Après quatre albums (entre 2008 et 2017) et plusieurs expériences passées au plus près des ethnies aux quatre coins du monde en solitaire, Youri Defrance revient sur scène accompagné. Il a foulé les planches du neuvième Blues Rules Crissier Festival avec Robin Vassy, un artiste qui a, lui aussi, beaucoup voyagé par le passé. La collaboration est jeune d’une année mais elle est déjà très prometteuse.
Youri Defrance – passées les années solitaires de Youri plays the Delta Blues (2003), Youri plays the Psychéblues (2006) et Youri Blow (2008) – retrouve la scène accompagné. Pourtant il a passé, jusqu’à l’année passée, la majeure partie de sa vie musicale seul, vagabondant aux quatre coins de la planète, des Amériques aux arrières de l’Océanie. Un périple long de plusieurs mois, passé au plus près des tribus aborigènes, autochtones des terres recalées des centres économiques. En quelque sorte, Youri est allé à la rencontre des régions profondes, à l’image du Mississippi étasunien, sans pourtant être véritablement allé dans ce bout de région où le blues est réellement né. Des États-Unis, il a toutefois pris en inspiration les chantres du genre, partant de Jimi Hendrix, Kurt Cobain, puis puisant toujours plus dans les racines de la musique afro-américaine. Son parcours musical débute à 14 ans et depuis, le périple fut long, riche et passablement diversifié, au gré de ses déplacements par-delà les océans. « Aller à la rencontre des ethnies m’a rapproché de mes racines – explique alors samedi soir à Crissier Youri Defrance, avant de poursuivre – J’ai commencé la musique en écoutant Kurt Cobain, avec “Where did you sleep last night” (Nirvana) à la version de Leadbelly, et quand j’ai écouté cette chanson, à 14 ans, c’est là que j’ai commencé dans le blues. Et plus je me plongeais dans le blues, plus je me reconnaissais dans les paroles et la musique de ses représentants, Muddy Waters, Jimmy Hendrix. Je suis revenu dans les racines du blues et c’est là que j’ai eu un rêve, partir à la rencontre des aborigènes en Australie en Mongolie, rencontrer les Maká aux États-Unis et ce sont tous ces voyages qui ont réveillé des sens en moi. » Mais depuis une année, Youri n’apparaît plus seul sur scène. Il a assouvi ses envies, les appels du cœur, et s’est rapproché d’un artiste, lui aussi, vagabond. Robin Vassy, avec qui Youri a foulé les planches du Blues Rules Crissier Festival cette année, est un batteur qui a également fait le choix de revenir à ses profonds sentiments avec une musique qui annonce un nécessaire besoin de spiritualité, une pulsion chamane, dégageant une symbolique immatérielle pour la chose musicale, où l’instrument se met à l’écoute des envies intérieures, où le corps guide instinctivement les notes et les accords, et le cœur les percussions. Loin de leur France natale, les deux artistes ont grandi leur art au plus près de la simplicité, au plus près des êtres qui vivent leur vie dans leur habit le plus simple. Et tout cela reste empreint dans leur musique, indéniablement. « Nous jouons avec tout ce que l’on a vécu avant, le parcours qu’on a eu chacun de notre côté. Notre rencontre est d’ailleurs toute récente; ça fait pas même un an. Mais on arrive à jouer ensemble et à aller dans la même direction », explique alors Robin Vassy.
« Le blues, ça se vit. C’est dans ta vie. C’est les problèmes quotidiens; de manière plus générale, le blues vit en chacun d’entre nous, c’est le passage de la tristesse en amour qui donne naissance au blues »
Youri Defrance, artiste programmé au IX° Blues Rules Crissier Festival
Ils comprennent donc tous les deux la raison même de la musique pour l’humain, ce besoin de s’égarer, puis de se retrouver dans l’énergie commune d’un groupe qui partage et ressent les mêmes vibrations, les mêmes intuitions qui les guident dans le parcours méandreux de l’existence. Tout est là en réalité, y compris leur rapport au blues, qui déteint parfaitement les mêmes besoins, les mêmes sensibilités. « Le blues, ça se vit. C’est dans ta vie. C’est les problèmes quotidiens; c’est par ailleurs inimaginable de penser tous ces noirs qui ont travaillé dans les champs de coton. Mais de manière plus générale, le blues vit en chacun d’entre nous, c’est le passage de la tristesse en amour qui donne naissance au blues. Et c’est ce que j’essaie de faire également, faire évacuer la tristesse », raconte Youri Defrance. « Nous avons joué [ndlr, samedi à Crissier] avec sincérité et cœur. C’est tout ce que l’on sait faire. » Puis, au-delà de ressentir le blues, le vivre avec sa propre sensibilité, la présence du duo au Blues Rules leur aura également permis d’apprendre le blues. Entendez par là, son histoire…
Une rencontre avec ces hommes et femmes qui nourrissent le Blues du Mississippi
Il y eut, tout au long de cette neuvième édition du Blues Rules Crissier Festival – comme chaque année par ailleurs –, une mise en abîme importante de l’histoire du blues, ses acteurs, ses légendes (à l’image de Junior Kimbrough, Leo Bud Welch, Robert Belfour), leur descendance (Robert et Cameron Kimbrough, Cedric Burnside), ses “stars” (RL Boyce, nommé au Grammy Awards 2018) et ses fidèles, tout autour du monde. Ou de l’Europe en tous cas, de l’Espagne (avec Sergi Estella) à la Roumanie (avec Catalin Tzetze Radulescu), en passant bien évidemment par la Suisse. Cette année 2018, c’est aux côtés d’aussi grandes figures que Youri Defrance et Robin Vassy ont livré leur set; ils y ont notamment côtoyé les plus grands musiciens et l’une des plus grandes voix du Hill Country Blues – RL Boyce, Otha Turner, et les représentants de la famille Kimbrough, Cameron et sa mère Joyce Jones, mieux connue sous son nom de scène SheWolf –, tout autant que les représentants du Delta Blues, le “Big” de la génération actuelle du blues de Clarksdale (Mississippi), Anthony Big A. Sherrod et son voisin d’Arkansas Greg (Big Papa) Binns. Ensemble, ils ont fait de Crissier le 51e État des États-Unis: le Crississippi.
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« Au-delà de l’accueil du public, c’est la rencontre avec tous ces bluesmen qui sont dans les racines du blues qui est porteuse. Cela fait personnellement pas très longtemps que je baigne dans cet univers-ci et les voir tous émus après notre set, venir nous serrer la main et nous poser plein de questions, c’est tout bonnement incroyable », raconte samedi soir Robin Vassy. Par ailleurs, la présence sur scène du duo et de leurs instruments typiques n’auront pas échappé à bonne partie de ces bluesmen américains venus les écouter samedi soir. Et parmi ceux-ci, il y avait Greg Binns qui n’a pas manqué de venir leur parler au terme de leur set. Qu’a-t-il dit alors ? « Il me posait des questions sur nos instruments qu’il n’avait jamais vus – débute alors Robin Vassy avant de poursuivre – Il n’avait jamais vu de tambour d’eau, de vielle et il se demandait comment cela pouvait sonner aussi gros avec d’aussi petits instruments. »
« Je n’ai personnellement pas beaucoup appris la vielle, tout est très instinctif. Greg [Binns] m’a demandé comment j’étais accordé et je n’ai pas su lui répondre, parce que je ne sais pas »
Youri Defrance, artiste programmé au IX° Blues Rules Crissier Festival
Réponse ? « Le cœur, on joue avec le cœur. » En réalité, pour le duo, les notes et les accords perdent leur importance, si le jeu et la musique sonne sincère. Voilà le plus important; être sincère sur scène, c’est réussir à transmettre des émotions au public, peu importe la note. « Je n’ai personnellement pas beaucoup appris la vielle, tout est très instinctif – lance Youri Defrance avant de continuer – Greg [Binns] m’a demandé comment j’étais accordé et je n’ai pas su lui répondre, parce que je ne sais pas [Rires]. Je ne connais pas les notes… Mais c’est aussi à la rencontre avec Robin qui baigne plus dans la culture de ces instruments que l’on réussit à produire un set aussi fort. Il me tient aussi parce que sinon je peux partir très loin. C’est vraiment une belle rencontre entre nous deux. »
Une rencontre à deux, du rock, métal au blues…
« Je découvre un autre univers [ndlr, le blues] avec Youri, depuis un an. Mais même sans le vouloir, j’étais dedans de toute façon avant. C’est aussi pour cela que notre rencontre s’est faite toute naturellement », lâche Robin Vassy. La rencontre entre Youri et Robin est, en définitive, une rencontre des âmes, un appel solennel à collaborer; un esprit partagé malgré des parcours musicaux différents dans la musique. Le versant spirituel de l’art fut présent chez les deux, à défaut d’être parti des mêmes références musicales historiques. Pourtant, à y regarder de plus près, les raisons-même de leur attachement à la musique de leur jeunesse tiennent un quelque chose de commun. Chez Youri par exemple, « ce qui m’intéressait chez Hendrix, ce n’était pas tant son spectacle mais le son Cherokee, le versant profond de sa musique qui m’a parlé. Je jouais 8h par jour de la guitare et je dormais même avec. C’était un peu psychotique, j’étais un peu perché… J’ai de ce point de vue-ci testé toutes les drogues du monde [Rires]. » Une profondeur que partageait également Robin, à tel point que leur trouvaille artistique sonna tel une évidence il y a quelques mois.
« Notre rencontre, c’est un appel »
Youri Defrance, artiste programmé au IX° Blues Rules Crissier Festival
« Notre rencontre, c’est un appel. Nous devions nous rencontrer pour un label un jour et il y a eu un intérêt pour la collaboration. Mais à l’époque, il y a environ trois ans, je venais d’avoir un enfant, et je voulais me poser et ne plus voyager autant. C’est ce qui fait que l’on ne s’est pas mis en duo tout de suite. Robin avait aussi plusieurs projets, lui qui a joué avec plusieurs groupes iraniens. Et deux ans plus tard, je l’ai rappelé parce que c’était vraisemblablement le bon moment. C’est ressenti comme une renaissance pour nous deux. Robin a commencé avec du métal, j’ai commencé avec du rock et ensemble, on s’est rapproché du blues et pas forcément celui de Chicago. On est revenu aux racines, un blues qu’il faut cracher », lâcha alors Youri à Crissier quelques minutes après son set. Et depuis un an, donc, l’aventure ne fait que commencer. Une nouvelle étape pour la carrière de Youri Defrance qui, après avoir commencé à baigner – entre autres – dans le psychéblues à son départ à 18 ans pour le Pérou, après être revenu dans ses terres d’adoption – la Bretagne en 2006 –, avoir sorti un premier album épuré en 2008 – avant son départ pour la Mongolie – et avoir sorti trois autres albums en l’espace de sept ans, entre 2010 et 2017, aura connu un regain à son association avec Robin Vassy. Les deux ont même commencé à fréquenter les studios: « Nous avons commencé à enregistrer pour laisser des traces de notre collaboration. Pour essayer des choses aussi, ce n’est que le début », confirme alors Robin. Une musique qui toutefois se vit plus en live qu’en studio: « C’est exactement ce que l’on s’est dit en arrivant ici, c’est que l’on doit commencer de plus en plus à jouer devant des gens, un public. On a beaucoup joué tous les deux et on a pu bien apprendre à se connaître, on a pris le temps de le faire, ce qui est nécessaire, mais maintenant, on a besoin de le faire avec du monde », conclut-il enfin. Dans tous les cas, la trace du duo restera marquée dans l’histoire du Blues Rules Crissier Festival.
Le Blues, une histoire de famille (au Mississippi)
« C’est comme une famille ici. Dire plus n’aurait aucun sens », lâchait Youri Defrance au moment d’aborder la communion entre tous les artistes réunis au jardin du Château de Crissier en ce premier week-end de juin. « On est super bien accueillis. Une équipe incroyable, ils sont tous super sympas et le public est très accueillant. Depuis le début, on parle avec tout le monde et ça part dans tous les sens. On sent que les gens ont beaucoup de choses à dire ici. Il y a de très belles rencontres à faire, en plus d’être très familial. » Il y a bien une réalité qui ressort sur le terreplein de Crissier; tous se réunissent musicalement telle une famille très élargie. C’est en tout cas le ressenti partagé par Cameron Kimbrough au premier soir du festival. « C’est comme une grande famille. J’ai un “oncle” ici – dit-il en pointant RL Boyce –, j’ai un “frère” ici – en se tournant vers Aubrey Bill Turner, petit fils d’Otha Turner. Cela me rappelle aussi, il y a quelque temps, quand RL Burnside jouait avec Fred McDowell, ils étaient tous les deux comme des frères. Et c’est comme cela que l’on aime jouer. »
« Nous venons d’une région, le Mississippi, où tout est différent d’ici. Les affaires de famille, le blues de famille, est quelque chose qui retient notre attention à tous »
Cameron Kimbrough, Mississippi Hill Country Blues
Déjà venu à Crissier en 2017 avec son oncle Robert Sr., Cameron est cette fois revenu en compagnie de sa mère, Joyce Jones et cela n’est pas sans avoir son importance, pour des musiciens de leur trempe: « Nous venons d’une région, le Mississippi, où tout est différent par rapport à ici. Les affaires de famille, le blues de famille, est quelque chose qui retient notre attention à tous. Donc, quand l’on a la chance de se déplacer ensemble, nous nous épanouissons et l’on arrive d’autant plus à vous transmettre une partie de notre esprit blues. It’s a blast, I can’t say more », lâche alors Cam.
RL Boyce – à le présenter comme la tête d’affiche de cette neuvième édition du Blues Rules Crissier Festival –, nominé aux Grammy Awards cette année, n’est par ailleurs pas du genre à tisser une quelconque différence entre les variétés de blues. « Je vais te dire un truc; je ne vois aucune différence [entre le Hill Country Blues et le Mississippi Delta Blues]. Cela n’a aucun sens de les différencier », explique-t-il lors d’une interview qu’il a concédée à leMultimedia.info en compagnie de Cameron Kimbrough. « Le blues américain est comme une famille mais il y a des réalités différentes », complètera justement pour sa part ce dernier. « Le blues américain est divisé en différentes réalités, comme la ville de New-York est divisée en différents quartiers. Nous [ndlr, dans le nord du Mississippi], nous formons par exemple un “quartier” différent de Clarksdale [ndlr, ville proche du fleuve Mississippi]. Nous jouons de la même musique, tout en étant différents dans notre manière de la transmettre. Il y a différentes aires de blues, qui traduisent aussi des énergies différentes, différentes personnes (réceptives) et différentes ondes. Mais cela n’empêche que nous restions unis, comme différents drapeaux flottant dans un même espace. Comme différentes nationalités cohabitant sur la même planète. Dans la nourriture, c’est pareil. Il y a les spécialités chinoises, les spécialités américaines, les spécialités indiennes, mais tout est au final comestible. Tous, formons un ensemble. » À le dire, c’est bien auprès de la sincérité de ces artistes que la richesse d’une culture s’acquiert. Et ici, il n’est pas seulement question de blues, mais aussi d’art de vivre. « Nous ressentons tous la musique comme quelque chose qui vient d’en-haut et on le transmet aux autres. Nous pensons tous le blues de la même manière », concluait alors RL Boyce. Transcendant.