La première fut une immense interprète américaine des années 1950, proche de l’Europe et de sa culture. La seconde est une toute jeune artiste unique et authentique. Et pourtant d’une Donna à une autre, il se trouve quelques similitudes. Si Donna Hightower, décédée en 2013, fut l’une des premières mixeuses de styles, du R&B au soul-jazz, Donna Zed (21 ans) s’assure, quant à elle, de dynamiter les plus simples codes de la musique traditionnelle. Après deux ans de carrière, la jeune femme révèle un projet musical plus puissant, plus tranchant. Son deuxième EP “Surrounding Me” sera verni lors d’un concert aux Docks agendé au 23 mai dans le cadre du Projet Proxima. Entre-temps, l’artiste d’origine suisse, grecque et thaïlandaise – conseillère communale (indépendante) de Belmont-sur-Lausanne – a déjà présenté, depuis janvier, son single “Enough Years”. Le second “Bold” sortira le 17 mai prochain.
Donna entre sur scène, vêtue d’une élégante sun dress. Elle se positionne devant son micro statique, lève la tête et regarde l’assistance. Derrière elle, le contrebassiste est souriant, les souffleurs (trompettiste et saxophoniste) lui répliquent l’élégance d’un charmant été, smokings ajustés et cheveux plaqués si courts qu’ils s’y trouvent automatiquement coiffés dans une perfection millimétrique. La scène n’est pas si grande, elle suffit simplement à l’artiste et à ses musiciens; la batterie est à un extrême, le piano à queue à un autre – si grand qu’il dépasse le champ qui lui est réservé côté jardin. Mais suffisamment discret pour qu’on y distingue deux chaises en bois d’époque disposées à l’arrière court. Donna est aux avants-postes, seule devant son public averti. Ses cinq musiciens lui emboîtent le pas dans une bienséance travaillée. Tous semblent avoir préparé l’instant depuis plusieurs semaines, voire plusieurs mois. Les premières paroles sont énoncées dans une grâce de jazzwoman; « I can’t give you anything but love ». Les spectateurs, invisibles du champ unique de la caméra, s’en retrouvent enjôlés par la performance. Tout est parfait. Il ne manquât alors que la couleur pour s’entendre avec le cadre de la Côte d’Azur; mais la télévision de l’époque ne permettait pas telle technologie, alors l’on se contente volontiers du noir et blanc. Mais le contexte est dépeint avec une telle précision que l’on envie (encore) ces doux instants de l’été 1960; toute première édition du Festival Jazz à Juan, dans la station balnéaire d’Antibes, Donna Hightower vient d’ouvrir la scène accompagnée d’un orchestre pharamineux. Nous voilà ainsi replongés 60 ans en arrière, au moment d’une carrière où l’Américaine commençait seulement, à 34 ans, à tourner à travers l’Europe pour une série de représentations. 12 ans plus tard, la voilà toujours en Europe où elle s’est installée. À la télévision autrichienne, elle interprète dans une toute autre robe style A-Line, son nouveau single “This World today is a Mess”. Cette fois-ci, elle est toujours sur une scène apprêtée mais seule, libérée de tout orchestre; micro à la main elle rend parfaitement la grâce qui fut la sienne au début de la décennie précédente. Sa vie, elle la passe sur scène aux côtés d’artistes qui, de ces temps, s’assurent de soigner leur image sur les planches: Quincy Jones, The Platters ou encore Johnny Hallyday.
Découvrir: Donna Hightower - “This World today is a Mess” (1972)
Il fut un temps – les années 60-70 justement – où l’artiste était libre de toute contrainte. Enfin presque; le chanteur était attendu sur scène, micro à la main, une délicatesse d’apparence et un charisme de circonstance. La beauté physique avait un quelque chose d’avenant, le principal étant d’être présentable dans un rendez-vous en tête à tête avec son public. Le tout dans une quasi-relation amoureuse qui ne dépassait que celui qui n’en était pas préparé, celui qui n’était pas prêt pour la souplesse de la représentation, la séduction en nombre. La chanson renvoyait à ce conteneur tribal où seuls le talent et le prestige suffisaient à construire l’image de l’artiste. Tout le reste était relégué à l’état de symbole. L’ère digitale, celle des vidéo clips, des likes et partages sur les réseaux sociaux était tout inimaginable. Très loin. Seulement, de nos jours, voici la nouvelle génération qui, au-delà de la scène, au-delà des disques – singles, EP, LP ou autres pitches musicaux –, sied la contrainte de l’immédiat, des stories instagram, des pouces verts de YouTube et autres inutiles inventions destinées à favoriser les rencontres sociales. « Nous sommes tous anesthésiés dans une relation d’immédiateté avec la société. Une société de “swipe left, swipe right”, dans laquelle nous avons curieusement besoin de réactions instantanées au prix parfois de notre humanisme. » Faisant partie de cette nouvelle génération de jeunes artistes, authentiques et simples, Donna Zed (21 ans) a déjà compris les ressors de ces nouvelles technologies. Si plusieurs confondent la culture du chiffre et du buzz avec la qualité véritable de la musique – la transmission d’émotions variées et nécessaires –, la jeune femme, elle, s’assure de conserver la pureté de ses créations. « Il y a un sens de liberté dans ma musique. Le but est que la personne qui la découvre ressente quelque chose. Qu’il sorte de l’anesthésie permanente dans laquelle le monde est emprisonné de par les réseaux sociaux », assure-t-elle alors. « C’est comme si la musique m’a donné l’autorisation de pleurer, de passer outre le blocage social qui consiste à ne jamais admettre nos propres émotions. »
« Je ne fais absolument pas de la musique engagée ou alors je le fais de manière subtile que cela n’en apparaisse pas visible à premier abord »
Donna Zed, musicienne et chanteuse
En réalité, 2019 sera l’année d’une toute autre révélation pour la jeune artiste. Après un premier EP acoustique “Morphine” de quatre titres verni en 2017, elle s’apprête à libérer des tiroirs un second disque plus abouti et nettement plus profond dans sa conception propre de la musique actuelle. À ce titre, le clip vidéo de son single “Enough Years” (2019) est caractéristique de cette nécessaire mise à l’image d’une composition à dimensions fort variées. Abouti et raffiné – dédié à la communauté LGBT – la capsule témoigne, subtilement, d’un parti pris important mais pas celui que l’on pourrait imaginer à première vue: « Je ne fais absolument pas de la musique engagée ou alors je le fais de manière subtile que cela n’en apparaisse pas visible à premier abord », explique-t-elle. Les paroles du single, par exemple, traduisent avant tout un état d’âme, une réflexion profonde sur l’allant de la société actuelle: « Les paroles seules, en effet, ne permettent pas de savoir de quoi il est question véritablement. En revanche, le clip traduit toute la douceur contenue dans une relation toxique avec une personne ou une substance. Mais il ne s’agit que d’une seule manière, parmi tant d’autres, d’interpréter les paroles de la chanson. J’aurais pu mettre à l’image une personne face à sa propre addiction, quelle qu’elle soit mais j’ai choisi de faire un clin d’œil à la communauté LGBT, aussi parce que j’aurais bien aimé voir cette libération – tantôt violente, tantôt douce et parfois un peu érotique – il y a quelques années. »
Voilà donc le nouveau dilemme qui se pose à l’artiste contemporain. Tout comme Hightower, Donna Zed s’affiche pimpante sur scène, travaille ardemment ses compositions et assure professionnellement ses enregistrements. Mais la nouveauté réside dans le tout nouveau vecteur obligatoire de la musique moderne: le clip vidéo. Parfois illustratif, il laisse surtout libre court à toute autre imagination; car désormais, au-delà d’être poète, il faut surtout assumer un tout autre rôle, celui de scénariste, à défaut de celui de réalisateur. « Il faut faire la part des choses. De nos jours, il faut aussi être artiste de la communication. On a besoin de se montrer aujourd’hui. Nous ne sommes malheureusement plus en 1960! »
L’authenticité, point nodal de la musique de Donna Zed
Père et manager de Donna Zed, Panayotis Zamaros accuse réception – avec une dose de cynisme – de la vision toute nouvelle de la chanson actuelle: « La musique “populaire” a cette tendance à utiliser la vidéo comme pur moyen de marketing. » Ceci avant de préciser: « Avec Donna, c’est bien différent. La vidéo est moins un outil de promotion qu’une expérience particulière. » En cela, Donna Zed porte grande attention à la séparation primordiale entre le musicien et le businessman; d’une part sied l’artiste et son innocente authenticité, de l’autre le pur et avide consommateur de musique. « J’ai travaillé pendant 10 ans en persistant et évitant absolument le buzz », explique l’artiste. « Chercher absolument le buzz, c’est d’une certaine manière mettre de côté le versant artistique de notre action. Or, le but de l’artiste est surtout de rester vrai. » Que cela serve de leçon à beaucoup; le salut de la nouvelle génération semble devoir trouver refuge dans l’authenticité, hors des maquettes surfaites de la pop américaine, à l’image saturée d’une Lady Gaga et autres Rihanna, qui à défaut d’être authentiques restent avant tout fidèles à elles-mêmes. L’ancien des fins d’années 1960 portait davantage cette assurance de la vérité sur scène, quoique différemment. Led Zeppelin, The Rolling Stones, The Beatles en étaient d’éminents exemples quand d’autres – Michael Jackson – furent, à leur manière, porteurs d’une toute autre authenticité, celle de façade.
Il y a, toutefois, chez ces derniers un quelque chose d’unique, de propre, de personnellement remarquable. C’est peut-être aussi pour cela qu’on les retrouve en grande partie – avec Prince ou encore Grace Jones – dans les influences premières de Donna Zed. Ainsi sensible aux personnalités et performances scéniques des artistes qu’elle mentionne, l’exemple de Grace Jones émerge telle une évidence: « Je n’ai pas été nécessairement influencée par sa musique mais davantage par l’énergie qu’elle émane de celle-ci. J’ai vraiment envie d’être capable de dégager la même à 70 ans! »
« Je suis confortable avec l’idée d’avoir une identité contrastée, presque indéfinie. Qu’importe si la musique a pour but de réunir les cultures différentes dans un même langage ? »
Donna Zed, musicienne et chanteuse
En attendant, l’artiste cultive son particularisme artistique, concédant aussi son propre patrimoine identitaire; Donna est une artiste qui aime les contrastes, se confiant elle-même « un point d’interrogation sur pattes ». D’apparence, pourtant, proche de sa formation classique, en fille cadrée et sage, elle avoue adorer également la techno et le métal. « Je suis un véritable caméléon. Plusieurs genres différents peuvent se retrouver dans ma musique. J’aime dynamiter les codes de la classification de la musique actuelle. Certaines personnes préfèrent se tenir à la classification des styles – qui rock, qui jazz, qui soul, qui rap… –, ce qui leur permet aussi de s’identifier. Or, je me sens davantage confortable avec l’idée d’avoir une identité contrastée, presque indéfinie. Qu’importe si la musique a pour but de réunir les cultures différentes dans un même langage ? » Son art personnel, celui de tous les jours, contient ainsi cette recherche absolue de fédéralisme. Un fédéralisme fidèle à celui de la Suisse. Un fédéralisme symbolique où il s’agit, en premier lieu, de réunir chaque individu dans une réalité commune, avec des mythes parfois, avec un langage commun – l’art – toujours. C’est sa manière, toute particulière aussi, de dévoiler son penchant plus féministe: « Le féminisme ce n’est pas uniquement une mise en grille de l’égalité homme/femme. Au contraire, l’on peut en faire ressortir tous les détails sous-jacents; le but premier est de créer une mixité sociale universelle. »

Du conservatoire aux Docks, sa longue formation de la scène
La scène, Donna Zed, la côtoie depuis bien longtemps. Mais “sa” scène, “son” public, elle ne les découvre qu’à peine. Pieds au plancher depuis les prémices du teenage, la jeune femme compte aujourd’hui plusieurs apparitions sous le feu des projecteurs, en Suisse mais aussi ailleurs en Europe. Notamment aux Pays-Bas à plusieurs occasions précises. En Suisse romande et en France, elle a surtout écumé, très tôt, de grandes salles. Entre l’âge de 10 et 11 ans, alors qu’elle entre au Conservatoire de Lausanne, elle interprète à l’opéra. « Ces premières années m’ont beaucoup appris ; tourner avec des personnes qui avaient le double, triple, voire parfois le quadruple de mon âge, m’a essentiellement apporté la discipline et le respect. » Des valeurs à la saveur de vertu, dès lors que l’humilité sur scène s’apparente telle la qualité première – un prérequis – de l’artiste. La dizaine passée, juste juste, Donna Zed virevolte déjà face à un public averti ; au Théâtre de Beaulieu, devant quelques 2000 personnes, lui a notamment servi de fastueux baptême du feu – ou de l’air c’est selon. Un précieux temps d’apprentissage, de mise en abîme, le temps qu’elle intègre que la représentation est avant tout une épreuve préconstituée. Un exercice aussi particulier qu’éphémère qui diffère de toute autre praxis.
L’expérience, Donna la poursuivra auprès du quatuor grec Until Rain. D’origine thaï par sa mère et greco-suisse par son père, elle avouera ne pas avoir approfondi l’univers musical de la Grèce plus que cela. « Donna a découvert dernièrement la musique traditionnelle grecque mais pas énormément », explique son père Panayotis. « J’aime le rythme peu standard de cette musique, une musique un peu plus intello que les autres », complète à son tour la jeune artiste. Peu importe, dans les faits, Until Rain – avec lesquels elle a commencé, ici aussi, à tourner un peu partout en Europe en tant que seconde voix – délectait d’un doux mélange de rock progressif, métal expérimental – avec des pointes plus extrêmes – et électronique pure, loin de la tradition musicale typique grecque. Aujourd’hui, leur collaboration a quelque peu freiné mais le contact entre le groupe de Thessalonique et la jeune musicienne reste intact ; « au besoin, je reste toujours à leur disposition – lâche-t-elle avant de continuer – J’ai vécu une expérience absolument folle avec eux, un peu conceptuelle. » Au cours de leur longue collaboration (Donna avait 16 ans à ses débuts avec Until Rain), la jeune femme qui a aujourd’hui 21 ans avoue avoir redécouvert le métier sous un versant nouveau. « Mes concerts hors de Suisse – et surtout en tant que deuxième voix – m’ont appris à écouter la musique d’une autre manière. Sans aucun doute, la voix chorale réfléchit nettement plus que la voix principale. » Sans compter que le rapport avec le public fut quelque peu différent, d’une ville à une autre, d’un pays à un autre. Et surtout d’une scène à une autre : de l’opéra classique, la voilà confrontée à un public plus survolté, parfois dévoué à la grâce de leur “rockstars”. Changement radical d’ambiance, en somme. Changement encore plus prononcé, ensuite, dès lors qu’il s’est agi de monter sur scène avec ses propres compositions. Une chose est de défendre les créations d’amis et artistes connus, une autre est de défendre ses propres compositions, interpréter ses propres paroles, enjouer ses propres mélodies et dévoiler d’improbables arpèges au risque – toujours – de se confronter à la réticence ou le doute de son public. « Monter sur scène avec ses propres travaux est assurément plus difficile. Au-delà de l’appréhension de la confrontation avec les spectateurs, il faut penser à tout ; l’organisation, la mise en scène, le planning,… On se pose inéluctablement trop de questions. »
« Au final, la musique est éphémère et on l’expérimente dans le présent. Il n’y a dès lors aucun mode d’emploi pour apprivoiser la scène »
Donna Zed, musicienne et chanteuse
Et puis, bon : « Au final, la musique est éphémère et on l’expérimente dans le présent. C’est pourquoi, monter sur scène relève d’un apprentissage constant, presque éternel. À chaque occasion, il est nécessaire de canaliser, un peu plus ou un peu moins, sa propre énergie. Il faut simplement en prendre conscience et ne pas chercher inutilement d’inexistants modes d’emploi pour apprivoiser la scène », détaille alors Donna Zed. Dans les faits, la jeune chanteuse a découvert pour la première fois le seul-en-scène en 2017, à l’occasion du vernissage de son tout premier EP – en solo – “Morphine” à La Datcha, puis au travers du mini-tour romand qui s’en est suivi entre Lausanne et Orbe. C’est en février 2018, alors en pleine préparation du second opus, que la jeune femme retrouve la scène internationale ; à Hambourg, Essen puis Amsterdam, elle assure seule la première partie de Steven Wilson devant 6’000 personnes. Tout juste un an plus tard, le 16 mars 2019, après avoir agendé de nouvelles représentations en Suisse, elle retourne avec son propre groupe de musiciens – comprenant notamment sa sœur Vikki Zed au violon, Téo Ziga à la basse et Victor Despland à la batterie – en Hollande, à Utrecht cette fois-ci, en répétition générale du vernissage du second EP (cinq titres) prévu à Les Docks le 23 mai prochain. Une échéance – au-delà de la portée symbolique d’un second disque – qui entérine surtout la témérité de Donna Zed (en somme, sinon un album de maturité, il sera surtout question ici d’un EP de maturité). « Le deuxième EP a forcément quelque chose de plus abouti que le premier », assure l’artiste avant de poursuivre : « Le premier a nécessité deux jours d’enregistrement, tandis que le second a été plus long. Il est certain qu’il faille beaucoup plus de réglages et de travail pour enregistrer un cinq titres avec un groupe qu’enregistrer seule en acoustique. » Tout, dès lors, dans la jeune carrière de Donna Zed devient alors témoin d’une qualité – mais aussi d’une très grande quantité – de travail réalisé depuis plusieurs années. Et parce que rien n’est vraiment possible seul dans l’industrie musicale, la jeune femme n’omet pas de remercier ceux qui lui assurent le nécessaire support de l’ombre. Le clan Zed débarque ainsi, avec persévérance et assurance, sur les grandes scènes du canton et du pays. Et elle est déjà attendue alors que le deuxième single “Bold”, présent dans son nouvel EP, sera présenté publiquement dès le 17 mai.