Nick Cave & the Bad Seeds : From Montreux to Eternity

Dès son entrée et jusqu’à ce qu’il quitte l’Auditorium Stravinski, aucune baisse d’intensité ne sera ressentie dans un show extraordinaire. Nick Cave &The Bad Seeds au Montreux Jazz Festival. © 2018 FFJM - Marc Ducrest

On avait ouï-dire la légende. Tel saint Thomas, on voulait la voir : on l’a touchée. Figure christique en costume trois pièces, Nick Cave accompagné de ses mauvaises graines ont transcendé le Stravinski, ce jeudi soir. Le rapport viscéral qu’entretient le sexagénaire avec son public n’a rien subtilisé à la décharge émotionnelle, délivrée pendant plus de deux heures, par un live au zénith de l’imaginable. Sauvagerie envoûtante, dégâts magnifiques, voluptuosité saturnienne… une intensité sans précédent pour le plus beau show de cette édition, si ce n’est d’une vie.

Il suffit de se balader sur les différentes captations live disponibles sur la toile pour avoir un aperçu du personnage. Énigmatique créature longiligne, homme-serpent qu’on range volontiers dans la famille des anguillidés, l’Australien est porteur d’une aura singulière : un de ces monstres scéniques rabelaisien, désinvolte, sans pour autant être identifiable aux mimiques des grosses stars du rock. Cette aura, on l’effleure à peine à travers l’écran. Partager, le temps d’un concert, le même espace que Nick Cave & the Bad Seeds, relève de l’intempérance. Brèche temporelle, invitation à se laisser happer au sein d’une épiphanie où l’anagogie est une pente douce, sublime. Le prélude de « In your arms » est malicieux : I Don’t belive in an interventionist God / But I know, darling, that do you. Cave ne croirait-il pas en sa propre existence ? Piste d’ouverture de l’album The boatman’s call (1997), ce dernier suffit à décrire le génie du groupe, gardant son même fil rouge tout en évitant de tourner en boucle par des variations. Dans leur discographie, l’album est marqué par un fléchissement dû à deux raisons : d’une part, l’arrivée récente et l’implication de Warren Ellis dans le song-writting insuffle un vent nouveau. D’autre part, ce dixième album symbolique est aussi celui du dépouillement. Cave élégiaque, tout juste souligné par les seeds, sonde ses rêves ébranlés, ses remords et ses déceptions amoureuses – « Greens eyes » est écrit pour PJ Harvey avec qui il a entretenu une relation – dans une tonalité blues, au plus proche de Cohen. Dernier album studio en date, la production de Skeleton Tree (2016) est bouleversée par l’horreur : la mort d’Arthur, fils du chanteur. Bien que la majorité de l’album soit déjà écrit au moment du drame, son enregistrement en sera profondément altéré. Il n’est pas nécessaire d’être un fin connaisseur pour déceler, dans la voix du père meurtri, un chagrin infini.

Sorcellerie dantesque

Coïncidence du calendrier, au moment de la publication de cette chronique, exactement trois ans se seront écoulés depuis la mort de son fils. Le groupe se produira le soir-même, à Berlin. Manière toute personnelle de lui rendre hommage qui en dit long sur l’homme ; c’est sur scène que Nick Cave expie ses démons. Dès son entrée et jusqu’à ce qu’il quitte l’Auditorium Stravinski, aucune baisse d’intensité ne sera ressentie dans un show extraordinaire. Au plus près du public, un second plateau est accolé aux barrières du premier rang, sur toute la longueur de la salle, martelée par des derbies vernis. La Messe cathartique doit prendre place au contact de la foule. Et tout s’enchaîne. Croiser ce regard d’un vert intense, fouillant votre âme, au détour d’un « Higgs Boson Blues » – Can you feel my Heartbeat ? ­– ou d’un « Red Right Hand » à la fin duquel ses antisèches font un vol plané vers le parterre. Vibrer lors de l’incantation démoniaque de « Tupelo » et de « From Her to Eternity », de l’interprétation bouleversante d’un « Girl in Amber »… Mais le céleste message ne vient pas d’un seul homme : Warren Ellis, George Vjestica, Thomas Wylder et Nartyn Casey sont les maître d’un récital parfaitement mené, bénéficiant d’un son d’une grande clarté. Nick est grave, mais il est aussi léger : la légende apostrophe son public, le vilipende lorsqu’il use sa « merde » de smartphone pour faire des vidéos, lui demande quel titre jouer, s’essuie le visage avec ses sacs lorsqu’il pourfende le parterre du Stravinski ou le somme de tenir son micro. En fin de concert, après avoir fait monter une vingtaine de chanceux sur scène, il revient dans la foule et fait assoir l’ensemble des spectateurs, pour un « Push the Sky Away » solaire. Rares sont les artistes capables d’insuffler ce sentiment d’ébranlement intérieur. Des rires aux larmes, Nick Cave & the Bad Seeds ont marqué de leur Évangile le Montreux Jazz. Une soirée que nous ne sommes pas prêts d’oublier.