Le rugby suisse sera à l’arrêt jusqu’au terme de la présente saison. C’est la Fédération Suisse de Rugby (FSR) qui l’a annoncé sur les réseaux sociaux vendredi matin. Si la décision est unanimement acceptée par l’ensemble des acteurs du rugby suisse, il n’empêche qu’elle met au cœur des discussions le destin de plusieurs clubs qui s’apprêtaient déjà à vivre un été de promotion. C’est le cas de l’équipe féminine des Switzers, actuellement première de LNF-B. Leur entraîneur Gianni Di Martino, également Secrétaire Général de l’Association Cantonale Genevoise de Rugby (ACGR), pointe les enseignements qu’une telle situation livre sur le rugby actuel à Genève, et chez les filles.
Certaines décisions sont parfois difficiles à encaisser; celle-ci a surtout été difficile à prendre. La Fédération Suisse de Rugby vient d’annoncer l’inéluctable: toutes les saisons engagées, dans toutes les catégories de jeu, seront stoppées et blanchies. Cela implique pour bon nombre de clubs à risque de relégation ou en voie de promotion, l’annulation pure est simple de leurs résultats sportifs cueillis jusqu’à la trêve hivernale. Il y a du bon chez certains, du moins bon chez d’autres. L’équipe des Switzers, jusqu’ici première et invaincue dans la ligue de développement du rugby féminin (LNF-B), voit ses chances de promotion barrées net. Une situation dommageable selon leur entraîneur et Secrétaire Général de l’Association Cantonale Genevoise (ACGR), Gianni Di Martino. Formées et préparées à affronter le plus haut niveau du rugby en Suisse, les 27 jeunes femmes du club vivraient mal la perspective de rester une saison de plus à l’échelon inférieur. « Il y aurait un risque que certaines jeunes filles se désintéressent du rugby et en viennent à démissionner. Ce n’est pas une situation idéale pour l’image de notre sport », assure-t-il.
« Il y a de fortes chances que nous soyons promus quand même, portant le nombre d’équipes en LNF-A à un chiffre pair »
Gianni Di Martino, Secrétaire Général de l’ACGR et entraîneur des Switzers
Gianni Di Martino le martèle donc déjà: les Switzers joueront leur droit de promotion en LNF-A à compter de la saison prochaine, dont les premiers matches sont prévus en septembre 2020 – si la situation sanitaire le permettra. « Nous avons de fortes chances d’arriver à nos fins. Nous avons pris contact avec le DTN [ndlr, le Directeur Technique National, Sébastien Dupoux] et il nous a invités à faire une lettre motivant notre demande. Il serait logique de nous permettre d’évoluer en Ligue A, qui passerait à un nombre d’équipes pair, de sept à huit. » Cette réalité est d’autant plus soutenue par les résultats sportifs que l’équipe a démontrés tout du long de l’année 2019; en cinq matches disputés (pour autant de victoires avec bonus), les filles de Vessy ont réalisé 39 essais et inscrit pas moins de 217 points, soit une moyenne colossale de 43,4 points par match. Une énormité à leur échelle. Mais pour le Secrétaire Général de l’ACGR, le facteur sportif – même au plus impressionnant – ne permet pas, à lui seul, de justifier une telle demande.
« Le niveau de jeu n’est absolument pas le cœur de l’argument. En revanche, ce qui doit faire réfléchir les décideurs, c’est le nombre de filles engagées à chacun de nos matches. Notre contingent est fort de 27 joueuses, dont 20 – au moins – se déplacent à chaque occasion. Or, nous sommes forcés à n’aligner qu’une équipe de 12, voire parfois même 10 joueuses, en fonction des adversaires que nous affrontons. C’est un crève-cœur constant de devoir laisser des jeunes individualités sur la touche alors qu’elles font l’effort de se déplacer chaque week-end. Nos feuilles de match sont toujours pleines, c’est une fierté et une qualité qui doit nous être rendue. »
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Au-delà du sens de la requête, celle-ci a aussi vocation de créer un précédent, selon Gianni Di Martino. Si la LNF-B est proprement appelée “ligue de développement” – au même titre que la LND dans l’équivalence de la pyramide masculine –, il apparaîtrait judicieux de favoriser la montée d’une formation qui a pris le temps matériel et comptable de se préparer au plus haut niveau du rugby national. Et si Gianni le précise, c’est qu’il est aussi prêt à l’affirmer: les Switzers sont préparées au défi. « L’année passée, je n’aurais pas accepté que les filles soient promues en LNF-A car je savais qu’elles n’avaient pas encore l’expérience nécessaire et la connaissance parfaite du jeu pour rivaliser avec les meilleures équipes du pays. Mais aujourd’hui, je les sens d’attaque; une réunion des filles entre elles s’est aussi prononcée pour une montée cette année. Elles le savent aussi: aucune équipe de LNB actuelle n’a été en mesure de leur poser problème cette saison. Ça reste un signe énonciateur. »
En outre, l’entraîneur d’origine italienne circonstancie: il n’est pas question d’aller à l’encontre des équipes de LNF-A qui s’apprêtaient à lutter âprement pour leur maintien. Si les Basel Birds et l’Albaladejo se dirigeaient vers un barrage de relégation, elles seront – quoi qu’il arrive – sauvées. « Je ne vois aucun problème à ce que l’Alba reste, c’est moins une logique sportive que de mérite que je prône; je ne regarde que la situation qui nous concerne et je campe sur mon idée que les Switzers doivent pouvoir monter cette année. Nous avons plus de filles et surtout plus d’expérience emmagasinée. Chacune sait désormais parfaitement appréhender le jeu, c’est un requis fondamental pour évoluer au plus haut niveau. »
Un nombre incalculable de filles surclassées
Autre paradoxe: le groupe genevois est composé d’une très large majorité de filles n’ayant pas dépassé la vingtaine, un grand pourcentage d’entre elles étant âgées entre les 16 et les 18 ans. Cela implique aussi qu’un grand nombre d’entre elles, dans le courant des deux dernières années civiles, ont dû être surclassées pour participer au championnat. C’est le propre de la formation dispensée par le club, assure le Secrétaire Général de l’ACGR. « Nous prônons un rugby moderne et c’est ce qui fait la différence. Nous axons nos entraînements sur un jeu de mouvement qui ne laisse pas beaucoup de place aux rapports de force de s’exprimer. Avec cette mentalité et dans ces dispositions, nous avons cueilli des résultats extraordinaires en Suisse, mais aussi à l’étranger », explique-t-il.
Difficile, ici, de le contredire: après s’être distinguées face à plusieurs équipes de Fédérale 3 française, les Switzers sont également rentrées renforcées de Bangkok, où elles avaient disputé – en parallèle à l’équipe masculine – le tournoi international de rugby à VII en novembre dernier. « Un immense travail a été accompli ces dernières années avec un groupe qui s’est continuellement soudé. Les filles ont mûri, par elles-mêmes. En Thaïlande, elles ont pris de la bouteille au contact de plusieurs équipes nationales, dont celles de la Malaisie et du Vietnam. Elles ont aussi pris des coups, notamment face à des joueuses – japonaises surtout – qui dispensent un rugby professionnel. Mais elles ont eu le courage et l’envie de progresser. C’est à relever. »
« Cette discussion doit aussi aller en faveur d’une transition générationnelle au sein des équipes nationales suisses »
Gianni Di Martino, Secrétaire Général de l’ACGR et entraîneur des Switzers
« Nos filles ont le niveau et l’effectif comparables à une Équipe de Suisse U20 », poursuit dès lors Gianni Di Martino. En réalité, factuellement, dix joueuses des Switzers appartenaient effectivement au contingent national U18 au pointage du dernier Tri-Nations les 11 et 12 mai derniers à Genève. Sans compter que la jeune talonneuse Mauranne Krieg compte déjà deux sélections avec l’Équipe de Suisse élite, la dernière en date lors de la large victoire 32-0 face à la Finlande à Yverdon. Au vue de ces développements, force est de constater que les Switzers ont su créer, en l’espace de quelques mois, un excellent vivier capable de fournir des joueuses de qualité aux différentes formations nationales helvétiques, et c’est un faire-valoir manifeste pour le rugby genevois. « Je ne suis pas le seul à le prôner, mais il est désormais temps de favoriser une transition générationnelle au sein des différents contingents nationaux. » Emmanuel Revert et Nick Blackwell assurent la soutenir progressivement au sein de l’équipe à XV; la temporalité pourrait même s’avérer plus courte en ce qui concerne l’équipe nationale à VII, au gré des envies du sélectionneur Lionel Perrin.
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La mise en valeur du contingent des Switzers est d’autant plus exaltée par la qualité du projet mis en œuvre depuis 2016. Il y a quatre ans, elles n’étaient qu’une dizaine, puis une quinzaine de filles de 13 à 14 ans à avoir débarqué sur les terrains de Vessy, à Genève. Peu sont celles qui ont abandonné le projet en route; toutes ont été formées à la méthode et à l’exigence de Gianni Di Martino. « Elles ont aujourd’hui un niveau proche de l’excellence pour leur âge. Techniquement et tactiquement. Elles ont l’intelligence du jeu que beaucoup n’ont pas nécessairement en LNF-A, sans pour autant viser une personne en particulier. » En somme, selon l’avis du Secrétaire Général de l’ACGR, elles ont le niveau de l’élite nationale. « Et cela n’a aucun égard au fait qu’elles évoluent actuellement en LNF-B. Car les divisions telles qu’elles sont définies actuellement, ne le sont pas en fonction du niveau de jeu, mais en fonction du nombre de filles que chaque équipe dispose dans son contingent. Les équipes qui ne peuvent pas fournir une feuille de match à quinze joueuses – au minimum – à chaque occurrence devraient revoir leur place en LNF-A. »

Point nodal sur la formation, sans aucun recrutement extérieur
Chez Gianni Di Martino, il y a aussi un appel solennel – qui a par ailleurs toujours été respecté par les instances nationales –, à valoriser le travail assidu dispensé par les différents clubs du pays, surtout quand ceux-ci se révèlent porteurs de candidats et candidates pour une représentation en Équipe de Suisse. « Que les Switzers montent en LNF-A contribue aussi à une symbolique forte. Les clubs qui se révèlent par leur excellente formation et ne misent nullement sur un recrutement démesuré doivent recevoir le fruit du mérite qui leur incombe. Je me réfère toujours à l’inspiration d’Arno Del Curto [ndlr, l’emblématique et ancien entraîneur du HC Davos], qui repérait les jeunes talents et les formait jusqu’à ce qu’ils atteignent leur meilleur niveau en National League. Il ne s’agit pas de recruter à l’envi; il s’agit de regrouper de jeunes talents prodiges, très tôt, pour les accompagner jusqu’à leur meilleur niveau possible. C’est la marque des clubs structurés », lâche alors celui qui fut autrefois joueur en Pro D2 française, puis dans le Top 12 en Italie.
« Je suis entraîneur sportif et pas éducateur social, ce n’est pas mon rôle. Si une fille n’est pas pleinement engagée aux entraînements, elle n’a rien à faire sur un terrain de rugby »
Gianni Di Martino, Secrétaire Général de l’ACGR et entraîneur des Switzers
Et ici aussi, il ne s’agit pas de faire du nombre pour la beauté du geste. « J’ai pris des décisions fortes de me séparer de certaines joueuses qui venaient chercher au rugby un passe-temps autre que celui de pratiquer du sport. Je suis entraîneur sportif et pas éducateur social, ce n’est pas mon rôle. Donc quand je suis en mesure de regrouper un contingent de 27 joueuses, ce sont 27 joueuses qui dont pleinement engagées dans le projet que l’on met en place. Et ce sont 27 joueuses qui ont un niveau rugbystique intéressant, pas simplement sur le seul aspect athlétique mais sur la capacité à comprendre les spécificités techniques et tactique du rugby. »
En somme, à Vessy, il est moins important de pratiquer le développé couché que de passer du temps à la vidéo. Tout passe donc par une compréhension active (et poussée) du jeu. « C’est ce que je mets inlassablement en avant. Parfois le rugby va tellement vite qu’on n’a même pas le temps de plaquer. Le but n’est pas de se mettre sur la gueule mais de développer une intelligence dans les mouvements. C’est ce qui fait que, chez nous, quand les joueuses récupèrent le ballon au prix d’un travail défensif intense, elles parviennent à marquer presque à chaque fois. C’est aussi ce qui permet à des jeunes filles de 16 ou 17 ans de faire (parfois) tourner la tête à des joueuses d’un âge et d’un gabarit plus élevés. »
C’est donc aussi la volonté du Secrétaire Général de l’ACGR d’acter en faveur d’une école de rugby qui calque ces mêmes principes. En somme, donc: un jeu de mouvements où les présupposés physiques ne constitueront pas d’équivalence au potentiel. « Apprendre à entrer en contact avec ses adversaires, il y a le temps matériel pour cela. Pas besoin d’apprendre à plaquer son adversaire à l’âge de 12 ou 14 ans. C’est la définition même du rugby moderne; même à XV, on joue avec les automatismes du VII dans le but de faire courir l’équipe adverse et y créer un déséquilibre. Que mes joueuses savent lire une situation complexe de rugby de leur jeune âge, c’est déjà énorme. »
Au final, c’est la philosophie d’un club atypique que Gianni Di Martino cultive pour son équipe; un effectif de jeunes filles capables de mêler les bases du XV, du VII et du touch rugby dans un bagage sportif aussi exhaustif que complémentaire. « Nous ne fonctionnons pas par objectif mais à la base de différents travaux thématiques. Il ne nous importe pas d’inscrire un essai si nous ne sommes pas capables d’expliquer comment nous sommes parvenues à l’inscrire. L’accumulation de ces séances thématiques ont non seulement pour but – pour les filles – de devenir d’excellentes joueuses, mais aussi – plus tard – qu’elles puissent occuper un poste d’entraîneur ou de dirigeant de club. » C’est donc un réel parcours de vie que les Switzers défendent dans leur rugby. Elles souhaitent désormais le faire au plus haut niveau, tout naturellement.