« Les Chatouilles », la (nouvelle) œuvre de résilience d’Andréa Bescond et Éric Métayer sur la pédophilie

Le personnage d'Odette, comme le cygne blanc du “Lac des Cygnes” [Les Chatouilles, 2018/A.Bescond, E. Métayer]

Un film d’une indispensable authenticité; “Les Chatouilles” traduit le parcours de vie, mais aussi de rémission de la jeune Odette (8 ans) aux traits très autobiographiques. Andréa Bescond (dans son “propre” rôle de victime de pédophilie) livre avec le père de ses deux enfants, Éric Métayer, une histoire dans laquelle elle a transposé toute sa volonté et son désir irrésistible de vivre. Dans un long-métrage très dynamique, entre flashbacks et balades au plus près des fantasmes de la protagoniste, le chef d’œuvre de 103 minutes ne tombe jamais dans le fatalisme. Un film dont il ne faut absolument pas avoir peur de découvrir; sortie le 14 novembre prochain. Nous avons rencontré Andréa Bescond et Éric Métayer dans le cadre du 24e Geneva International Film Festival (GIFF), à l’occasion de sa première suisse.

Elle était apparue il y a deux ans en seule en scène au théâtre. Andréa Bescond avait autrefois pris le pas de jouer, à elle-seule sur les planches plus d’une vingtaine de personnages: celui d’Odette, cette jeune fille de 8 ans violée par un ami de la famille, tout autant que la grande variété de personnes qui l’accompagnent dans sa quête de guérison, de l’oubli impossible d’un passé traumatisant. Aujourd’hui, elle a pourtant choisi de se concentrer, sur le grand écran, sur l’unique – mais pluriel – rôle de cette jeune fille aux traits très autobiographiques;  “Les Chatouilles” est la parfaite et fidèle adaptation de la pièce de théâtre du même nom. Au cinéma, l’on découvre sous un angle nouveau (et pas moins pertinent) la profondeur de l’œuvre et du récit qui n’est nul autre que celui qu’Andréa Bescond vécut dans sa jeunesse. Une fille, une femme perdues toutes deux dans les méandres de leurs pensées, de leurs souvenirs récents ou passés, dans le trouble de leurs fantasmes et leurs désirs inaccomplis. Andréa Bescond livre avec son propre personnage d’Odette l’histoire d’une victime en quête de rédemption, qui lutte pour son bien-être, tente son évasion traumatique malgré le retour incessant, imprimé dans ses lourds souvenirs, de la figure de son bourreau, Gilbert Miguié (Pierre Deladonchamps). Mais le récit – à défaut de traiter une réalité parmi les plus insoutenables de la vie d’une jeune enfant souillée, avilie face à l’inexplicable monstruosité d’un adulte cru à tort de confiance – n’a rien de noir. Il ne tombe jamais dans la fatalité et évite le moribond, le dramatique. Il chasse tout ce qu’il peut y avoir de désespérant dans la vie de la victime, lui redonne l’espoir qu’il est parfois tant difficile de retrouver, lui trace la route d’une possible échappée de la douloureuse réminiscence, tout en en explorant plusieurs variantes: des raccourcis faciles (la drogue, l’alcool, la déchéance), des parcours plus jalonnés (l’échappatoire par la passion, l’amour ou la danse) ou encore des chemins entravés (à l’image d’une communication si difficile mais fondamentale avec sa famille, ses parents). Dans leur œuvre – ce qui lui donne par ailleurs son très grand dynamisme –, Andréa Bescond et Éric Métayer n’apportent pas une solution unique mais parcourent toutes les possibilités, toutes les sentes imaginées ou impensables d’une longue cure psychologique. « Il n’y a pas de solution universelle pour sortir d’un trauma. Chaque personne a sa manière personnelle pour s’en sortir. Ce film est fait pour cela, ce n’est pas un mode d’emploi », relève alors Andréa Bescond.

« Nous sommes passés par le ventre et pas par la tête, et c’est pour cela qu’il y a du rire aussi dans le film »

Éric Métayer, coréalisateur du film “Les Chatouilles”

Andréa Bescond et Éric Métayer ont raconté leur histoire à leur manière, misant sur tout ce qu’elle peut avoir de vibrant, de physique avant de véritablement chercher le pur chef d’œuvre intellectuel. « Ce film, on nous l’a proposé et quand on est artistes, très égoïstement, il serait fou de ne pas sauter sur l’occasion d’en faire un. Nous ne sommes pas cinéastes mais nous le sommes devenus là comme ça, par la force des choses et surtout par le travail. Nous n’avons fait que raconter une histoire parmi d’autres et que nous venons vous livrer parce que nous en ressentions le besoin et l’envie de la raconter. Pourtant, chacun peut l’utiliser différemment, nous ne donnons éventuellement qu’une route vers une réflexion mais nous ne donnons aucune solution parce que chacun doit pouvoir trouver la sienne pour s’en sortir », assure alors Andréa Bescond. Jouant avec les sensations au travers de scènes aussi cocasses que saisissantes, le couple de réalisateurs a avant tout cavé la transmission physique des émotions. Et cela passe souvent par le rire, le sourire, l’aberration comique de certaines situations. « Nous sommes passés par le ventre et pas par la tête, et c’est pour cela qu’il y a du rire aussi dans le film », assure Éric Métayer, par ailleurs père des deux enfants d’Andréa Bescond. C’est bien en cela que le film trait fidélité à sa pièce de théâtre mère; son dynamisme n’en a pas été altéré, il est resté le même au passage de la scène à l’écran. « Nous voulions être fidèles à la pièce de théâtre même s’il s’agit d’une adaptation et donc d’un autre objet artistique. Quelques années plus tard, après la sortie du spectacle, nous étions à nouveau prêts à évoquer d’autres choses que nous n’avions pas nécessairement abordé dans la pièce », aiguillonne alors la protagoniste de l’œuvre avant de poursuivre: « L’énergie était fondamentale, parce que c’est notre nature. Et surtout, parce que nous voulions que cela passe d’abord par des vibrations physiques avant de devenir quelque chose d’intellectuel. »

« Un hommage à la mémoire, aux rêves, ce que l’on aurait voulu faire ou pas faire. Nous nous sommes amusés avec la sensibilité de l’être humain »

Andréa Bescond, protagoniste et coréalisatrice de « Les Chatouilles »

Et pourtant, le film se révèle être parfaitement construit, malgré ses nombreux allers-retours (entre le passé et le présent), ses nombreux soubresauts (entre scènes de fiction et réalité vraie) et l’équilibre précaire entre les moments d’omission et ceux de confession. Ceci même de manière à rendre hommage à l’élément central, le point nodal du trauma de la petite Odette: sa mémoire, son souvenir et ses désirs parfois bafoués. « C’est un grand hommage à la mémoire et aux fantasmes de l’esprit. C’est pour cela que nous avons créé ces strates avec ce passage entre le présent et le passé, ce qui est très courant dans le cinéma. Nous avons aussi adjoint la notion de désir, cette boîte noire où elle va danser et tous ces endroits inscrits dans le temps où elle se perd complètement dans les sinuosités de sa mémoire. Ses rêves, ce qu'[Odette] aurait voulu faire ou ne pas faire, elle va enjoliver un souvenir pour se sentir mieux. Elle extrapole les beaux souvenirs. Nous nous sommes amusés avec la sensibilité de l’être humain », assume alors Andréa Bescond. Mais il fallait un repère dans le film, un personnage qui nous rappelle, ne serait-ce qu’à quelques courts instants, la temporalité du récit, le sens de l’action et la linéarité parfaitement dissimulée de la réalisation: une psychologue (Carole Franck), dont on s’assure taire le nom tout le film. Voilà l’une des protagonistes peu affichées de l’histoire, celle qui découvre en même temps que le spectateur la profondeur de la déchirure psychique est spirituelle de l’Odette adulte. « Et en mettant le personnage du psy, l’on mettait justement cela. L’on n’a pas fait un film qui partait du point zéro jusqu’au point 10. Nous sommes partis là où nous le voulions, mais le puzzle se construit toujours. Mais dans la sensation et non dans la linéarité historique », complète alors Éric Métayer. Un parcours ondoyant, certes, mais toujours porté vers l’avant.

Jamais juge de ses bourreaux

La souffrance, le film l’aborde sous ses formes plurielles, de la plus évidente (le traumatisme d’Odette) à la plus ambigüe (celle de la mère). Le personnage régulier de Mado Le Nadant (Karin Viard) se diffère de façon parfaitement croissante de celui de son mari Fabrice (Clovis Cornillac), en ce qu’elle illustre précisément de quelle sorte et de quelle intensité les douleurs et les déchirures du passé se retrouvent aisément prisonnières du silence de toute éternité. Inévitablement Mado est une femme éprouvée par le poids des années et la lourdeur d’un secret inextinguible dont on n’en saura jamais la nature. Et en cela, “Les Chatouilles” illustrent l’une des vérités plus grandes de l’histoire: “Il n’y a pas de petite douleur” mais il y a une différence dans la manière de vouloir la combattre: « Il n’y a surtout pas une compétition de douleur; il n’y a pas de traumatisme plus grand qu’un autre. Le personnage de la mère a renfermé quelque chose de profond et il illustre que l’on peut souffrir sans en parler », assure alors Andréa Bescond avant de poursuivre: « On souhaitait parler d’Odette et de montrer ce moment où elle va surmonter ce traumatisme. Nous voulions donner une fenêtre d’espoir sur une vie sensiblement meilleure. Mais aussi l’autre aspect plus tragique de cette souffrance, à travers le personnage de la mère ou de la sœur de Gilbert Miguié qui a été victime d’inceste et qui ne s’en est jamais sortie. » La grande variété des personnages qui apparaissent à l’écran est aussi jouée dans ce sens; la mise en abîme des affres et angoisses de la vie quotidienne tout autant que le parallèle certain entre des vies qui périssent, se meurent dans l’oubli de l’inceste, et d’autres qui retrouvent un second souffle: celle d’Odette, de toute évidence. Et dans tout cela, en filigrane, la mise en scène constante de la résilience. Débordant d’intelligence pour des réalisateurs en herbe.

« Si l’on se met à la place du personnage, il a toujours une raison quelconque de ses actes, même s’il apparaît évident qu’il y a toujours une victime et un bourreau. Mais le bourreau également ne perçoit pas de la même manière son rapport à l’enfant; il est malade »

Éric Métayer, coréalisateur du film “Les Chatouilles”

Je pensais que tu aimais cela, sinon j’aurais arrêté. Je ne comprends plus rien.” Les répliques de Gilbert Miguié, le pédophile, ont un quelque chose d’indicible. Est-il un manipulateur sans nom ? ou bien un patient souffrant d’une lourde pathologie ? Le film n’en donne aucune indication, mais cela n’empêche que la réflexion, à la lecture du long-métrage, ne se révèle être un élément que les réalisateurs ont pertinemment cherché à insuffler dans la trame de leur histoire car la psychologie du coupable – un statut qui ne fait bien évidemment pas l’ombre d’un doute – est au moins tout aussi centrale que celle de la jeune Odette. Cela convient alors à l’élargissement sans fin du spectre de la perception du traumatisme consécutif aux actes de pédocriminalité. « Il est toujours très difficile de juger. Si l’on se met à la place du personnage [Miguié], il a toujours une raison quelconque de ses actes, même s’il apparaît évident qu’il y a toujours une victime et un bourreau. Mais le bourreau également ne perçoit pas de la même manière son rapport à l’enfant; il est malade. Pour lui, c’est une adulte, c’est un rapport amoureux avec une jeune femme. Et son intervention au tribunal en atteste: il ne comprend pas pourquoi il est jugé », explique Éric Métayer. « On ne sait jamais si c’est un rapport de perversion ou de perversité. On ne sait jamais si c’est une véritable pathologie ou un simple désir qui va se transformer en une manipulation mentale envers quelqu’un de plus faible que lui. Ce qui fait qu’on ne sait pas s’il est tout-à-fait sincère », ajoute Andréa Bescond. C’est précisément à cet instant que l’on comprend toute la finesse du film, cette envie et – surtout – cette justesse soignée de présenter l’ensemble des personnages sous leur propre sincérité, leur adjoignant sans faute aucune un quelque chose d’assurément touchant. « Nous voulions laisser ouvert le jugement, tout en ne remettant pas en cause le fait qu’il viole une petite fille. C’est un mélange de genre où tous ont quelque chose de touchant. On reste dans un moment de vie. Il ne peut pas y avoir une opposition noir/blanc aussi nette », assure alors Éric Métayer. Soit l’art de condamner sans accabler, de dénoncer sans abattre. « Nous voulions que nos personnages restent sincères, sans tomber dans une opposition très manichéenne. Il y a aussi justement quelque chose d’ambigu dans le personnage d’Odette qui n’est pas parfaite et personne ne l’est. Tout comme la mère qui apparaît être un être horrible alors qu’elle est plus en souffrance qu’autre chose », confirme Andréa Bescond.

« Ne pas avoir peur du film »

Il est certainement des passages difficiles auquel le spectateur est confronté, particulièrement lorsqu’il est témoin de la manipulation mentale et physique de l’agresseur sur la petite Odette. Mais le film ne sombre jamais dans l’impudique, il révèle au contraire tout le génie de narration d’Andréa Bescond et Éric Métayer. Un film divertissant, livré par une dynamique et une énergie des plus contagieuses, où l’histoire de vie prime sur les périodes très sombres de la petite fille. Indéniablement, Bescond et Métayer ont rallumé la lumière dans le récit de vie d’Odette, tiraillée de partout mais toujours en pleine bourre; sa volonté de (sur)vivre est telle que le film traduit sa pleine charge positive. Très très loin d’un pathétique mélodrame, “Les Chatouilles” est aussi une œuvre comique, à l’image de ce que l’existence humaine est faite: des hauts et des bas. « Nous voulions faire un film lumineux, pas sombre, même si le sombre traduit parfois la réalité des choses, à l’image du personnage de la sœur de Miguié. L’on voulait qu’il y ait de la vie. Il y a de la lumière sans pour autant en éviter le sujet. Cette petite fille vit, elle rit, elle sourit. Elle a la force de s’en sortir », explique alors Éric Métayer. « Nous ne cherchions pas le cru, nous voulions filmer la combattivité de l’enfant même si on sait bien qu’elle est bousillée. Le public devait se confronter au sujet sans pour autant avoir envie de vomir. Le message devait être audible », complète Andréa Bescond.

« C’est injuste de se sentir coupable. Les enfants ne sont jamais coupables de ce qui leur arrive. On les rend coupables par des paroles assassines. La mère, l’agresseur… sont ici aussi pour rappeler que la pédocriminalité porte toujours à faire sentir l’enfant coupable »

Andréa Bescond, protagoniste et coréalisatrice de « Les Chatouilles »

« Il ne faut surtout pas avoir peur du film. C’est un film où on sort et on fait ouf! On vit », assure à nouveau Éric Métayer. Ce sens de vie est aussi avant tout donné par la place en fond d’écran qu’occupe la danse pour laquelle Odette en tient la passion et le talent prononcé. Une échappatoire qui tient la longueur du film, des séquences d’expression corporelle face et autour d’une audience toujours nombreuse. Car là aussi, la réalisation a eu l’œil de gérer les instants clefs du film, ceux dans lesquels Odette vit (ou revit) son trauma, ses passages à vides lors desquelles elle se rend compte n’être en réalité qu’une femme isolée, esseulée. Ils ne sont pas à foison dans le récit; il faut dire qu’Odette est toujours – bien ou mal, cela peu importe dans les faits – entourée par des personnages aux univers très différents. Mais cela n’est en réalité qu’une illusion parmi d’autres: « Il y a toujours cette boîte noire. Quand elle vit des moments difficiles, elle est toujours toute seule. Tout le film est comme ça. Elle paraît toujours entourée parce que c’est une manière de ne plus penser au traumatisme. Mais à chaque fois qu’un problème s’ajoute à sa vie, elle se rend compte qu’elle est toujours toute seule », aiguillonne Éric Métayer. « La clef – s’il en est une universelle – reste toujours de se retrouver soi avec soi. Il faut s’aimer un petit peu pour s’en sortir. La générosité va toujours dans les deux sens; les victimes, en règle générale, doivent aussi accepter d’être aimées. Il faut se retrouver soi-même. Le principal est de faire le point avec l’enfant qu’on a laissé dans le coin par la force des choses », complète également Andréa Bescond. “Les Chatouilles”, ainsi, ne tourne que dans le maniement d’un équilibre jamais stable; l’on ne sait jamais si les mauvais moments surplombent les bons. Mais ce que l’on sait à coup sûr, c’est que le combat pour la vie, lui, ne s’arrête jamais. Sortie dans les salles le 14 novembre.

La conscience de toujours responsabiliser les victimes

Andréa Bescond livre aussi la partie nodale de sa thérapie. Elle décrit avec la conscience et une précision extrêmes l’ensemble des instants où l’adulte cherche à manipuler, et pour ainsi dire culpabiliser et responsabiliser l’enfant devant l’acte contesté. “Pourquoi tu ne me l’as pas dit avant ?” (réplique de Mado, la mère); “Si tu n’aimais pas ça, j’aurais arrêté. C’est donc que tu aimes les chatouilles” (réplique de Gilbert Miguié, le violeur)… L’enfant peut-il être responsable de ce qui lui arrive ? Bien sûr que non! « Et pourtant cela n’est pas acquis pour tout le monde », livre alors Andréa Bescond. « C’est injuste de se sentir coupable. Les enfants ne sont jamais coupables de ce qui leur arrive. On les rend coupables par des paroles assassines. La mère et l’agresseur sont ici aussi pour rappeler que la pédocriminalité porte toujours à faire sentir l’enfant coupable. C’est un rapport de manipulation extrême et de culpabilisation de l’autre. La culpabilisation de l’enfant est vraiment la base de ce type de trauma. Cela ne devrait jamais être remis en question. » Tout dans “Les Chatouilles” fait sens, ce qui en fait dès lors un film d’une indispensable authenticité.