Flèche Love : « Mes morceaux sont construits comme des improvisations »

Flèche Love. © Roberto Greco

Lors de sa prestation au Montreux Jazz Festival, elle nous avait ébloui par son univers incomparable. Flèche Love révèle, en ce 1er mars, la première partie de son tout premier album Naga. Une œuvre protéiforme dans laquelle la Genevoise conjugue, comme elle l’a toujours fait, son art et ses convictions. Entretien avec l’artiste qui puise, dans le jazz tout comme la déconstruction des identités de genre, une respiration nécessaire et salvatrice.

La première partie de ton tout premier album Naga est désormais disponible. On ne peut pas vraiment dire qu’il marque ton début de carrière en tant que Flèche Love ; tu as été très active sur scène et par tes divers engagements. Qu’est-ce que cet album représente pour toi ?

C’est quand même symboliquement assez fort de sortir un premier album, même s’il est en deux parties. La deuxième sortira en octobre, donc je suis encore dans le processus créatif, je ne suis pas en train d’attendre, je suis toujours en train de créer. Ce qu’il y a de très sain dans cet album, c’est que je me suis octroyé une liberté totale. C’est la première fois que je produis ma musique, que je compose et écris. J’ai choisi mon équipe de A à Z, que ce soit visuellement, pour le mixage… Cet album représente une vraie prise de liberté. Le milieu de la musique est en train de changer; les gens n’achètent plus vraiment d’album donc les médias qu’on utilise aujourd’hui pour écouter de la musique sont beaucoup plus divers qu’avant. Après, il y a des gens qui travaillent avec de gros labels et cela fonctionne pour eux. Cela dépend de ta démarche. La mienne est de sortir ce qu’il y a dans mes tripes et pour ce faire, on est quand même un peu obligé de s’entourer d’une équipe pas trop grande et de pouvoir contrôler ce qu’il se passe. C’est important que l’idée de base puisse être délivrée de la meilleure façon. C’est même capital pour être sûr que les gens comprennent ta vision. Pour moi, c’est nécessaire et fondamental. Par contre, il y a des gens qui ont juste envie d’écrire les paroles ou d’être interprète. Je comprends tous les cas de figure !

Seulement une semaine après la sortie de ton album, sera lancée la première étape du projet Sisters of Europe auquel tu participes, notamment aux côtés de Virginie Despentes. Peux-tu nous en dire plus ?

Il y a quelques mois, j’ai reçu un mail et quand on m’a annoncé ce projet je suis vraiment tombée des nues tellement j’étais étonnée qu’on ait pensé à moi pour représenter la Suisse. Il y a plein de femmes qui font des choses incroyables dans notre pays. Quand on m’a donné la liste des autres femmes qui y participent, j’étais hallucinée. J’en suis vraiment très honorée! Le projet permet de questionner, après les suffragettes et #MeToo, et de savoir où en est le féminisme actuellement. L’idée, c’est de rencontrer des femmes avec des destins et des parcours différents qui ont en commun de s’être battues en tant que femme puis d’avoir des discussions dans des agoras de différentes villes d’Europe. La finalité, c’est d’arriver au Parlement Européen avec des idées.

 


« L’idée c’est d’être pluridisciplinaire, mon engagement fait partie de qui je suis profondément »


 

Il est indéniable que tes convictions et l’énergie que tu mets dans la défense de la cause féminine est insécable à ta musique. Cependant, ne redoutes-tu pas d’être perçue par le public en premier lieu par ton engagement et que la musique passe au second plan ?

Avant l’album, cela aurait pu être le cas. Je n’avais pas sorti beaucoup de morceaux puisque je travaillais dessus. Puis au final, cela ne me dérange pas. L’idée c’est d’être pluridisciplinaire, mon engagement fait partie de qui je suis profondément. Il y a des gens qui arriveront peut-être à ma musique par mon engagement et inversement. Je ne suis pas en train de penser à une démarche consensuelle, je n’ai pas de plan de carrière: je n’en ai jamais eu et je n’en aurai jamais. Je fais ce qui me touche, ce qui me prend aux tripes. Peut-être que demain je serai beaucoup plus dans la musique que dans l’engagement. Je ne sais absolument pas quelle forme va prendre ma vie. Par contre, je sais que j’aime explorer plein de choses différentes et que pour moi, la musique et l’engagement sont intrinsèquement liés. Le fait d’être féministe peut faire peur et j’imagine que certains médias ne veulent pas entendre parler de moi pour cette raison. Mais je dois avouer que ce ne sont pas eux qui m’intéressent! Ils seraient de toute façon passés à côté de ma musique.

Dans le clip de ton premier single Festa Tocandira tu te mets dans la peau d’un homme qui doit prouver sa masculinité en passant par un rite chamanique. Le clip s’ouvre d’ailleurs sur l’inscription « Histoire de la virilité ». Déconstruire cette histoire, c’est primordial ?

Actuellement, je suis en train de lire The Will to change: Men, Masculinity and Love de Bell Hooks. Dans mon engagement féministe, j’ai toujours eu une vision humaniste dans le sens où je sais très bien que les dynamiques fonctionnent à plusieurs vitesses. Au même titre qu’on impose une identité fixe à la femme, c’est logique qu’on le fasse pour l’homme. Au même titre que nous sommes prisonnières, je pense que les hommes le sont aussi. Dans un premier degré, ils ont plus d’avantages au patriarcat que les femmes mais sur la longueur, il y a énormément de douleur. Dans son livre, Bell Hooks parle de « douleur silencieuse » d’hommes qui sont éduqués à ne pas revendiquer leurs émotions. Une des conséquences de ces émotions qui sont enfouies, c’est la violence. Les hommes ont un travail de déconstruction à faire mais je trouve intéressant de dire que je les vois, je les sens. Je ne veux pas faire ce travail à leur place mais j’ai de l’empathie. Que ce soit dans mes relations personnelles, quand je discute avec des hommes, ils n’ont pas beaucoup de terrain d’espace dans lesquels ont leur permet d’être vulnérable par exemple. Notamment dans les relations amoureuses: beaucoup de femmes se disent féministes et dès qu’elles se retrouvent face à un homme qui est sensible, qui complexe et qui pleure, elles se sentent complètement désemparées. Elles n’ont pas l’habitude de se retrouver face à cet homme-là. Elles ont l’impression qu’il y a quelque chose qui cloche. Cela m’intéresse beaucoup, surtout l’idée d’avancer ensemble. Tous les hommes ne sont pas des connards… même si j’en ai rencontré qui le sont au même titre que des femmes. Cette idée de déconstruction, elle est valable si on déconstruit tout. On ne peut pas juste déconstruire la femme. Nos réalités d’homme et de femme s’interpénètrent, même si leur réalité n’est pas la mienne.

Dans ce premier album, on retrouve notamment le titre fédérateur Sisters ainsi que Umusuna en featuring avec Rone mais on te découvre aussi sous un nouveau jour, en pensant en particulier au titre Nomades Del Sol. Un titre acoustique interprété en espagnol. Pourquoi ce choix ?

Il faut savoir que les choix que je fais ne sont pas du tout réfléchis. C’est d’ailleurs peut-être le problème de ma vie. J’ai travaillé avec un guitariste qui s’appelle Jaafar Aggiouri qui a fait les guitares et les clarinettes sur ce morceau. On avait déjà travaillé ensemble à l’époque de Kadebostany qu’il a quitté aussi. À l’époque, j’avais ramené un morceau guitare et voix qui s’appelait Goodbye. Il y avait quelque chose de très fort qui se passait sur ce morceau et du coup quand j’ai eu l’occasion de revoir Jaafar, j’ai eu envie de partir sur quelque chose de très organique alors que d’habitude je travaille plutôt sur des machines. On est parti sur de l’oriental, de l’ordre du fado et de la saudade. La langue s’est imposée à moi: je ne me dis pas que je dois écrire ce morceau en espagnol mais je l’ai senti ainsi. C’est une langue que j’aime de tout mon cœur. C’est vrai que c’est une autre partie de moi. J’aime les contrastes dans la vie. C’est comme le bonheur: on ne peut pas se rendre compte qu’on est heureux si on ne touche pas le fond. Dans la musique, c’est nécessaire d’apporter cela pour moi mais également pour les autres. Le fait d’avoir un morceau guitare-voix sur scène, cela permet d’apporter un autre écrin à des titres plus lourds comme Sisters. Cela donne du relief.

Tes chansons empruntent souvent la voix de personnages – fictifs ou non – dont les souffrances sont mises en scène. On se souvient de ton hommage marquant à Camille Claudel. C’est le cas aussi dans Naga avec ce premier single mais également avec Why have you choosen me ? où tu parles du mathématicien Kurt Gödel. Quand tu écris tes textes, c’est essentiel de passer par le regard de l’autre ?

Je pense que mon empathie fait que je peux être bouleversée par des destins qui me deviennent obsessionnels. Je vais me mettre à lire beaucoup. J’ai lu un livre magnifique qui s’appelle La Déesse des petites victoires de Yannick Grannec qui parle de Kurt Gödel et également de sa femme d’ailleurs. Du coup, je l’ai découvert et sa vie m’a bouleversée. Cela m’a fait aussi penser à mon père qui est surdoué. Il y a quand même des liens qui se sont faits. Il y a quelque chose d’intéressant à l’idée de se mettre dans la peau de quelqu’un. Dans les personnes que l’on rencontre, il y a toujours quelque chose qui peut raisonner en soi. Cela me permet d’explorer des zones en moi que je ne permets pas de sonder.

 


« Une grande école qui m’a beaucoup appris, c’est le jazz. Mes mélodies sont empruntées de jazz parce qu’elles ont une grande liberté »


 

Dans tes titres, on est souvent stupéfait par ta capacité à dévier du chemin que tu sembles prendre. De l’électronique aux sonorités orientales, des influences latines au rap… Tu es complètement polymorphe, un peu comme le titre de ton album Naga, un dieu serpent mâle et femelle.

Exactement ! Ses nombreuses mues cycliques lui confèrent un caractère d’immortalité. C’est drôle que tu fasses ce rapprochement car cela n’est pas du tout réfléchi. Une grande école qui m’a beaucoup appris, c’est le jazz. En allant dans les clubs de jazz comme le Chat noir à Carouge où j’allais improviser en jam chaque mois. L’improvisation, c’est vraiment l’idée de s’adapter à ce qu’il se passe autour de toi et de pouvoir partir dans tous les sens. Mes mélodies sont empruntées de jazz parce qu’elles ont une grande liberté. Souvent elles ne reviennent jamais. À part Sisters, je n’ai aucun morceau où les mélodies ne reviennent. Pour moi, c’est fondamental. Mes morceaux sont construits comme des improvisations. Souvent, je vais faire une “instru” et poser une voix. La majorité des voix qui sont restées sur Naga sont issues d’impro. Les paroles ne riment jamais, et c’est rare que je les modifie. Cette liberté, c’est un cheval au galop qu’on ne peut pas arrêter. C’est ce qu’on retrouvera aussi dans la deuxième partie de mon album. Dans l’industrie de la musique, on prend beaucoup les gens pour des idiots. Les décisionnaires veulent que ton refrain arrive au bout de 50 secondes, tu dois faire un couplet qui fait 25 secondes… Ce sont vraiment des mathématiciens de la musique. Si on écoute ce qui passe à la radio, cela suit presque un algorithme identique. Même dans les mélodies; un instrument va jouer exactement celle de la voix. Chez moi, ce n’est pas le cas. Ma mélodie de voix est une ornementation d’une mélodie qui existe. Parfois, tu écoutes un album avec 13 pistes qui sont les mêmes.

Quel est ton agenda pour les prochains mois ?

En mars, je joue en France ainsi qu’au Canada. À partir de l’automne, je viens en Suisse pour la simple et bonne raison que je m’octroie la liberté de travailler sur la deuxième partie de mon album ainsi que de faire les différents clips, puis voyager pour aller enregistrer à l’étranger avec notamment des collaborations. L’idée, c’est de m’offrir un laboratoire d’expérimentation sur plusieurs mois. J’adore la tournée mais je ne suis pas pressée par le fait d’enchaîner les concerts. J’ai envie de perfectionner ce que j’ai déjà fait puis de partir en tournée dans un second temps. La grosse tournée commencera en automne.