintenant, certaines choses ont un peu changé. »