Le dopage est parfois vecteur d’un simple mais arrachant cri du cœur, la dépression touchant sévèrement plusieurs athlètes kényans, souvent les mêmes qui se révèlent spécialistes des épreuves aujourd’hui attaquées par les nouvelles régulations de World Athletics en Diamond League. Parfois ces déprimes profondes résultent d’une sévère mise au ban, parfois par pur dépit. Et si l’on admet que la course d’endurance est vie pour bon nombre de ces athlètes concernés, l’on peut aisément admettre que la diminution de la considération portée à leur(s) discipline(s) impacte lourdement sur leur moral et leurs performances. Voilà pourquoi les épreuves de fond (sur piste) doivent continuer à être valorisées dans les plus grands meetings internationaux.
Jamais, sans doute, les épreuves de moyenne et longue distances n’ont été autant sur le devant de la scène que lors des derniers championnats du monde de Doha en octobre 2019. C’en devient à la fois si réjouissant pour ces disciplines souvent reléguées en fin de programme dans les meetings d’importance – parfois hors même du signal international –, mais tout aussi caustique à l’heure où les instances dirigeantes de l’athlétisme mondial prévoient d’en réduire drastiquement la visibilité dans les meetings de Diamond League. Mais depuis quelques mois – crise sanitaire oblige – les mentalités pourraient peut-être changer. Quoique timidement; dans le nouveau calendrier proposé par World Athletics mardi 12 mai, il a été donné priorité de sauver au mieux la saison 2020 fortement barrée par l’élan de la pandémie. Mais, à nouveau, on semble oublier les longues distances, victimes des difficultés d’organisation sur les routes.
Ainsi, plusieurs meetings de Diamond League et du Continental Tour Gold sont parvenus à trouver une fenêtre de reprogrammation d’ici à la mi-août; dix-sept meetings sont ainsi prévus entre le 11 août à Turku en Finlande et le 17 octobre dans une ville à reconfirmer en Chine, pointant – entre-deux – également les championnats du monde de semi-marathon le 17 octobre à Gdynia. Or, paradoxe, les athlètes qui ambitionnent le concours en Pologne sont aussi ceux qui souffriront le plus du manque d’opportunités de compétition ces prochains mois. En cause, encore et toujours, la réduction de l’offre sur longues distances dans les meetings de premier plan. La Diamond League adoptera imminemment son nouveau format décidé à l’aube de la saison 2019 et les conditions sanitaires actuelles continuent de réfréner la tenue d’événements sportifs sur le moyen terme.
La viabilité des athlètes d’endurance y est mise à mal. « Trop peu d’Ougandais auront la chance, cet été, de concourir et de garder un rythme de compétition adéquat. Les meetings qui nous accueillent sont limités. Malheureusement, c’est une réalité avec laquelle nous vivons », lâchait dans le quotidien ougandais Daily Monitor Jurrie van der Velden, manager hollandais – entre autres – des champions du monde Joshua Cheptegei et Halimah Nakaayi.
« Ces longues distances sont une marque indélébile d’identification pour nos pays. Ne pas en tenir compte revient à un signe d’exclusion pour nous, du moins cela peut aisément être ressenti comme tel »
Genzebe Dibaba, athlète éthiopienne spécialiste du fond et détentrice du record du monde sur 1’500 mètres
Revenons un peu en arrière. Au début de l’été 2019, à Doha début mai, puis à Lausanne début juillet – à la veille du meeting Athletissima (dont l’édition 2020 a été purement et simplement annulée, de pair avec l’étape finale prévue au Weltklasse de Zürich) –, plusieurs fondeurs d’origines diverses s’étaient octroyés un droit de parole sur les nouvelles réglementations restrictives de l’IAAF (ancien acronyme de la fédération internationale d’athlétisme) sur les disciplines de fond, et principalement sur les 5’000 et les 10’000 mètres. Celle-ci avait émis l’idée – entérinée depuis cette nouvelle année – de restreindre la couverture médiatique et télévisée des meetings de la Diamond League, réduisant ainsi le signal international de retransmission à quatre-vingt-dix minutes, au lieu des cent-vingts habituelles.
En conséquence, plusieurs disciplines de longue distance (et autres plus courtes jugées moins attrayantes) ont dû être abandonnées de la programmation officielle. Une mise au ban informelle pour de nombreux athlètes africains qui voient leur visibilité médiatique considérablement amoindrie. « Ces longues distances sont une marque indélébile d’identification pour nos pays [Kenya et Éthiopie]. Nous en avons besoin dans notre sport et il est important de rappeler qu’en Afrique, beaucoup vivent pour cela, sans considération aucune de ce qu’est le sport de haut niveau et le spotlight que cela peut être de s’aligner dans des championnats du monde ou des meetings prestigieux que sont la Diamond League. Ne pas en tenir compte revient à un signe d’exclusion pour nous, du moins cela peut aisément être ressenti comme tel », assurait au Qatar l’Éthiopienne Genzebe Dibaba.
La fondeuse, détentrice du record du monde du 1’500 mètres, est pourtant timide d’apparence mais ses mots sonnent haut. Et bien qu’elle n’ait pas pu se défendre aux Mondiaux de Doha, bloquée par une fasciite plantaire au pied droit, son absence fut passablement remarquée au Qatar, émirat géographiquement proche de l’Éthiopie et du Kenya.

Elle est pourtant loin d’être la seule à émettre un tel avis négatif sur les nouvelles réglementations internationales; Ougandais et champion du monde sur les 10’000 mètres à Doha, Joshua Cheptegei s’était également – avec toute la diplomatie qui l’incombe – montré remonté l’été passé à Lausanne: « La décision est révoltante. En Ouganda, on commence juste – ces dernières années – à développer notre délégation. Et nous commençons à avoir de très bons résultats depuis les Jeux Olympiques de Londres en 2012. Ceci pour apprendre cette année [ndlr, en 2019] que la discipline disparaîtra des programmes de Diamond League; certains athlètes n’ont pas encore montré tout leur potentiel et cette décision fera qu’ils ne pourront jamais y parvenir. Cela signifie que la fédération internationale (World Athletics) nous pousse toujours plus à nous concentrer sur la route et réserver la piste uniquement aux épreuves de vitesse. »
Kényan d’origine et naturalisé aux États-Unis, Paul Chelimo abondait: « C’est une décision regrettable. Il y a quelque chose de profondément erroné et discriminatoire dans la vision que partage [World Athletics] et j’en suis très frustré. C’est pourquoi, je reste très reconnaissant envers Lausanne qui s’évertue à maintenir les courses de demi-fond dans son programme, car s’il n’y a plus de 5’000 mètres demain, où les spécialistes (tels que Joshua et Julien) iront courir enfin ? » Le Genevois Julien Wanders, justement, fait partie du groupe d’athlètes lésés; il s’est établi ces dernières années à Iten pour y parfaire son endurance. Pourtant spécialiste des routes, dont il détenait un temps le record du monde sur les cinq kilomètres, il a tant cherché à progresser sur les pistes. On lui en coupe désormais presque l’herbe sous les pieds. « Je trouve dommage de ne pas garder les longues distances dans le programme général des plus grands meetings internationaux, cela mènera à terme à la disparition programmée de nombreux pays africains en Diamond League. J’espère que d’autres meetings prendront le pas d’aller dans le sens inverse et réorganiseront des épreuves de 5000 et 10’000 mètres qui puissent être aussi compétitifs qu’en Diamond League. Parce qu’en l’état, il est très difficile de trouver des meetings qui proposent des 10’000m dans leur programme », lâchait le jeune homme.
Des promesses de compensation sportive il y en a certainement, mais la mise en pratique se révèle latente. « Nous avions eu une très grande discussion avec les athlètes africains lors des derniers championnats du monde de cross-country [ndlr, à Aarhus au Danemark en mars 2019]. Nous y avions parlé du marché mondial et de la volonté des fans de l’athlétisme de voir des courses toujours plus courtes. C’est la consistance de nos programmes qui est en jeu ici. Nous la gérons du mieux possible », assurait il y a maintenant un an à Doha le Président de World Athletics Sebastian Coe. Trois-cents jours plus tard, l’on aura bien retenu que la médiatisation des longues distances n’est plus “rentable”. Et pas grand-chose de plus…
Le fléau du dopage en sus
S’ajoutent à cette situation, un autre défi majeur plaçant nombre de fédérations africaines en plein branle-bas de combat. Ces derniers mois, nombreux ont été les athlètes (principalement spécialistes du fond et du demi-fond) provenant d’Afrique – mais pas que, précisons-le tout de même – pincés en situations illicites au regard des normes strictes d’anti-dopage. Certains crieront à l’égosillement une injustice immanente, d’autres accepteront leur sort à leurs égards troublés. Mais la réputation des disciplines de fond n’en finissent plus de s’écorner et les instances fédératives de l’athlétisme mondial – au soutien de plusieurs autres fédérations nationales européennes – commencent à prendre des mesures draconiennes pour lutter contre un fléau inégalé.
D’Afrique, l’on parle surtout du Kenya, lourdement frappé ces dernières années par des défections en tous genres; rien qu’en 2020, la liste des suspensions pour cause de défaut personnels à la règle anti-dopage s’allonge et c’en devient inquiétant. Beaucoup, ces derniers mois, ont aussi accepté de témoigner à la barre médiatique pour raconter un train de vie compliqué lorsque l’engagement est pris de gagner sa vie sur les pistes (et les routes). Le journal L’Express y avait, en juillet 2019, consacré un plein sujet.
C’est à Iten, où s’entraîne le Genevois Julien Wanders – berceau de l’athlétisme kényan – que le reportage eut lieu, aussi car l’on dénombre, selon le titre, plus d’un millier d’athlètes du pays à gagner leur vie sur les courses de longue distance. Et pauvreté oblige, la performance devient signe de (petite) prospérité. Petite, car ces jeunes athlètes ne cherchent jamais à triompher, sinon de survivre en quérant les places donnant droit à une rétribution pécuniaire. En général, à ces places, les contrôles anti-dopage sont fort peu fréquents. Mais ils adviennent de temps à autre. Et quand ils adviennent, ils jouent à la roulette russe. Mais cette réalité ne regarde qu’une partie – certes certaine – mais minoritaire des athlètes s’entraînant et vivant au Kenya.

L’autre minorité, en revanche, sied à l’autre extrême, à l’échelle de la reconnaissance mondiale et planétaire. Chez ces athlètes de renom, connus des plus grandes compétitions internationales, les contrôles anti-dopage sont évidemment plus fréquents. Et pourtant, beaucoup n’ont pas la chance – ou le flair – de passer entre les mailles du filet de l’AMA (l’agence mondiale anti-dopage). Depuis 2004, près de 150 athlètes ont été contrôlés positifs à une substance illicite. Mieux, ces cinq derniers mois, plusieurs suspensions et révélations sont tombées. Ceci quand bien même la crise sanitaire a lourdement impacté les contrôles à titre préventif sur l’ensemble du territoire planétaire. C’est bien qu’au Kenya, l’on se rend compte d’un problème… de fond, justement. Le pays entier sied actuellement sur une dangereuse sellette; il risque bien – comme la Russie – une suspension des Jeux Olympiques. N’en reste que depuis le mois d’avril, les défections se révèlent palpables; le marathonien (pourtant pas parmi les plus en vue) Vincent Kipsegechi Yator (30 ans), s’est vu suspendu de toute compétition pendant quatre ans, testé par deux fois positif à la testostérone.
Vainqueur du marathon des championnats du monde de Londres en 2017, Daniel Kinyua Wanjiru (27 ans) a, quant à lui, été suspendu à titre conservatoire pour des irrégularités dans le passeport biologique. La même sanction est tombée le premier mai dernier pour le finaliste sur 10’000 mètres des derniers Mondiaux de Doha Alex Korio Oliotiptip (29 ans) et le marathonien Mikel Kiprotich Mutai.
« Toutes les personnes avec qui j’avais noué des liens d’amitié m’ont laissé tomber. Il y a eu une perte totale de confiance envers ma personne et c’est un échec considérable quand cela provient des personnes qui ont toujours été proches »
Asbel Kiprop, spécialiste kényan du 1500 mètres suspendu pour dopage
La liste peut être dévoilée aussi limpidement que cela mais la réflexion véritable ne cherche pas nécessairement des noms, sinon des histoires de détresse ou de désespoir. Le récit d’un des noms les plus connus du demi-fond Asbel Kiprop, suspendu en avril 2019 pour quatre ans, fait office de relai; que se passe-t-il pour ces athlètes perdant la raison de leur vie ? Asbel Kiprop y est longuement revenu ces derniers jours dans plusieurs médias kényans sur les répercussions assurément désastreuses de sa mise au ban de l’athlétisme mondial – entre la rupture de son mariage et la tombée inénarrable dans l’alcoolisme, tout est tombé de travers.
« Toutes les personnes avec qui j’avais noué des liens d’amitié m’ont laissé tomber et mes rivaux ont commencé à ouvertement me ridiculiser. Ils ont remis en cause toutes mes réussites sportives, il y a eu une perte totale de confiance envers ma personne et c’est un échec considérable quand cela provient des personnes qui ont toujours été proches », lâchait le banni à la chaîne de télévision NTV. Or, cet homme de bientôt 31 ans n’a pas encore dit son dernier mot, tant est que les Jeux Olympiques de Paris ne sont peut-être pas encore perdus à sa pleine cause: « J’ai encore des choses à prouver tant que je trouve la force de courir. »

Le maintien des épreuves de fond (sur piste) est capital
Il est vrai que le dopage, au final, concerne les athlètes de toutes disciplines et de toutes nations. Il n’empêche que, tout comme le regain d’intérêt populaire pour une discipline y dope les performances, les mises à l’écart d’autres sont susceptibles d’amplifier – en dommage collatéral – des maux déjà profondément ancrés. Un papier du Daily Nation du 9 mai dernier laissait pleinement entendre que ces défections personnelles et la tombée dans le dopage ne relèvent parfois pas uniquement d’une simple envie de triompher ou de survivre financièrement. Il s’agit parfois d’un simple mais arrachant cri du cœur, la dépression touchant sévèrement plusieurs athlètes kényans, souvent les mêmes qui se révèlent spécialistes des épreuves aujourd’hui attaquées par les nouvelles régulations de World Athletics en Diamond League.
Parfois ces déprimes profondes résultent d’une sévère mise au ban, parfois par pur dépit. Et si l’on admet que la course d’endurance est vie pour bon nombre de ces athlètes concernés, l’on peut aisément admettre que la diminution de la considération portée à leur discipline impacte lourdement sur leur moral et leurs performances. Au Kenya, qui aujourd’hui par voie légale tente d’endiguer le fléau de l’EPO, les consciences sont actives. Et les réactions premières proviennent même des premiers concernés; les athlètes du pays en appellent même directement à leur Fédération nationale.
« Athletics Kenya devrait monter un département dédié au conseil psychologique pour ces athlètes qui restent, malgré tout, humains bien qu’ils aient commis des erreurs dans leur vie »
Jemima Sumgong, marathonienne kényane suspendue à vie pour dopage
Selon plusieurs grands noms de l’athlétisme kényan qui élevaient leur voix en ce mois de mai, il peut revenir à Athletics Kenya de mettre sur pied des programmes de conseil spécialisés pour les athlètes atteints dans leur psychisme, le plus souvent certes, après avoir été lourdement condamnés à la révélation de leur dopage. « Il existe des athlètes qui finissent par perdre pied après avoir été bannis pour avoir commis des erreurs sans le savoir. Athletics Kenya devrait monter un département dédié au conseil psychologique pour ces athlètes qui restent, malgré tout, humains bien qu’ils aient commis des erreurs dans leur vie », relatait la marathonienne kényane Jemima Sumgong dans la revue canadienne Running Magazine. La jeune femme de 35 ans avait, elle-même été suspendue à vie, en 2017, des plus grands marathons mondiaux pour un contrôle positif à l’EPO. Et sa vie personnelle – autre que celle d’athlète – avait failli chavirer.
Faut-il pourtant préciser que cet état de dépression ne touche pas que les dopés en pleine rémission. Certains souffrent également des conditions parfois difficiles du manque ou de l’accès restreint à des compétitions internationales; chez eux, il en va de leur existence d’athlète. Encore que plusieurs savent avoir la route comme recours de survie sportive, alors que d’autres – spécialisés et entraînés sur piste – se voient de plus en plus chassés des épreuves de longue distance en stade, jugées – à l’appréciation visible actuellement – de seconde zone. Pour sûr, à l’heure où la Suède – hôte volontaire de nombreux meetings où le fond y reste fortement valorisé – annonce vouloir renforcer les contrôles anti-dopage pour les athlètes provenant (ou s’entraînant) au Kenya et en Éthiopie, ce n’est pas en stigmatisant les longues distances en track and field que le salut pour bon nombre de sportifs africains adviendra. La question n’est plus uniquement sportive, elle devient sociale.