Avec son nouveau clip “Angry”, Yael Miller devine la nature consumériste du monde humain

Isabela de Moraes Evangelista est la protagoniste du clip “Angry” de Yael Miller. Mise en scène par Mei Fa Tan. © Mathilde Anceaume

Un peu plus de trois ans après son dernier album avec son groupe Orioxy en 2015 et à peine quelques mois après la sortie officielle de son premier opus en solo 00-08, Yael Miller dévoile en ce 8 mars, journée internationale de lutte des femmes, le nouveau clip vidéo du titre Angry, réalisé par la Nyonnaise Mei Fa Tan. À nouveau pensé comme un véritable court-métrage aux signifiants nombreux, la réalisatrice et instigatrice de la production Picture My Music dévoile, elle aussi en ce jour, un énième travail de très haute portée.

Alfred Hitchcock le précisait volontiers, « plus réussi est le méchant, plus réussi sera le film ». Un syllabaire des plus interprétatifs du giallo cinématographique des années 1950, lesquels lissaient à l’envi scènes de crime maussades parmi les plus exigües pour en commettre à la violence tout le symbolisme de l’image. Dit autrement, cacher le maussade de l’acte meurtrier pour ainsi focaliser dans les traits de la défunte victime les stigmates du ravage criminel, faisait référence dans les longs-métrages qui ont précédé ou succédé au très alarmant Psychose (1960). Sur la figure du méchant, n’en reste-t-il, il ne faut pas admettre aveuglément: plus méchant est le méchant, mais plus il parle au spectateur au point de se rendre reconnaissable et définissable par celui-ci, plus réussi sera le métrage. Justement, le nouveau clip vidéo du titre “Angry” de l’artiste israélo-suisse Yael Miller hasarde, par le même mécanisme et le même jeu à suspense hitchcockiens, toute l’aigreur contenue dans son for intérieur à l’égard du trop-plein consumériste qui dévie la visée humaine sur Terre. La réalisatrice de ce nouveau court-métrage n’est autre que la Nyonnaise Mei Fa Tan qui, à défaut de réaliser un véritable polar macabre, désature habilement les couleurs gaies du prétendu pays des merveilles dans lequel l’être humain s’est installé depuis plusieurs millénaires. En effet, au travers de personnages sans visages – des formes blanches impersonnelles, cruelles, sans sentiments ni compassion aucune –, la jeune réalisatrice, auteure déjà de plusieurs chefs d’œuvres (notamment pour le compte de Mourah en 2017, puis Fabe Gryphin en 2018) s’attelle désormais à mettre en scène la société humaine dans son (quasi) ensemble, le muant dans la veine du psychotique Norman Bates, soit imprévisible, bipolaire et sans aucun acquis de conscience. C’est la (re)personnalisation même de l’assuétude qui intoxique nos propres pratiques commerciales; cette assuétude – ce vice mortel –, n’est nul autre que le consumérisme.

Lire également: “No Sour Days”, le nouveau clip de l’artiste Mourah [2017]
Lire également: Fabe Gryphin, la “petite fleur” grandissante des Hivernales de Nyon [2018]

Le clip s’ouvre sur un étrange emballage contenant un jouet, probablement. En le déballant, l’on y découvre, croupie dans une position fœtale si caractéristique, une “Barbie” innocente, aux traits si juvéniles, interprétée par la comédienne brésilienne Isabela de Moraes Evangelista – qui tiendra également le premier rôle du futur clip vidéo du titre Even If You Know (2019) du groupe lisboète Ditch Days [voir encadré]. Apprêtée à l’image d’une poupée – coiffée, maquillée, joliment pimpée –, ce premier rôle (qui est, en réalité, le seul de la présente production) n’est en vrai que machinalisation. Bien qu’humaine, le personnage qu’incarne la comédienne se dévoue dans un rôle réduit au simple appareillage de circonstance, “objet” (ou plutôt donc “jouet”) jetable et remplaçable à souhait. Sa fonction: tenir l’égérie d’une marque de cornichons pour une publicité, mais dans des conditions si terribles que celles-ci témoignent, par derrière, le monde sans scrupule et insoupçonné de l’industrie et du commerce moderne. Aussi, la figurante publicitaire, condamnée à faillir dans la circularité infinie des tournages, elle le sera aussi à mourir sous le canon d’un revolver tout de noir fabriqué. Une trame glaciale et une fin abrupte pour une innocence aussi affichée par la protagoniste.

« Par l’objet du pistolet, je précise que l’élimination d’un appareil défectueux est toujours définitive »

Mei Fa Tan, réalisatrice du clip Angry de Yael Miller

La scène de la mise à mort – le démolissage catégorique du joujou périmé, de sa désuétude – n’est en réalité pas montrée. C’est toute la pudeur – ici aussi – hitchcockienne qui prévaut chez Mei Fa Tan. Mais il n’en reste que « par l’objet du pistolet, je précise que l’élimination d’un appareil défectueux est toujours définitive. Et en parallèle, tant qu’on ne montre aucun geste de violence, on laisse court à toutes sortes d’interprétations différentes », assure-t-elle dès lors assise au Saint-Jean, l’hôtel choisi pour son avant-première le samedi 2 mars dernier. Accommodée à côté d’elle, se tient, élégante, simple, souriante, Yael Miller. L’artiste se sait bien entourée par la réalisatrice qui a su – une fois de plus – mettre des images concrètes sur le sens des paroles de sa chanson. Le titre Angry, donc, témoigne implicitement de cela, sans pour autant véritablement dénoncer le consumérisme commercial. L’énervement que porte l’artiste dans son titre est d’autant plus enfoui, il s’y trouve une critique impersonnelle de la société dans son ensemble et dans le spectre large de ses innombrables défauts. Force d’un tel texte, c’est qu’à l’image de la douceur du (ou des) personnages incarnés par Isabela de Moraes Evangelista meurtris par l’abrupte scénario qui lui témoigne violence acérée, il est fait de contrastes éclatants. Contrastes dans les paroles, en anglais; contrastes dans l’interprétation, par une voie douce; enfin, contrastes dans la percussion, par la batterie et les effets de Roland Merlinc, assonnée par la basse de Baptiste Germser. Et de tout cela, c’est à qui mieux mieux; un contraste entre l’hyper-réel et un monde fleuri imaginé, en oubliant souvent que les fleurs finissent par faner un jour ou l’autre.

Yael Miller, une artiste aux compositions pleines de sens

En rapport à ceci – le contraste –, l’artiste l’assume avec grâce: « Il n’est pas nécessaire de hurler pour libérer une rage intérieure », explique-t-elle. « Le but, à travers la musique, est avant tout de créer un contact. L’art est fait pour surprendre et faire réagir. » Yael Miller fait donc réagir. Et avec cela en plus qu’elle parvient à ôter de ses pulsions musicales, toute l’agressivité qui pourrait les corrompre; dans son nouveau clip, ainsi, dans un visuel tout propre au début – bercé dans une certaine douceur – puis par la fin inattendue – un meurtre symbolique –, elle nous fait découvrir le monde tel qu’elle l’imagine, dans sa mutation convulsive. De par ses bons souvenirs comme au travers de ses pires cauchemars. Mais toujours avec sa voix suave et tortueuse en même temps et son attrait angélique en toute circonstance. « Cette particularité fait partie de mon caractère. Je parle souvent doucement mais cela ne veut pas dire que je ne suis jamais énervée, que je n’ai pas une rage intérieure », assure-t-elle encore tout en précisant: « C’est la première fois que je vis une telle prise de position dans un clip vidéo. » Plus sobres mais pas moins léchées, ses précédentes vidéos pour les titres 00-08 (son album éponyme) et Get Up apparaissent en effet moins engagées, ce qui n’enlève en rien le talent de leur réalisateurs respectifs, Rebel Eye et Noé Cauderay. Il n’empêche qu’un nouveau palier a été franchi pour l’artiste en ce 8 mars, date de dévoilement du clip Angry – coïncidant avec la journée internationale de lutte des femmes pour laquelle le clip questionne d’autant plus la place et le rapport au corps de la femme –, en ce qu’il élève désormais l’artiste dans une dimension plus signifiante autant que significative. « Ce clip devient la vitrine de son travail », explique dès lors Mei Fa Tan, avant de poursuivre: « On lie, de manière générale, toujours le clip à son artiste et interprète. » Une sortie qui conforte, dès lors, toujours plus Yael dans ses convictions et ses points de vue variés sur l’évolution de la société.

« Je dois pouvoir défendre mes titres quand je monte sur scène, j’ai besoin de me sentir face à mon public en lui racontant une histoire, une pensée »

Yael Miller, auteure-compositrice-interprète israélo-suisse

Son premier album 00-08, sorti en novembre 2018, est en ce sens une agrégation de différentes thématiques sociales et politiques dont elle assume faire part en public. Son premier titre – 00-08 justement –, dans une histoire, tout en hébreu racontée, met en musique l’histoire véridique d’une jeune fille luttant pour vivre énergétiquement, bien que condamnée à mourir bientôt. Puis, au fil du récit musical, au travers de ce 10 titres, dont quatre sont en chantés en hébreu (avec Teroutzim, Shana et Yalda), l’on ne passe pas bien loin d’une sincère pensée envers le conflit israélo-palestinien, au-delà de thèmes plus généraux à l’aune de la famille, la politique ou encore l’immigration conditionnée dans une chanson en featuring avec la rappeuse ivoirienne et italienne (et vivant depuis ses 11 ans en Suisse) KT Gorique (Relocating). Cette nécessité d’entrevoir la musique en véritable scène d’expression, Yael Miller l’explique d’autant plus expertement: « Je dois pouvoir défendre mes titres quand je monte sur scène, j’ai besoin de me sentir face à mon public en lui racontant une histoire, une pensée. L’art est le moyen de s’exprimer librement. Si l’on commence à se questionner, c’est manquer cruellement de courage », lâche-t-elle dès lors quelques heures avant de dévoiler en public la première de son nouveau clip à Nyon. « On ne peut pas se brider dans l’art, quand bien même ce que l’on raconte par ce biais n’est pas toujours évident ou facile », partage à son tour Mei Fa Tan.

Lire également: De Tel Aviv-Jaffa à Genève, le parcours de la chanteuse israélienne Yael Miller

« Il y a un côté dans ce nouveau clip de devoir accepter sa propre rage dans un monde de constante “Poker Face” face aux injustices. Il fait écho à cette histoire d’une enfant ou jeune adulte, née dans la naïveté et à qui l’on fait vivre en accéléré les traumatismes de la vie », expliquait Mei Fa Tan, en détaillant pourquoi Angry est d’autant plus manifeste et révélateur de la portée artistique du message politico-social. « Le morceau parle d’une situation spécifique mais l’interprétation qu’on peut lui donner est multiple », ajoutera quant à elle Yael Miller qui, au tournant de sa 35e année, découvre un nouveau palier de sa d’ores et déjà riche carrière.

Isabela de Moraes Evangelista est la protagoniste du clip “Angry” de Yael Miller. Mise en scène par Mei Fa Tan. © Mathilde Anceaume

Qui est Isabela de Moraes Evangelista, la protagoniste du clip ?

Elle a commencé pour sa première grande apparition au théâtre en 2015 dans le rôle de Béatrice dans la pièce “Arlequin, valet de deux maître”. Cette adaptation du très classique Carlo Goldoni signée Marie-Christine Epiney, fondatrice en 1998 du Festival d’ateliers-théâtre à Genève, avait alors regroupé Isabela avec huit autres adolescents de son âge au cœur d’un projet destiné à regrouper des jeunes gens d’origines et de formations différentes dans un but commun: réciter fièrement devant un public. Autrement dit, le théâtre. C’est dire, aussi jeunotte fut-elle alors, la comédienne a commencé sa très jeune carrière auprès de certains grands réalisateurs et metteurs en scène de la région, à l’image de l’écrivain luganais Pierre Lepori et Tiago Rodrigues. Mais c’est en 2018 qu’elle commence à tourner pour ses premiers courts-métrages, à la télévision ou au cinéma. Elle apparaît notamment dans un épisode de l’émission “120 Minutes” de Vincent Kucholl et Vincent Veillon sur RTS Un et décroche le premier rôle féminin – au nom de Naomi – dans le film “FAKE”, une réalisation financée notamment par crowdfunding et initiée par le Genevois Anastase Liaros et dont les montages sont encore en cours de réalisation (première sortie prévue pour 2019). Aujourd’hui, elle figure surtout dans le clip de Yael Miller, réalisé par Mei Fa Tan mais a aussi tourné en faveur du groupe lisboète Ditch Days, dans le cadre de la captation du titre “Even If You Know” dont la sortie est également prévue dans le courant de l’année. Aussi, de manière générale, formée au Théâtre Populaire Romand à La Chaux-de-Fonds, puis passée par La Manufacture, la Haute École des Arts de la Scène de laquelle elle est diplômée, elle y a également écrit et mis en scène sa première pièce nommée “ciao Bella”, dans le cadre de son travail de Bachelor.

« Son talent pour traduire les émotions du personnages est certain. De plus, face à l’ensemble des figurants qui l’entourent, il fallait que le spectateur ne puisse s’identifier qu’à Isabela. Elle a pleinement rendu cela possible »

Mei Fa Tan, réalisatrice du clip “Angry” de Yael Miller

La question ici était d’abord de savoir pourquoi Isabela fut, selon Mei Fa Tan, la seule comédienne enrôlable dans le clip de Yael Miller “Angry”. « Au-delà de son visage d’ange, il nous fallait quelqu’un qui soit capable de transmettre rapidement, face à la caméra, des émotions uniques », expliquait alors la réalisatrice nyonnaise avant de poursuivre: « Le déclic a eu lieu avec Isabela. Il y a eu comme une métamorphose dans le personnage; il s’est rendu d’un coup parfaitement crédible sous les traits de la comédienne. Son talent pour traduire les émotions du personnages est certain. De plus, face à l’ensemble des figurants – totalement dé-personnifiés – qui l’entourent, il fallait que le spectateur ne puisse s’identifier qu’à Isabela. Elle a pleinement rendu cela possible. »