Helen Bekele Tola et Simone Troxler, destin croisé de Suissesses

En 30’46”6 minutes, Helen Bekele Tola écrase sa meilleure performance sur les 10km. En décembre dernier, dans la ville d’Houilles (France), elle avait établi un chrono de 31’13”, signalant déjà une progression constante depuis 2015. Si bien qu’en l’espace de quatre ans, l’athlète a gagné l’équivalant d’une minute 50” sur la distance. © leMultimedia.info / Oreste Di Cristino [Lausanne]

Depuis son arrivée à Genève en 2015, à 20 ans, Helen Bekele Tola surplombe désormais la moindre compétition de course organisée sur l’arc lémanique. Depuis ses premières courses disputées dès l’âge de majorité, l’Éthiopienne rêve désormais des Olympiades… mais uniquement à condition de recevoir prochainement le passeport suisse. Un cas précédent existe et il ne concerne nul autre que son mari Tesfaye Eticha qui avait disputé le marathon des Jeux Olympiques de Londres en 2012 sous la bannière helvétique. Et les histoires de familles, c’est tout ce qu’on aime, à priori.

Il n’y a pas qu’une seule réalité immuable quand il s’agit d’éventer son drapeau suisse pour donner le change au soutien inconditionnel que l’on porte pour les athlètes du pays. Certains plus avertis savent qu’avec ce même damier rouge et blanc, il s’avère tout autant possible de prêter forte voix à la victoire d’une fondeuse éthiopienne dont on sait – de manière voulue bien populaire – qu’elle porte un attachement certain à la Suisse. Helen Bekele Tola n’a, de sa frêle apparence, rien d’une Suissesse parfaitement prototypique. Ni dans sa démarche, ni dans son style, ni dans son caractère des plus timides. Et pourtant, cela n’empêche que lors de sa victoire sur l’épreuve des 10 kilomètres du Lausanne Marathon ce dimanche matin, le public et les premiers commentateurs de la course en viennent à considérer ce succès comme étant partiellement du sérail national ; dans les faits, l’Éthiopienne de 24 ans est en passe d’être naturalisée. Et son objectif n’est nul autre, à cette heure, de représenter son pays d’adoption aux prochains Jeux Olympiques de Tokyo en juin 2020. Cela en fait donc – immanquablement – une athlète observée, appréciée voire même chérie par l’assistance locale. À l’observer, à l’arrivée, entre l’indomptable fontaine olympique et le bleu aquarellé du lac Léman, la foule salue avec vivacité ce bout de femme qui coupe fièrement, les bras levés, le ruban de la finish line.

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Au vrai, au crédit d’une telle acclamation, le résultat porté par la jeune femme est en tous points remarquable ; en 30’46”6 minutes, elle écrase sa meilleure performance sur la distance. En décembre dernier, dans la ville d’Houilles (France), elle avait établi un chrono de 31’13”, signalant déjà une progression constante depuis 2015. Si bien qu’en l’espace de quatre ans, l’athlète a gagné l’équivalant d’une minute 50” sur les 10km. Une mise en compétition prometteuse qui s’ajoute à celle fournie sur les distances plus longues : compter les 20 kilomètres, le semi-marathon (1h06’45” à Istanbul le 7 avril dernier) et le marathon – épreuve sur laquelle elle a établi son meilleur chrono à Tokyo début mars (2h21’01”), avant de décrocher une prestigieuse quatrième place à Berlin le 29 septembre dernier en marge des derniers Mondiaux de Doha. Ce à quoi s’ajoute le véritable coup de force sur les 17,170km du 86e Morat-Fribourg le 6 octobre dernier qu’elle a avalés en 57’50” minutes, soit 60 secondes pleines de moins que le précédent record du parcours autrefois détenu par feue Franziska Rochat-Moser lors de l’édition 1997.

Autrement dit, en cette fin d’année 2019, le nom et le profil de la princesse éthiopienne du Stade Genève – comme certains d’ici aiment la nommer – ne passent pas (ou plus) inaperçus. C’est que le commentateur averti sait détenir en la personne un espoir solide et précis de médaille aux prochains JO au Japon, qui plus est pour la délégation helvétique. Si bien que le record olympique du marathon féminin (2h23’07”), elle les tient dans les jambes depuis trois saisons, soit depuis 2017. Il n’en reste qu’il faille encore faire montre de résilience face à une concurrence plus serrée sur les routes, ce qu’elle compte accomplir encore en cette fin d’année sur les parcours de la Corrida bulloise (le 16 novembre), la Course de l’Escalade à Genève (le premier décembre) et la Course Titzé de Noël à Sion (le 14 décembre).

« Je suis fier pour son temps d’aujourd’hui, je l’aide comme je peux à l’entraînement pour qu’elle atteigne ses objectifs. Heureux qu’elle y soit parvenue après un mois de marathons et Morat-Fribourg, évidemment »

Tesfaye Felfele, vainqueur des 10km du Lausanne Marathon

Qu’il en importe des masses ou très peu, la jeune athlète reste la 12e meilleure performeuse mondiale de l’année sur marathon et 11e sur les 10km ; un statut qu’elle arrose d’un tempérament versatile entre le on- et off-competition. Sa timidité au sortir des courses est si introverti qu’on en peine parfois à y déceler le moindre signal de fatigue. « Ça fait mal aux jambes ? », lui questionne-t-on face caméra. La réponse est à peine audible, de par sa petite voix. Mais oui, 10km sur le parcours vallonné de la capitale olympique ­– entre le départ du Parc Milan et l’arrivée aux quais d’Ouchy –, ça fait effectivement mal aux jambes. C’en est même à peu près tout de ses déclarations à Lausanne ce dimanche après-midi, mais à quoi bon s’exprimer davantage tant que ses performances en ressortent intactes et préservées de tout commentaire superflu. Ses exploits sont assez retentissants à l’échelle suisse qu’il en revient presque à ses partenaires d’entraînements à Genève – ou à ses homologues masculins – d’en vanter les mérites. « Je suis fier pour son temps d’aujourd’hui, je l’aide comme je peux à l’entraînement pour qu’elle atteigne ses objectifs. Heureux qu’elle y soit parvenue après un mois de marathons et Morat-Fribourg, évidemment », commente l’Érythréen Tesfaye Felfele – “lièvre de luxe d’Helen Bekele Tola” –, excellent vainqueur des 10km à Lausanne (en 29’01”7) devant le quadruple vainqueur de l’épreuve kényan Bernard Matheka.

Histoires de marathoniennes, la Suisse en fin développement

Il faut le dire, sur les routes, Helen Bekele Toma fait preuve de puissance, si bien qu’elle en vient à dominer sur des montées raides et les faux plats certains de ses opposants masculins. Il en faut de cette hargne, de cette détermination maximale pour venir à bout de ses objectifs préfixés. Tout au long du Circuit de course entre Bulle, Genève et Sion ces prochaines semaines, elle en viendra bien à disposer ce qu’il lui reste de ressources pour s’affirmer en première fondeuse de Suisse. Et quand bien même cela n’est qu’une question de temps, la jeune femme de 24 ans puise toute sa force dans un perfectionnisme parfois surréel ; à Berlin en septembre, son chrono a eu beau lui valoir son meilleur temps en carrière, elle ne restait pas convaincue d’une performance qui ne lui a pas permis pas de passer sous la barre des 2h20’. De la symbolique mal placée, sans doute. Mais on en est là ; pour viser le haut du tableau olympique, on ne se contente de (presque) rien. Et si cela, elle l’a appris dans sa tendre jeunesse à Itaya, non loin de la capitale Addis-Abeba, il n’en reste que la jeune femme a vécu toute sa vie d’adulte – environ cinq ans – en Suisse. C’est donc dans ces contrées lagunaires du Léman que toute son inspiration a pris forme. Normal qu’elle souhaite le rendre en représentant son pays d’adoption à Tokyo ; soutenue par la Fédération suisse d’athlétisme (Swiss Athletics) et bientôt par le comité national olympique, il lui manque encore le précieux sésame de naturalisation délivré par la Confédération. Pas une douce sinécure.

Plus lent que 2h20, la Suissesse de Chardonne Simone Troxler (classe 1996) a, quant à elle, dominé pour la première fois la concurrence sur les 42,195km entre la Tour-de-Peilz et Ouchy. En 2h42’30”2, dimanche après-midi, elle a établi son meilleur chrono personnel pour sa première victoire sur le Lausanne Marathon, mais là n’est de loin pas le plus important pour la jeune femme de bientôt 23 ans. Partie pour une carrière de gymnaste dans sa plus tendre jeunesse, elle s’est révélée il y a peu aux 20 kilomètres de Lausanne en mai 2016, en avalant la distance en 1h25’37” et terminant à une prometteuse 27e place finale.

Depuis, elle n’a cessé d’améliorer ses propres chronos et d’allonger les kilomètres de ses compétitions ; elle termine d’abord troisième du Lausanne Marathon en 2017, deuxième en 2018 et donc – pour la première fois – championne en 2019. Plus tôt cette année, même, elle bouclait les 20km de Lausanne en 1h13’55” (quatrième place finale derrière les incontournables Helen Bekele Tola et Laura Hrebec), soit une amélioration de presque douze minutes sur la distance en trois ans, ce qui – à son niveau – apparaît être une énormité. Ainsi voilà ; sur le fond, la Suisse compte une perle en plus, travailleuse, cultivée et ambitieuse à souhait. Nul doute que cette étudiante en médecine découvre là les prémices d’une carrière au plus haut niveau, le temps jouant – on le voit – en faveur d’une progression constante et fulgurante. Psychologiquement aussi : « Le parcours n’est pas facile, j’ai hésité à me laisser aller en début de course », lâchait-elle alors dimanche après-midi à l’arrivée de son marathon. « Mais je n’ai pas fait les mêmes erreurs que les années passées, j’ai tout donné et je ne me suis pas laissée distancer. Surtout après Cully jusqu’à Saint-Saphorin, j’ai bien connu un petit coup de mou mais il fallait bien tenir la distance jusqu’au bout. »

« J’avais divisé le parcours en six étapes de 7km ; les deux premières étaient très rapides, il a fallu lever un peu le pied sur les 3e et 4e étapes avant de tenir (et survivre) sur les derniers 15 kilomètres »

Simone Troxler, championne du 27e Lausanne Marathon

Le départ fut des plus rapides, sur un rythme imposé en primeur par l’Éthiopienne de 37 ans Worku Tsige (passage au premier tour à la Tour-de-Peilz en 1h20’28”). Et c’est sur la fin qu’il a fallu faire preuve de cette résilience nécessaire pour l’emporter. « À partir du 35e kilomètre, c’est devenu très dur, en effet. J’avais divisé le parcours en six étapes de 7km ; les deux premières étaient très rapides, il a fallu lever un peu le pied sur les 3e et 4e étapes, survivre sur la 5e et donner tout ce qu’il reste sur les derniers kilomètres », expliquait-elle alors, comparant l’épreuve à ses propres (six) années d’études en médecine.

Et il semble, de même qu’à l’approche d’une session d’examens importante, avant le départ, il a surtout été question pour la jeune femme de maintenir un niveau élevé de concentration : « Je suis restée focalisée sur ma course toute la matinée, j’avais besoin de ne parler à personne jusqu’à la ligne de départ. C’est généralement ce dont j’ai besoin avant une course, surtout quand on s’attend à vivre autant de hauts et de bas. » Et cela est d’autant plus vrai qu’à l’approche de la ligne d’arrivée, même au tournant de la Tour Haldimand, jamais l’athlète n’a considéré avoir course gagnée. « Je ne me suis jamais retournée pour voir où étaient mes adversaires, je ne me suis jamais inquiétée de savoir où elles en étaient dans leur course. J’ai appris à me mettre dans ma bulle et à ne jamais en ressortir. J’ai tenu mon rythme sans me soucier du reste. Seul le public fait que je reviens un peu à la réalité durant l’effort, et ça aide aussi. Même si d’une autre manière », complétait-elle, déclassant de 6’19” minutes l’Annécienne Aline Camboulives, deuxième (2h48’49”6).

Simone Troxler, entre le choix de raison et celui du cœur

Simone Troxler est à une étape clef de son ascension ; après un été qu’elle juge difficile, du point de vue de l’entraînement et de sa forme physique, elle a cueilli avec le sourire et une pointe de surprise son succès dominical à Lausanne. Non pas que celui-ci soit surprenant, mais bien parce qu’il marque une « progression manifeste. Je n’étais pas au top ces dernières semaines. Je suis jeune et comme tous les jeunes, on se voit trop facilement trop beaux, trop forts. Or, je me suis rendue compte que cela n’était pas possible d’aligner autant de compétition à haut niveau en même temps », précisait-elle alors. « Je sais qu’après quelques mois [ndlr, depuis sa bonne quatrième place aux 20 kilomètres de Lausanne le 5 mai dernier], aujourd’hui, j’avais à nouveau envie et j’ai passé le test que je souhaitais pour comprendre si j’étais en état de faire une bonne prestation. Je suis heureuse d’y être parvenue. »

C’est qu’en cette année de maturation sportive, Simone Troxler a surtout appris à courir avec des attentes de plus en plus précises et en vue de compétitions de (toujours) plus grande envergure. Si bien que le 15 novembre prochain, elle sera alignée lors des 35e championnats du monde de course de montagne qui auront lieu à Villa La Angostura en Patagonie argentine, à 42km de marche de la frontière naturelle avec le Chili. Elle y retrouvera notamment la Lausannoise Maude Mathys qui a concentré l’essentiel de sa préparation estivale pour l’événement, dont elle est triple championne d’Europe et quintuple championne de Suisse. Si la jeune femme a déjà pratiqué quelques courses en montagne – à l’aune de Sierre-Zinal en 2018, dont elle avait bouclé le parcours à la troisième place –, il n’en retient que le sport de haut niveau lui apparaît être une pratique encore… floue, sans entraîneur attitré et sans même être sociétaire d’aucun club d’athlétisme. Performer n’était pas dans ses cordes il y a de cela quelques mois encore. Sans doute que cela en devient aujourd’hui une possibilité de carrière, en marge restreinte de ses longues études. Pourquoi pas la retrouver un jour alignée au programme des Jeux Olympiques, en 2024 à Paris ou en 2028 à Los Angeles ? L’avenir est parfois porteur de très belles surprises…