Envoyé Spécial au Khalifa International Stadium, Doha (Qatar)
En 9”76 – sixième meilleur temps de l’histoire du 100 mètres –, Christian Coleman (23 ans) est devenu le nouveau roi du sprint mondial. Controversé après avoir été épinglé par l’USADA, l’agence américaine antidopage, pour avoir manqué à trois reprises un contrôle de routine dans les douze derniers mois, l’Américain a finalement eu gain de cause auprès des autorités sportives. Mais cela n’a pas suffi à empêcher la polémique d’enfler. Désormais champion du monde, il se dit excédé de devoir se justifier… pour rien, ni personne. Plus loin derrière, en revanche, homme de sa même génération, Filippo Tortu a réalisé une performance de premier choix en réintégrant la figure de l’Italie parmi les huit meilleurs sprinteurs au monde. 7e à Doha, le Milanais rêve désormais d’une finale olympique.
Il semble frêle au premier regard ; il ne dévoile, en réalité, pas grand chose de sa personne. Et ça, paradoxalement, il l’ose même le dire haut et fort. Filippo Tortu est un jeune homme de caractère mine de rien, même si celui-ci s’en trouve enfoui sous un enrobage salé d’humilité. « Je suis quelqu’un qui exprime difficilement mes sentiments mais dans ces instants de joie, je me dois d’être un peu plus expressif », plaisantait-il alors. À Doha – sous réserve de la performance encore inconnue du relai national italien sur les 4x100m – Tortu a fait tout juste ; il n’a pas gagné, il n’a pas terminé sur le podium mais il a réalisé ce qu’aucun autre sprinteur de son pays (et de sa génération surtout) n’a réussi depuis très longtemps. C’en est déjà remarquable, soulevant d’intenses scènes de fête à Casa Italia – au W Hotel de Doha –, et donnant, pour plus, crédit également à la brillante troisième place d’Eleonora Giorgi aux 50km marche tenus sur la Corniche le même soir à 23h59 et terminés au petit matin, vers 4h30.
Pour la première fois depuis 32 ans, un Italien est parvenu à monter sur l’autel du sprint mondial. Pour la première fois depuis trois décennies, un Italien est parvenu à se qualifier pour la finale d’un 100 mètres en Championnat du Monde depuis la septième place de Pierfrancesco Pavoni aux Mondiaux de Rome en 1987. Une triste édition marquée par la disqualification pour dopage du Canadien Ben Johnson, alors qu’il venait d’établir – à l’époque – le nouveau record du monde en 9”84. En 2019, les choses (n’)ont pourtant (pas) assez changé ; sacré en 9”76, meilleure performance mondiale de l’année et meilleure marque en carrière, Christian Coleman est devenu le nouveau roi du sprint planétaire à Doha, autant qu’un athlète passablement controversé.
Ses manquements successifs aux contrôles antidopage dans le cours des douze derniers mois ont failli lui coûter sa place dans ces championnats du monde. Pas assez pour l’empêcher de s’aligner, mais davantage trop pour ôter toute once de suspicion populaire à son égard. « Tout ce que l’on peut dire sur moi est, en réalité, faux ; je n’ai pas manqué trois contrôles en un an. Je trouve dommage que les mauvaises langues tentent sans cesse de me jeter l’opprobre et nuire à ma réputation », assurait alors l’Américain au terme d’une conférence de presse justement retardée, ironie du sort, par son contrôle antidopage.
Filippo Tortu, dans les faits, est loin de tout cela ; sa légèreté, marque de bonne foi, ne lui laisse pas la place de penser aux avant-postes polémiques. « Je ne suis pas un juge pour décider qui a le droit de concourir ou non. L‘USADA [ndlr, l’agence américaine antidopage] a pris la décision de le laisser courir, alors il a le droit de courir. Le plus important pour moi, de toute évidence, n’est pas de savoir contre qui je vais me battre, puisque de toute évidence, je sais que ce serons toujours les 7 ou 8 meilleurs sprinteurs au monde du moment ; et je suis très heureux de les accompagner », assurait-il en zone mixte samedi soir. Sans compter, qu’en réalité, cette entière – nouvelle – génération du sprint américain, Filippo a appris à la connaître et la côtoyer depuis plusieurs années.
Lors du meeting de Rome début juin, comptant pour étape pleine du calendrier de Diamond League (où il était alors aligné sur les 200 mètres), Filippo s’était étrangement retrouvé assis, en conférence de presse d’ouverture, à côté d’un autre top starter de la délégation américaine, Noah Lyles. Il venait au Floridien (qui ne s’aligne que sur le demi-tour de piste au Qatar) de rappeler alors : « Avec Tortu, nous nous sommes rencontrés pour la première fois sur les 100m de Bydgoszcz en 2016, à l’occasion des Championnats du Monde junior. À cet instant précis, je redoutais surtout la forme et la puissance des coureurs jamaïcains et en revanche, le deuxième était italien. » Un phénomène inattendu mais diablement efficace, précoce à vrai dire.
« Je ne suis pas un juge pour décider qui a le droit de concourir ou non. L‘USADA a pris la décision de le laisser courir, alors il a le droit de courir »
Filippo Tortu sur l’affaire de Christian Coleman
En réalité, entre Coleman (et son aîné Gatlin, 37 ans) et Tortu, sied un étrange mélange des genres ; l’expansif face à l’introverti – la fulgurance contre la pudeur et la discrétion. Même divergences entre Lyles et le Milanais. Il n’en reste que le préciser – et jouer le jeu de la comparaison – en vient immanquablement à reconnaître l’immense potentiel du jeune homme (21 ans), tant les États-Unis représentent l’étalon-or du sprint planétaire. À Doha, cet automne, Filippo s’est, sans conteste, ouvert les portes d’un futur plaqué or.
À moins de 300 jours des Jeux Olympiques de Tokyo, il s’est permis de réviser les fondamentaux – tant physiques (de par son élan, et son accélération notoires) que psychologiques (mental résilient et pression des grands soirs canalisée) – de ce qui fait un athlète de carrure internationale. Après avoir terminé cinquième des derniers Européens de Berlin en août 2018 et fort d’un sacre de champion d’Europe U20 à Grosseto en 2017, il devient, par inertie, un incontournable du sprint roi, lui qui n’a pas pourtant pas encore les jambes assez dures pour le demi-tour de piste. Mais cela viendra… avec le temps.
Il s’agit dès lors d’un grand pas en avant en une seule et même saison, qui plus est. Aligné dans une demi-finale fort relevée avec le Français Jimmy Vicaut, l’Américain Michael Rodgers ou encore l’Ivoirien Arthur Cissé Gué, le jeune homme s’en est sorti avec un certain brio pour finalement se qualifier au temps (pour un millième!), tout comme un certain Justin Gatlin. Prise dans ce sens, sa course était de premier choix.
« Il est incroyable de penser que les athlètes contre qui j’ai couru dans ma demi-finale m’ont à chaque fois battu, dans chaque meeting disputé cette année. Autant dire que, sur le papier, je n’étais pas le grand favori. Mais la croyance ferme de pouvoir y parvenir a été plus forte. Je savais que je pourrais répondre présent au moment le plus important de la saison », a-t-il alors commenté en soirée. Preuve qu’à la désirer aussi fermement, on parvient toujours à l’obtenir, la finale. Et il en résulte nécessairement d’un fort travail mental que seuls les grands athlètes possèdent réellement.
Pour forcer davantage le parallèle, dans une situation similaire à celle de Filippo Tortu, Justin Gatlin a immanquablement puisé dans ces mêmes ressources psychologiques pour terminer ses Mondiaux l’argent autour du cou ; capable du “pire” en qualifications, à la limite de l’élimination en demi-finales, l’Américain est un homme qui sait toutefois faire jouer son talent dans les moments “où ça compte vraiment” : « Cela a certainement moins avoir avec des réglages physiques du corps humain mais plutôt d’une solidité mentale ; c’est ce qui fait la différence dans les moments importants de la vie. Et c’est partout pareil », assurait alors le vice-champion du monde. Sans oublier que Tortu et Gatlin ont tous deux été arrêtés quelques jours cette saison pour une blessure bénigne contractée en amont de ces championnats du monde; le biceps fémoral pour Filippo – en marge du meeting de Stanford – et la cuisse pour Justin Gatlin à deux semaines seulement de son départ pour le Qatar.
« J’ai eu une blessure assez importante à Stanford et j’ai longtemps été dans le doute désagréable de savoir si je pouvais m’aligner à Doha », expliquait l’Italien. « Pendant deux mois, j’ai été contraint de rattraper le retard accumulé et me remettre à niveau à temps. » Pas les meilleures prédispositions avant un Mondial, mais le meilleur moyen de démontrer que rien n’arrête jamais personne.
« Je pense que nous sommes tous très admiratifs de sa capacité à maintenir son corps dans un état de performance aussi élevé »
Akani Simbine sur Justin Gatlin
Pour Gatlin, de surcroît, plus qu’un coup d’arrêt forcé, c’est l’extrême longévité du monsieur qui détone – champion du monde une première fois en 2005 à Helsinki, puis une deuxième 12 ans plus tard à Londres en 2017 devant l’intouchable Usain Bolt. S’il l’avait emporté samedi soir, le New-Yorkais aurait automatiquement intégré le cercle fermé des sprinteurs – avec Usain Bolt, Carl Lewis et Maurice Greene – comptant trois titres mondiaux sur le sprint court. « Je pense que nous sommes tous très admiratifs, en connaissance de cause, de sa capacité à maintenir son corps dans un état de performance aussi élevé. Il est toujours dans les blocs, il est toujours parmi les meilleurs au monde et c’est remarquable », admettait le Sud-Africain Akani Simbine (4e à trois centièmes du podium).



« La satisfaction d’avoir accompli vraiment quelque chose dans ces championnats du monde »
Filippo Tortu court avec un principe vital de performance mais surtout avec des valeurs de reconnaissance pour les générations qui le précèdent – et le succèdent même. « En Italie, le mouvement des sprinteurs est en grande expansion ; en partant de Marcell Jacobs mais aussi auprès des U20 et des U18 qui sont le berceau de grands champions. Aujourd’hui, je suis heureux de les avoir tous représentés en finale à Doha, cela compte évidemment beaucoup. » Une réalité que l’on pourrait imaginer évanouie dans le subconscient des superstars de la discipline, et plus particulièrement auprès du cercle américain fermé des champions du monde. Et pourtant, Justin Gatlin – encore lui – assure ne jamais s’être détourné de cet esprit sain de la compétition : « Vous savez, je n’ai pas de sentiments bien différents comparé à de plus jeunes coureurs. Tout comme eux, actuellement, je suis surtout heureux et satisfait de pouvoir encore être à Doha et disputer une finale. J’ai aussi eu mes craintes, mes doutes et je ne savais pas si j’allais pouvoir retrouver la forme assez rapidement pour être dans le jeu. Au final, nous cherchons tous à nous battre avec fierté sur la piste – pour nous et pour nos proches – et c’est bien le plus important. »
« Tout cela souligne à quel point mon staff a réalisé un travail d’orfèvre; ma confiance envers eux se voit sans cesse renforcée »
Filippo Tortu, finaliste du 100 mètres des Championnats du Monde de Doha
Pour Filippo, l’objectif désormais – outre son rêve désormais réalisé d’apparaître au dernier acte d’une compétition majeure – est de parvenir, coûte que coûte, à effacer le seuil symbolique des dix secondes. Et malgré même son meilleur chrono de la saison établi ce samedi soir à Doha (10”07), il ne pouvait s’empêcher de tordre, même timidement, le cou à son manque de justesse. Mais il était finalement bien forcé de reconnaître l’énorme pas en avant qu’il venait de réaliser dans la discipline phare de l’athlétisme. « Disputer une finale mondiale était mon objectif depuis septembre de l’année dernière et au vue du travail en profondeur réalisé depuis un an, je ne peux que me sentir satisfait du résultat obtenu », assurait-il alors en zone mixte, alternant entre un petit anglais et son italien maternel.

« Hier [ndlr, vendredi lors des séries qualificatives], je n’ai pas fait une super course, je voulais faire mieux. Et je l’ai fait en finale avec mon meilleur temps cette saison, ce qui me place – de manière factuelle et objective et non pas prétentieuse – parmi les meilleurs au monde ce soir. Tout cela souligne à quel point mon staff a réalisé un travail d’orfèvre ; ma confiance envers eux se voit sans cesse renforcée. » Une bonne nouvelle, surtout quand le coach, Salvino, est aussi le papa. Si bien qu’après le relai national, il observera deux semaines de pause avant de plonger à nouveau – et avec une certaine priorité – dans ses études universitaires. Puis débuteront, avec l’impatience qui en résulte, les préparatifs pour les JO de Tokyo. « Je reprendrais les entraînements en octobre. Mais pour l’heure, je veux surtout ressentir cette satisfaction d’avoir vraiment accompli quelque chose dans ces championnats du monde. »
Coleman excédé de devoir sans cesse se défendre « face à des personnes qui ne cherchent pas nécessairement la vérité »
Christian Coleman est apparu très remonté en conférence de presse tard dans la soirée de samedi à Doha. Il y a amèrement regretté les accusations que journalistes, experts et public avisé porte à son égard ; après sa relaxe par l’USADA, sa présomption d’innocence en prend toujours un coup. « Je ne peux pas perdre mon temps à me justifier auprès de personnes qui ne sont absolument pas à la recherche de la pure vérité », a-t-il concédé avant de poursuivre : « L’image du sport appartient à tout athlète qui assoit sacrifices et détermination pour détailler de bonnes performances, c’est avec l’esprit que l’on développe le sport vers la juste direction. Ces deux années, comme souvent, sont charnières pour l’ensemble de nos disciplines. Avec ma médaille d’or, je sais bénéficier d’un pic de popularité pour au moins les deux prochains mois et c’est aussi à nous de porter vers le haut nos valeurs. À l’approche des Jeux Olympiques, cela est essentiel. Au final, dans chaque discipline, chacun doit s’assurer de donner de son mieux ; sur les 100 mètres, c’est ce que je fais, même si je suis conscient que personne ne pourra jamais reproduire le spot de visibilité et de compétitivité qu’a amenée Usain Bolt de son temps. »
Ses coéquipiers dans l’équipe nationale américaine assurent également sa défense. Pour Justin Gatlin, les présupposés visant Coleman restent placidement infondés. « Christian est un vrai compétiteur. Il entre toujours sur la piste pour gagner et cela se voit. Quand on a un athlète de son tempérament face à soi, il faut s’assurer d’être dans un bon jour pour parvenir à le dominer. » Même considération pour le Canadien André De Grasse, médaillé de bronze à Doha après une longue absence, ces deux dernières saisons, pour cause de blessure : « Christian a eu un départ canon ; il a le record du monde sur 60m, cela parle pour soi. » Quoi qu’il en reste, au Khalifa International Stadium, la passation de pouvoir entre Justin Gatlin et Christian Coleman a bien eu lieu.