Hayward Field, Eugene (Oregon)
Neeraj Chopra est devenu, le 7 août dernier, le premier Indien de l’histoire à être sacré champion olympique en athlétisme. Blessé durement en mai 2019, année où il avait été contraint de renoncer aux championnats du monde de Doha (Qatar), il n’avait, depuis et par cause de pandémie, plus eu l’occasion de retrouver un rythme de compétition habituel. Son titre surprise à Tokyo a ainsi rendu un hommage certain à l’une des nations les plus meurtries au monde du nouveau coronavirus.
Neeraj Chopra, vice-champion du monde à Hayward Field
Il n’y avait sans doute pas de meilleur résultat possible pour Neeraj Chopra en finale du lancer du javelot à Hayward Field. Avec un lancer à 90,54 mètres, peu auraient été en mesure d’aller concurrencer le tenant du titre grenadien Anderson Peters, souverain à Eugene. Pour sa première finale mondiale à 24 ans, le champion olympique, véritable héros national en Inde, devient ainsi seulement le second athlète de son pays à rempoter une médaille dans des Mondiaux. Anju Booby George, spécialiste légendaire du saut en longueur, l’avait précédé en remportant le bronze à Paris en 2003. Une nouvelle page d’histoire de l’athlétisme en Inde s’est ainsi écrite à Hayward Field.
Dans des conditions très incertaines, et sous des rafales de vent imprévisibles, Chopra est parvenu à envoyer son javelot à 88,13 mètres, loin derrière sa meilleure performance mondiale établie à Stockholm fin juin (89,94 mètres). Il a devancé le Tchèque Jakub Vadlejch de seulement quatre centimètres. Également qualifié pour la finale (une première pour l’Inde), le jeune Rohit Yadav a, quant à lui, terminé dixième avec un meilleur jet à 78,72 mètres.
La nuit tokyoïte a laissé derrière elle d’innombrables exploits qui marqueront, peut-être, à jamais l’histoire de l’athlétisme dans le monde. Sur le terrain du stade olympique de la capitale japonaise, les lignes ne semblent pourtant pas être des plus droites, elles forment une succession d’arcs de cercle qui pourraient s’estomper là où l’herbe n’aurait plus besoin d’être rasée. Dans le ciel assombri, nimbées par un halo de lumières puissantes, des fusées fines et acuminées s’écrasent là où l’herbe est encore si verte.
« Le javelot n’est pas une discipline faite exclusivement d’Européens ou d’Américains. Il y a de la profondeur et une rude compétition où qu’on aille sur cette terre »
Kelsey-Lee Barber, championne du monde et médaillée de bronze olympique du javelot
Le 6 août au soir, peu avant 21 heures, l’une d’entre elles s’est plantée droite comme un pic avec une force phénoménale qu’elle en a laissé coi le peu de monde présent sur place pour y disputer ses Jeux. 66,34 mètres plus au sud, dans sa tenue maculée d’un rouge vif, Shiying Liu serre ses bras, laissant deviner des muscles sculptés et vengeurs. Dès son premier jet de sagaie, la Chinoise remporte une médaille d’or inespérée, la première pour l’athlétisme chinois et asiatique dans une discipline encore si peu pratiquée dans la région. L’athlète originaire de la province de Shandong, dans le nord-est de la Chine, a de plus réussi cet exploit en sortant d’une année 2020 traumatique vécue entre blessures profondes et pandémie de coronavirus. S’extirpant ainsi de l’ombre de façon si inattendue, elle a ainsi retrouvé une gloire perdue, s’élevant à un haut rang d’inspiration nationale dans son pays.
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« Le javelot est une discipline globale et qui regroupe le monde entier à un niveau très élevé, assurait à leMultimedia.info l’Australienne Kelsey-Lee Barber, médaillée de bronze olympique à Tokyo. Ce n’est pas une discipline faite exclusivement d’Européens ou d’Américains. Il y a de la profondeur sur le terrain et une compétition rude où qu’on aille dans le monde. C’est ce qui nous pousse tous à rester sur nos gardes, compétitifs et battants. » Le sacre de Liu en avait fait la preuve par l’exemple. Mais elle n’est pas la seule.
Le jeune champion de l’Haryana
Le lendemain, toujours dans l’enceinte du stade olympique de Tokyo et presque à la même heure, une lance similaire – 200 grammes plus lourde – s’échoue, elle, vingt mètres plus loin, à 87,58m de la ligne délimitant le couloir d’élan. Son lanceur, Neeraj Chopra vient à son tour d’accomplir l’exploit d’une vie en offrant à l’Inde sa toute première médaille d’or olympique en athlétisme en 75 ans d’indépendance. La liesse est telle, 5’800 kilomètres plus au sud, qu’à Panipat, la joie dépasse l’entendement.
Panipat est une petite ville de l’État de l’Haryana, une région riche productrice de grands champions sportifs, et où les travaux agricoles et militaires sont parmi les mieux implantés au sein de la population, ce qui, selon certains, en expliquent les causes. Les Haryanvis ont une culture du sport qui n’a cessé de grandir depuis le nouveau millénaire et l’introduction d’une nouvelle politique du sport au niveau régional et national. Depuis les Jeux Olympiques de Sydney en 2000, faire carrière dans le sport est devenu une réalité possible, à condition d’y exceller. Les primes pour les médaillés olympiques, des championnats du monde ou des Asian Games ont plus que décuplé en vingt ans et la reconnaissance des exploits de carrière sur la scène internationale a parallèlement suivi un même chemin de progression. Ce qui laisse penser que l’État de l’Haryana a véritablement contribué à l’évolution du sport en Inde. Sur les 24 médailles remportées par la nation dans l’histoire des Jeux Olympiques, huit sont revenues à des athlètes de l’Haryana; Neeraj Chopra n’est que le dernier de cette courte série.
Néanmoins, la victoire de Chopra à Tokyo a soulevé une vague de cérémonies de fête inédite, non seulement dans son canton, mais dans le pays entier. Le jeune homme de 23 ans, fils de paysan, est seulement le deuxième Indien à avoir remporté une médaille d’or sur le sous-continent, le premier dans une discipline où le pays est plus que sous-représenté. Il succède ainsi à Abhinav Bindra, sacré en 2008 en tir sportif. L’émoi a néanmoins été contagieux de ville en ville; le Premier ministre Narendra Modi a manifesté sa grande fierté sur twitter quelques heures seulement après le sacre de l’athlète, le 7 août a été décrété jour national en Inde pour le lancer de javelot, les recherches sur le net ont augmenté chez les plus jeunes – cherchant notamment les principes et les raisons pour lesquelles une carrière dans le javelot est une perspective de réussite –, et l’accueil réservé à Chopra à son arrivée à l’aéroport de Delhi a été plus que généreux. Une récompense à la hauteur des sacrifices endurés pour figurer à tel niveau sur la place internationale.

Un contact rapproché avec Johannes Vetter
Neeraj aurait aussi pu les manquer, les Jeux Olympiques. S’il n’avait pas pu compter sur la compréhension des autorités de son pays – qui lui ont accordé des dérogations de voyage pour participer à trois meetings à l’étranger, dont seul celui de Kuortane en Finlande affichait un plateau de calibre international –, il n’aurait pu bénéficier d’aucune préparation, ni d’aucune perspective de qualification. Pour s’y rendre, l’enfant de Panipat a d’ailleurs partagé l’avion entre Helsinki et la petite ville d’Ostrobotnie du sud avec l’Allemand Johannes Vetter. À 28 ans, Vetter figure parmi les meilleurs javelotistes au monde, passant le seuil des 90 mètres à vingt reprises depuis le début de sa carrière (seul Jan Železný a fait mieux depuis la réglementation sur les javelots lisses en 1991). D’ailleurs, sa meilleure marque absolue – les 97,76 mètres établis le 6 septembre 2020 – talonne de peu le record du monde du Tchèque.
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Neeraj et Johannes sont amis. Durant les trois heures de vol les menant à Kuortane, les deux hommes ont échangé sur leur famille, leur carrière et sur les Jeux olympiques. À cet instant, si l’Allemand ne pensait pas l’Indien capable d’aller chercher l’or à Tokyo, il lui a tout de même fait comprendre qu’il deviendrait un grand champion du lancer de javelot. « Je suis très content de sa médaille d’or car il la mérite aussi bien en tant que sportif qu’en tant qu’homme, assurait-il à leMultimedia.info à Lausanne. Je le respecte beaucoup et je sais que c’est réciproque. Nous aurons plein d’autres compétitions durant lesquelles nous aurons à nouveau l’opportunité de nous affronter. C’est aussi l’occasion pour nous d’échanger sur les choses de la vie. »
Chopra a par ailleurs gardé un lien d’amitié fort avec l’Allemagne. Peu après avoir quitté l’entraîneur de ses débuts et son mentor Jaiveer Chondhary, celui qui l’avait initié dès le plus jeune âge au javelot dans le stade Shivaji de Panipat, il s’est engagé auprès de plusieurs anciens meilleurs lanceurs au monde, parmi lesquels Werner Daniels, Uwe Hohn ou encore l’expert en biomécanique Klaus Bartonietz, tous allemands.
Varier les méthodes, de Daniels à Bartonietz
Avec Daniels, l’Indien a notamment passé un cap dans la manière avec laquelle il appréhendait les entraînements. Au-delà de comprendre que les améliorations dans les performances arrivent toujours par (petites) étapes, il a aussi appris à perfectionner sa posture sur les pistes par des détails techniques qui font, en fin de compte, une grande différence. Puis, il a compris que les performances parfaites n’existent pas; le perfectionnisme à l’allemande était, de ce point de vue, le plus contagieux de tous.
Il quitte l’Allemagne courant 2018 pour se concentrer sur les Asian Games et les Commonwealth Games, qu’il remportera. Il s’attache alors, en parallèle, les services de Uwe Hohn avec qui il trouve l’occasion de s’aligner sur plusieurs des meilleures compétitions en Europe afin de parfaire sa préparation. Hohn est notamment connu à ce jour comme le seul athlète de l’histoire à avoir lancé un javelot au-delà des 100 mètres. C’était en 1984 à Berlin, quelques années avant les nouvelles règlementations qui, encore aujourd’hui, limitent les caractéristiques des javelots, influant ainsi sur leur dynamique et leur centre de gravité. Cette collaboration a néanmoins peu duré; c’est sous la cape de Klaus Bartonietz que l’Indien est parvenu au titre à Tokyo.
« Le “falling style” peut parfois entraîner des blessures mais il a également donné lieu à des lancers exceptionnels dans l’histoire du javelot »
Klaus Bartonietz, sur le site d’actualités des Jeux Olympiques
C’est sous ses conseils que le jeune athlète de Panipat a commencé à adopter un mode de lancer comprenant le “falling style”, quand l’élan de course se termine par une chute à plat ventre. Mesuré, l’expert allemand tranchait dans une interview accordée sur la page des actualités du CIO: « Bien que ce système de chute puisse parfois entraîner des blessures, il a également donné lieu à des lancers exceptionnels, dont le record du monde actuel de Železný. » Intéressant, quoique de blessures, Neeraj en a aussi expérimenté une pénible expérience.

Une discipline rude pour les corps
Le lancer du javelot nécessite, en sa seule pratique, une connaissance élargie de la biomécanique, rendant la discipline parmi l’une des plus techniques qui existent dans le giron de l’athlétisme. La balance entre la position des bras, celle des épaules, de la tête, puis la maîtrise rigoureuse de la course d’élan sont proprement déterminants. Chacune des trois phases – course, transition et lancer – se révèlent critiques pour les articulations et l’économie globale du corps dans son ensemble. C’est précisément au passage de chacune de ces fractions que les blessures et les tensions physiques se révèlent fréquentes.
En mai 2019, Neeraj Chopra avait été sérieusement blessé à un coude après un lancer; une blessure qui l’avait contraint à une opération délicate et au forfait pour les championnats du monde à Doha. « Je sais que ça a été un coup dur pour lui, assurait Johannes Vetter à la Pontaise. Mais c’est aussi dans ces moment-là que l’on doit pouvoir se référer à une équipe médicale de pointe (physio, orthopédiste, docteurs) qui nous connaît assez bien pour pouvoir nous prévenir de ces risques. La manière dont on s’entraîne est aussi importante. Trouver la bonne structure et savoir mesurer l’effort à la minute est déterminant. Ce sont des éléments que l’on apprend avec l’expérience. »
À cette époque, il avait déjà reçu, une première fois, le soutien du Premier ministre Modi alors qu’il était alité, le bras plâtré en écharpe. Son absence des championnats du monde avaient alors renforcé ses doutes et un statut de “nearly there” qui lui collait à la peau. Depuis les championnats du monde junior qu’il avait remportés en Pologne en 2016, l’Indien avait connu quelques désillusions sur la scène internationale. Il a certes remporté les championnats d’Asie en 2017 et les Asian Games en 2018 mais il n’était jusqu’ici pas parvenu à s’illustrer au niveau supérieur. Depuis Tokyo, l’Indien est donc entré dans une nouvelle dimension.
Les rêve des 90
Aujourd’hui, Chopra mène ses entraînements principalement en Inde, dans le stade Kalinga de Bhubaneswar. Sa médaille d’or réservée en lieu sûr, il la dédie désormais à l’ensemble des athlètes des son pays. Parmi eux, Milkha Singh et Pilavullakandi Thekkeparambi Usha qui étaient auparavant passés si près d’une médaille olympique à leur époque respective. Tous deux ont longtemps partagé le rêve qu’un Indien, enfin, y parvienne. Si PT Usha n’a pu retenir son émotion devant sa télévision le 7 août dernier, Singh, lui, n’a pas eu cette chance. L’ancien spécialiste du 800 mètres est décédé en juin 2021 à l’âge de 91 ans. La breloque en or fut un bel hommage rendu à sa mémoire et à la patrie. Meilleur honneur serait désormais de vaincre le signe indien et passer, un jour, par-delà la marque des 90 mètres.