Karim Ben Khelifa, son expérience “The Enemy” racontée au travers de la réalité virtuelle

La plupart du temps, guerre et virtuel riment avec Battlefield ou Call of Duty, licences phares des jeux de tirs à la première personne. L’expérience “The Enemy” démontre que l’immersion dans des conflits armés est d’autant plus puissante lorsqu’elle passe par la corporalité et l’âme. Lauréat du prix SENSible lors de la 24e édition du GIFF, le travail délivré par le photojournaliste chevronné Karim Ben Khelifa offre un regard aussi décalé qu’inédit sur les réalités de la guerre: celles vécues à travers l’humain. Avec ce baroudeur des temps modernes, nous avons évoqué l’avenir du journalisme, les nouvelles générations et leur rapport à la guerre ainsi que le rôle des médias dans la déshumanisation des conflits.

« Qu’est-ce que la paix pour toi ? Qu’est-ce qui te rend heureux ? Comment vois-tu l’avenir ? » Questions d’une banalité absolue, d’une simplicité aussi déconcertante qu’on pourrait les poser dans n’importe quel contexte. Mais ces demandes passe-partout ont la capacité de déplacer des montagnes. Ces barrières invisibles ou visibles, barbelés de fer comme désert, murs de brique comme champs minés s’effacent. Transportés au-delà de la ligne de front – réelle ou médiatique – dans un milieu inconnu et pourtant si proche, nous accédons à ces êtres humains, leurs peines et leurs joies, ce qu’ils ont décidé de nous livrer. Dépositaires de ces témoignages, il nous semble avoir été choisis pour ces confidences. Le regard de Patient Kobayi, la posture de Gilad, l’expressivité d’Amilcar Vladimir autant de signes qui nous impliquent et nous placent au centre du drame humain. Karim Ben Khelifa nous octroie ce privilège de se substituer à son regard, de vivre une interaction humaine à travers la modélisation de ces symboles : de loin, ils sont proches de l’idée qu’on peut se faire d’eux : vestes à motifs camouflages, combinaisons, képis ou encore cagoules. Dans l’expérience, aucun joystick. Ce sont les déplacements qui dictent les interactions: se déplacer, c’est également choisir un parcours, une histoire qui n’est autre que la nôtre. Alors, bourdonne encore, au creux de l’oreille la question-sentence: « Quel est ton ennemi ? ».

« Maintenant, imaginez-vous un jeune Israélien qui se met à marcher vers un combattant palestinien. Où est-ce qu’on voit cela ? Où est-ce que cela existe aujourd’hui ? Je pense que la physicalité est importante parce qu’elle nous fait réagir différemment, elle appelle un autre instinct »

Karim Ben Khelifa, créateur de “The Enemy”

La réalité virtuelle est-elle un choix lié à la manière dont notre société consomme les images ? À l’évolution de votre métier ?

J’ai fait le choix de la réalité virtuelle pour deux raisons. Ma manière de travailler était très longtemps, parce que j’étais correspondant de guerre et photographe, basé sur un medium qui était la photographie. Aujourd’hui, je travaille mes projets différemment. Je choisis un projet, une idée, quelque chose que je veux dire. Ensuite, je décide à qui je veux le dire et seulement après je choisis le medium. Dans ce sens-là, la réalité virtuelle est en accord avec beaucoup de choses. D’abord parce que les jeunes ne viennent plus consommer ce que les journalistes font. Si l’on change de medium on va en choisir un qui les intéresse. Deuxièmement, il s’agissait d’organiser des rencontres. Ces rencontres, si elles sont incarnées, si en tant qu’utilisateur ou usager vous faites sens du langage corporel de ses hommes que j’ai rencontrés, c’est aussi une information que vous emmagasinez au-delà des mots, au-delà de ce qu’ils disent. Cela vous informe sur la personne que vous avez en face de vous. La réalité virtuelle offre ça. Et finalement, j’aime bien les challenges et j’avais ce travail qui s’appelait “Portrait des Ennemis” devenu “The Enemy” qui était avant tout un travail photographique. Je me suis posé la question de savoir qu’est-ce qui allait se passer avec le journalisme si la personne n’est pas en photo mais en face de nous. Quel niveau d’engagement on va avoir en tant qu’utilisateur. En quoi cela va faire avancer le journalisme et finalement comment est-ce que les gens vont s’en souvenir.

Dans « The Enemy », il n’y a pas de manette. C’est notre corps en mouvement qui joue ce rôle. Est-ce une manière de sensibiliser d’avantage le spectateur à la guerre ? Qu’est-ce que cela apporte de différent à un documentaire ?

Le rapport est forcément différent parce qu’il y a un rapport d’engagement. Ces combattants vous regardent dans les yeux, s’adressent à vous directement comme ils se sont adressés à moi. Je pense que cela affecte votre mémoire différemment. Ce n’est pas qu’on s’en souvient mieux mais qu’on s’en souvient comme une rencontre ou en tout cas une forme de rencontre alors qu’un documentaire n’évoque pas cette idée, ce sentiment d’une rencontre. Encore moins un journal ou une page web. Il y a une forme d’incarnation et puis finalement, si on réfléchit bien au journalisme… Il s’agit de vous mettre dans mes chaussures, de vous faire rencontrer les gens que j’ai rencontré. Je chausse du 42, c’est peut-être un peu grand pour vous ! [Rires] L’idée c’est de vous mettre à ma place, de vous laisser rencontrer ces gens que j’ai rencontrés et puis vous l’avez fait, je ne dis pas qui a raison ou qui a tort. Je ne suis pas là pour poser un jugement sur ces gens. Je suis là pour les écouter et indirectement pour vous. Ensuite, c’est à vous de vous faire une idée de ce qu’ils veulent, de ce qu’il reste en eux d’humanité ou pas, cela dépend.

Pourquoi les modéliser debout plutôt qu’assis ?

Pour moi, l’idée de se déplacer était importante. Si on y réfléchit, le journalisme c’est très passif. On allume sa radio dans la voiture, dans la cuisine, dans un endroit confortable. On lit le journal ou un magazine dans un bon fauteuil. On regarde les news à la télévision dans son salon, peut-être dans son lit si on a un télévsieur dans sa chambre. On actionne le journalisme et puis on est passif dans la réception. Ce n’est pas du tout ce que j’ai fait. Dans “The Enemy” on avance, on marche, on ne va pas chercher l’information, on va chercher la rencontre. Je trouve cette physicalité intéressante. À Genève, c’est intéressant parce que la Suisse est un pays neutre. En tout cas il y a une sorte de neutralité qui n’est pas récente. Maintenant, imaginez-vous un jeune Israélien qui se met à marcher vers un combattant palestinien. Où est-ce qu’on voit cela ? Où est-ce que cela existe aujourd’hui ? Je pense que la physicalité est importante parce qu’elle nous fait réagir différemment, elle appelle un autre instinct. Quand on fait du journalisme, on n’appelle pas notre instinct. Le journalisme peut réveiller ou révéler des émotions en nous mais cette combinaison pour moi devient quelque chose qui est expérimental, qui dépasse le journalisme conventionnel, la livraison d’une information. Cette information elle est livrée bien sûr, il y a même une médiation mais c’est vous qui faites vos choix. Vous êtes allée écouter Jean de Dieu ou Patient [ndlr, les deux combattants au Congo], vous en avez choisi un des deux. Pourquoi vous avez choisi d’écouter celui-là en premier et pas l’autre ? C’est votre histoire. C’est peut-être votre courage, votre curiosité mais c’est votre histoire que vous portez. Je laisse les gens avec leurs propres stéréotypes, leurs propres a priori, leur propre courage et je les laisse évoluer tels qu’ils sont réellement. Pourtant au final vous avez vu 100% de mon travail mais vous l’avez fait avec votre instinct.

Pourquoi avoir fait le choix d’adopter le décor d’un musée pour “The Enemy”. N’avez-vous pas craint que cela déshumanise les témoignages, en les exposant en quelque sorte comme un tableau ?

Il y avait un risque. J’ai eu quelques remarques de ce type mais je pense que sur 15’000 utilisateurs, j’ai dû l’avoir trois fois. Ce n’est pas quelque chose qui a choqué. J’y avais pensé avant et je savais que cela pouvait être troublant. Maintenant, il ne s’agissait pas d’envoyer les gens à Gaza, au Congo ou au Salvador parce que ça, c’est de la distraction. Si l’on voit Gaza, si l’on voit Tel-Aviv, on est chargé d’une émotion qui va nous divertir. Quand je parle de divertir, ce n’est pas dans le divertissement, c’est dans le fait de prendre une autre direction dans le langage. Je voulais qu’on se concentre sur l’homme, sur l’humain et ce qu’il a à dire. L’isoler de son environnement, mettre les hommes sur un même pied d’égalité même si ces conflits ne sont pas égaux. Mon travail était vraiment de retourner vers l’humain. Je n’appelle pas cela vraiment un musée mais c’est vrai que cela évoque une galerie. Dans cette “galerie”, on a que le choix de rencontrer l’humain. Vous savez quoi faire dans un musée. On s’approche de l’art, on regarde les photos, on se déplace. Votre rôle est clair. Si je vous mets à Gaza, ce n’est plus le cas. Vous allez observer l’environnement beaucoup plus que vous attacher à l’humain. Cet environnement va aussi influencer ce qu’il va dire. Je voulais les extraire comme quand ils m’ont parlé. Je ne les ai pas filmés au milieu des décombres de Gaza ou au milieu d’une place où on fait la fête à Tel-Aviv. Je les ai isolés dans un studio et je leur ai laissé le choix de se révéler et de nous dire qui ils étaient.

Karim Ben Khelifa, photographe de guerre depuis plus d’une décennie, raconte son histoire (mais aussi – et surtout – celle de l’humanité) au plus près des combats qui tiraillent la vie et la traîne parfois – souvent – vers la mort. Avec le projet en réalité virtuelle de “The Enemy” – présent au 24e GIFF du 2 au 10 novembre –, le reporter a choisi sa manière de raconter les combats en entrant dans le psyché des combattants-même. « L’ennemi est toujours invisible. Lorsqu’il devient visible, il cesse d’être l’ennemi. » Ben Khelifa, dans une interview qu’il a confiée à leMultimedia.info, raconte comment l’ennemi est présenté, aux yeux des médias et en politique aussi, tel un être totalement déshumanisé. Présenter l’autre sans le percevoir dans sa qualité d’être humain est, selon lui, la meilleure – et donc la pire également – erreur à commettre si l’on cherche à comprendre – puis à tirer des leçons – des guerres. Humaniser l’ennemi, c’est se donner une chance d’apprendre de la guerre. © leMultimedia.info / Oreste Di Cristino [Genève]

 

La réalité virtuelle a un point en commun avec les jeux de guerre qui font partie des jeux les plus vendus sur console: ils sont en première personne. Pour un jeune public, vivre une expérience de guerre sans la faire, c’est prendre le contre-pied des tendances prônées par le jeu vidéo. Est-ce que cela peut sensibiliser la jeunesse sur ce qu’est la guerre, ce qu’elle implique ?

La démarche est préparée pour cette jeunesse. Aujourd’hui, c’est peut-être 25% des jeunes qui votent mais c’est 100% du futur. Ce sont ces gens qui doivent prendre cette information. Mon travail est vraiment destiné aux prochaines générations de combattants. Quand je parle d’audience en termes de primaire et de secondaire, la primaire c’est celle qui peut avoir un impact sur les conflits. C’est celle qui va avoir le choix de prendre une arme. Du coup, me concentrer sur l’humain par le biais d’un medium sur lequel les jeunes vont être intéressés me permet de vraiment pousser le travail et d’espérer changer une perception. Mon travail n’est finalement pas tant sur la guerre. C’est sûr que cela nous éblouit un peu parce qu’on est face à des combattants qu’on ne rencontre jamais. Forcément, pour le public, il y a un côté extraordinaire de les rencontrer. Cela va au-delà de ça. Une fois qu’on sort de l’installation de “The Enemy”, on a vu l’extrême. On a vu des gens qui ont été brainwashés, qui ont été entraînés pour tuer. Mais ce rapport, il commence dans notre vie quotidienne. Il commence dans les stéréotypes qu’on a pour notre voisin ou pour une catégorie de population. C’est cela que j’interroge. Effectivement, j’ai pris la guerre parce que c’est mon travail depuis 20 ans et parce que je pense qu’en termes d’opposition, on ne peut pas aller plus extrême que cela. En politique, c’est la même chose. On déshumanise. Quand on voit comme un parti politique parle d’un autre, il y a une forme de déshumanisation. Les premières formes de déshumanisation arrivent à ce niveau-là. Évidemment, dans ces lieux de guerre cela va beaucoup plus loin. Mon intérêt, c’est que l’on puisse retirer des enseignements de ce travail et de se les impliquer à soi-même.

Avez-vous connaissance de retour de gens ayant testés “The Enemy” avec une opinion tranchée ou même une implication dans un des conflits représentés ?

On a présenté le travail à Tel-Aviv juste après la première mondiale à Paris il y a un peu plus d’un an et c’était fascinant. Fascinant de voir des Israéliens marcher vers des combattants palestiniens. Dans “The Enemy”, l’ordre des conflits varie suivant les réponses aux questions proposées avant l’expérience. C’est sûr que quand on est en Israël, il suffit de sélectionner la langue hébraïque pour savoir que le conflit israélo-palestinien se retrouvera en dernier parce qu’on aura un lien direct. Je ne cherche pas l’affinité israélienne ou palestinienne, je cherche le conflit. Si vous présélectionnez la langue arabe, ce sera pareil. On ne cherche pas à savoir de quel côté le spectateur penche mais juste s’il y a un conflit sur lequel il va être plus sensible. Celui-ci arrivera en dernier. Les autres conflits vont arriver en premier parce que ce sont des conflits où vous n’êtes pas engagé. Par exemple, le Congo ou le Salvador pour un Israélien sont des conflits très éloignés. Cela permet de voir les similarités entre deux ennemis. C’est beaucoup plus difficile de refuser la similarité avec son propre ennemi. Quand on a fait passer l’expérience en Israël, ils sont sortis craqués. Ils ont entendu quelqu’un qui était comme eux. Abu Khaled [ndlr, le combattant palestinien] n’est pas offensif, il n’est pas pour supprimer ou détruire Israël. Il est là pour pouvoir vivre. Il voudrait que la cagoule qui se trouve sur sa tête soit ôtée et que la dignité soit rendue. Je ne prends pas position; je dis ce qu’Abu Khaled pense et je le traduis avec d’autres mots. Quand un israélien vient vers lui et lorsqu’il repart, on a des témoignages qui nous disent : « Merde, le gars est comme moi. Il veut la même chose que moi ». Pour tuer, il faut déshumaniser. On ne déshumanise pas les gens seul, c’est la société qui déshumanise. Quand on nait, on n’a pas d’ennemi. On n’a pas de différence de couleur de peau, de langue. On est juste un humain encore vierge. Le temps, les années qui passent vont nous influencer. Il ne faut pas nier la violence qui est sur le terrain, dire qu’elle n’existe pas. Elle influence les esprits, les stéréotypes mais il y a plus que cela. Il faut pouvoir aller au-delà. C’est le but de ce travail.

« J’ai rencontré des humains. Certes, je n’ai pas envie de vivre dans leur monde mais leur nier l’humanité, où cela peut-il nous mener ? »

Karim Ben Khelifa, créateur de “The Enemy”

Dans l’absolu, on est tous à la recherche d’un bonheur. Il n’y a pas beaucoup de différence. On ne voit plus les combattants comme des humains. Je pense que les médias, les films nous ont fait une caricature d’un combattant qui est surhumain, qui n’a pas de sentiment, qui tue… sauf si c’est un soldat américain. Sauf si c’est quelqu’un comme nous. Dans ce cas, on veut bien lui prêter des sentiments, éventuellement une fragilité. Mais si c’est l’autre, on ne le voit pas ni dans les films et encore moins dans les médias et du côté des journalistes. Je pense que c’est une erreur éthique de notre part. Ma spécialité, vu mes origines, cela a toujours été d’aller là où les autres ne vont pas. Al-Qaïda, les Talibans, Gaza, les Yéménites… J’ai rencontré des humains. Certes, je n’ai pas envie de vivre dans leur monde mais leur nier l’humanité, où cela peut-il nous mener ? Regardez le conflit israélo-palestinien. Cela ne bouge pas, les gens sont séparés. Quand il n’y a plus de contact, plus d’expérience commune, c’est le fantasme. Dans le fantasme, on peut tout imaginer de l’autre. Pour tuer, il faut déshumaniser comme je l’ai dit. La déshumanisation, c’est dire que l’autre est un monstre, que l’autre est imprédictible. L’autre est après nous. Nous sommes dans une position de défense qui est en fait très offensive. C’est cela que j’essaie de changer: la perception qu’on peut avoir des conflits et notamment ces combattants qui sont tous petits ! Ils ne sont pas grands, pas baraqués…

Est-ce que par la suite, vous souhaiteriez utiliser a nouveau la réalité virtuelle pour d’autres projets liés à la guerre ?

Le medium n’est pas important. Ce qui l’est, c’est mon histoire et mon audience. Si le meilleur medium est la réalité virtuelle, je la reprendrai. Aujourd’hui je n’en fais pas. Je n’ai pas de projet qui va dans ce sens. C’est très secondaire pour moi-même si avec le succès de “The Enemy”, on s’attend à ce que je continue à en faire. J’ai la spécialité de faire ce qu’on n’attend pas. Je fais toujours des choses différentes non pas par opposition mais par besoin de faire ce qui me semble juste.

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