Cette légère brise d’Outre-Atlantique qui anticipe les réjouissances estivales, on l’attend chaque année. Le Blues Rules Crissier Festival nous revient alors que la manifestation organisée par les deux compères Thomas Lecuyer et Vincent Delsupexhe soufflera ses 10 bougies l’année prochaine. À côté des pointures américaines telles que Big Papa Binns, Kimbrough mère et fils ou RL Boyce, pour ne citer qu’eux, les jardins du château de Crisser – rebaptisés Crississipi pour l’occasion – ont également fait la part belle aux artistes du coin. L’énergie folle de Broken Bridge, le good mood de The Two, et la force tranquille de Blues Street One Man Band prouvent que la scène suisse a l’âme du blues. Rencontre avec ces Helvètes qui ont vendu leur âme au Diable. 2/2.
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C’est le tandem feel good de la soirée du samedi. Après quasiment quatre ans de tournée pour promouvoir leur premier album, Thierry Jaccard et Yannick Nanette sont de retour avec Crossed Souls. Pour ce tandem, synonyme de rencontre entre deux hommes biberonnés au blues par leurs influences suisse pour l’un et mauricienne pour l’autre, c’est aussi un retour au Blues Rules, où ils ont déjà joué en 2013 et 2015 mais surtout où ils se sont rencontrés, en tant que bénévoles: « On a fait six années de suite en tant que bénévoles. On y a déjà joué deux fois donc c’est évidemment un moment spécial : on connait tout le monde et on se sent vraiment à la maison à Crissier », explique Thierry. Un sentiment que partage Yannick, en habitué du festival : « Cela fait énormément plaisir d’être là et de revoir les têtes que l’on a plus vues depuis une année. » Pour Thierry, leur retour en studio est bien sûr synonyme d’une évolution, mais toujours dans la même manière d’aborder les choses : « Est-ce qu’on voit les choses différemment, je ne suis pas sûr. Je crois qu’on est toujours en train de chercher, de s’amuser le plus possible sur scène. Alors oui je pense qu’avec tout ce que l’on a pu faire depuis il y a une évolution mais je ne saurais pas dire laquelle. » Il faut dire que le retentissement de leur premier projet a été resplendissant : des concerts dans nos festivals réputés comme au Montreux Jazz, au Paléo ou encore cette année au Cully Jazz, comme à l’étranger où ils ont représenté la Suisse à l’International Blues Challenge de Memphis et atteint les demi-finales du concours. Un succès qu’ils ont partagés avant tout avec leur public, multipliant les concerts avant de revenir enregistrer : « Ce deuxième album s’est construit durant ces trois années. Il y a des envies qui sont arrivées, des façons de jouer où l’on s’est dit qu’on allait construire. Après, c’est clair qu’il y a toujours une petite pression sur le deuxième album. Ce qu’on a réussi à faire, c’est qu’avant d’entrer en studio, on s’est rappelé pourquoi on faisait de la musique et on a enlevé cette pression. Simplement se dire qu’on s’en fout, qu’on fait cela avant tout pour nous, pour se faire plaisir. On a réussi à se dire stop, qu’on devait faire cet album comme lorsqu’on avait fait le premier. » Pour Yannick, c’est aussi une manière de se remettre en question, de s’interroger sur la nature même du succès : « La notion de succès est assez complexe. Qu’est-ce que c’est que le succès ? On verra bien avec ce deuxième album comment cela fonctionne. L’essentiel, c’est que les gens aient du plaisir, qu’on en ait aussi. On essaie de trouver cela. »
« on travaille beaucoup sur le moment présent, sur nos énergies ce qui fait qu’on peut faire parfois dix prises, parce que même si elles ont bien été jouées, ce ne sont pas forcément les bonnes. La bonne est là quand on bouge ensemble, qu’on est ensemble »
Thierry Jaccard du duo suisse The Two
Promouvoir la musique qu’on aime, cela ne va pas sans refuser certaines avances : « Beaucoup de gens nous ont poussé à faire un album plus produit. Quand on est arrivé en studio, on leur a dit que non, qu’on allait refaire comme le premier, c’est-à-dire tout enregistrer en live, même si cela prend plus de temps. C’est aussi se rappeler qu’on travaille beaucoup sur le moment présent, sur nos énergies ce qui fait qu’on peut faire parfois dix prises, parce que même si elles ont bien été jouées, ce ne sont pas forcément les bonnes. La bonne est là quand on bouge ensemble, qu’on est ensemble. Finalement, notre musique se nourrit de cela, des âmes croisées, de ce qu’il se passe entre nous deux », rappelle Thierry. Pour Yannick, c’est aussi ressentir ce qu’il advient : « Le moment présent, on essaie d’aller puiser dedans et advienne que pourra ! On essaie de rester intègres, ce sont nos valeurs. La pression de produire un titre qui passe à la radio ce n’est pas pour nous ; on fait ce que l’on sait faire et on se dirige vers le chemin qui nous correspond. »
« Nous avons personnellement envie que cela sorte du studio parce que c’est le moyen pour nous de nous lier aux gens. On le fait pour trouver cela : voyager, trouver les gens, les âmes »
Yannick Nanette du duo suisse The Two
Quant à l’histoire du blues, Thierry aime le voir comme d’autres genres qui ont eux aussi leurs histoires : « Je n’ai pas envie de rattacher cela uniquement au blues. Dans toutes les musiques, il y a de la spiritualité, de la force. Cela dépend vraiment de comment le musicien présente son travail. Ce n’est pas que le blues qui amène cela. Il y a le punk, avec sa force politique et spirituelle, derrière le reggae aussi. Je pense qu’on se nourrit de cela mais le vecteur pour nous c’est le blues mais ce n’est pas le seul à amener ce genre de choses. » Pour Yannick, c’est un prétexte : « L’idée c’est d’aller vers les gens. La musique n’est qu’un prétexte pour aller vers eux, pour la musique. Faire de la musique pour rester dans ton studio, dans ton garage, ça va très bien aussi. Nous, nous avons personnellement envie que cela sorte du studio parce que c’est le moyen pour nous de nous lier aux gens. On le fait pour trouver cela : voyager, trouver les gens, les âmes. » Et toutes les expériences sont belles pour le duo qui se produira vendredi soir 8 juin à la Société Nautique de Genève (SNG), à la veille du départ de la 80e régate du Bol d’Or Mirabaud.


Blues street one man band, la polyvalence et la liberté du blues
Dernier artiste local à jouer au Blues – bien qu’il soit désormais installé à Montpellier – Yanick est un homme polyvalent. En effet, c’est avec son one man band, Blues Street qu’il est venu nous présenter ses guitares et son savoir-faire. Avec un registre essentiellement composé de reprises, Yanick a une attitude posée sur scène et comble les interstices avec un humour décapant : « Ne partez pas ! J’accorde juste ma guitare ! » Après son set, il revient sur son expérience au Blues Rules : « Comme à chaque fois que je viens ici je suis très content. J’ai fait la première année en tant que bénévole, je suis revenu jouer avec le groupe Floyd Beaumont and the Arkadelphians avec qui je joue souvent. Cette année, c’est la première fois que je viens jouer tout seul devant le public de Crissier. C’est quand même impressionnant. J’ai rarement joué devant autant de monde seul. C’était vraiment génial. » Pas aussi solitaire que cela, Yanick a également collaboré avec d’autres one man band, notamment celui de Ronan, qui était présent à la dernière édition : « En 2017, au One Man Band festival à Montpellier, j’ai partagé la scène avec lui ainsi qu’avec Bob Loc III qui est également venu jouer ici en 2010. On s’est connu là-bas et c’était une vraie découverte. C’est quelqu’un d’extrêmement gentil avec qui j’ai eu beaucoup de plaisir à discuter. De temps en temps on s’envoie des messages pour savoir comment ça va. C’est quelqu’un de vraiment sympathique. » Pendant son live, Yanick a repris, parmi d’autres, Robert Johnson : « Pour le morceau que je reprends, c’est un morceau qui à l’air très facile mais qui en fait ne l’est pas du tout. Il y a plein de petites subtilités qu’il ne faut pas oublier parce que cela fait toute la richesse du morceau. Il faut un peu d’expérience et de technique quand même mais surtout beaucoup de ressenti. C’est un artiste qui est vraiment difficile à reprendre. À chaque fois que je l’écoute, j’ai l’impression de redécouvrir le morceau, parfois même tout un riff entier que je n’avais pas entendu la fois d’avant. J’ai l’impression qu’il enregistrait hier et c’est ce qui m’impressionne chez lui. C’est pour cela que c’est un artiste incontournable du blues, c’est ce qui fait sa légende aussi. » Mais il reprend aussi d’autres standards comme Rollin’ in Tumblin’ dont Muddy Waters, Elmore James et bien sûr Johnson ont arrangé à leur sauce. C’est aussi l’occasion pour Yanick de faire une pointe d’ironie en dédiant le titre à Amy Whinehouse : « Le titre résumait assez bien sa vie c’est pour cela que je l’ai présenté comme ça. De toute manière, je pense que le blues n’est pas figé, il ne l’a jamais été et ne le sera jamais. C’est ce qui a donné naissance au rock’n’roll, au hip-hop, au disco, à toutes les musiques actuelles qu’on écoute mise à part peut-être le métal qui se rapproche du classique contemporain. Pour le reste tout découle du blues, tout. C’est une musique incontournable qui évolue et qui continuera à le faire dans le temps. Il y aura toujours du blues. Sous une autre forme sûrement mais il y en aura toujours. »
« Jimmy Hendrix disait qu’il faut laisser vivre les erreurs, et c’est vrai. Quand on en fait une ce n’est pas grave, on continue et c’est ce qui fait le charme du morceau, ce qui donne le petit truc en plus »
Yanick de Blues Street One Man Band
Si le Blues Street One Man Band sillonne les scènes de France et d’ailleurs, le Crississipi est une expérience particulière, par l’ambiance mais aussi par la qualité de son public : « Jouer devant un public conquis, c’est ce qui fait la difficulté de la chose. Jouer tout seul ce n’est déjà pas toujours évident. Devant un public qui connait le blues, qui vient pour en écouter, j’ai d’autant plus le sentiment que j’avais un peu moins le droit de me tromper. Les gens viennent pour écouter du blues, je leur en donne. Après, les erreurs font parties de la musique aussi. Jimmy Hendrix disait qu’il faut laisser vivre les erreurs, et c’est vrai. Quand on en fait une ce n’est pas grave, on continue et c’est ce qui fait le charme du morceau, ce qui donne le petit truc en plus. Ici c’est orienté blues mais ce n’est pas du blues classique à proprement parler, c’est ce qui fait la beauté de ce festival. » Pour ses projets futurs, Yanick prévoit de tourner dans les festivals mais aussi de se lancer dans la production d’un album : « Je joue un peu au jour le jour. J’ai un concert la semaine prochaine. Je dois enchaîner un peu près un concert par mois depuis le mois de janvier, je suis tout seul a démarcher donc ce n’est pas toujours évident. Quelquefois je trouve, des fois non. Je n’ai pas été trop approché par les festivals. J’ai envoyé beaucoup de candidatures sans forcément recevoir de réponses. Un album, j’y songe sérieusement mais je n’ai pas envie de le faire de manière très conventionnelle. J’ai plutôt envie de faire quelque chose enregistré sur bande, plutôt analogique et de sortir qu’un vinyle. » Sur ce point, Yanick rejoint le duo The Two, préférant la prise directe à l’enregistrement calibré : « C’est totalement l’esprit blues. Il me vient un album à l’esprit, celui de Chigago Blues, Junior’s Wells Chicago blues and Buddy Guy. Il a été enregistré dans les années soixante-dix en une nuit avec une bouteille de whisky, un batteur, un bassiste, Junior Wells au chant et à l’harmonica et Buddy Guy à la guitare derrière. C’est un album magnifique car il est plein d’erreurs justement. On sent que c’est sur le moment. C’est parfois un peu improvisé, parfois calé et à d’autres moments un peu flottant, c’est ce qui fait toute la beauté de cette musique. »


Roman Bader, d’un projet à un autre
Au-delà de Broken Bridge, The Two et Blues Street One Man Band, il y eut un quatrième groupe suisse lors de cette neuvième édition du Blues Rules Crissier Festival. Il s’agit de The Moonlight Gang, un groupe atypique qui revisite le passé; les arpèges, les styles écharpés des années 20 et 30. Du Duke Ellington enfoui, cigarette allumée, piano-bar alléché, whisky à plein tube et tenues d’époque exigée, le groupe des cinq, mené par Roman Bader aura assouvi les envies d’excentricité tant du public que des organisateurs. Un blues où les guitares et les percussions font la part belle aux basses. Aux basses ? à la contrebasse plutôt ! Cet instrument à la marque épurée, formidable témoin d’une musique évolutive au travers des décennies. Un visuel travaillé, pensé dans l’harmonie pour un swing maîtrisé; leur set vendredi en début de soirée tint cette pointe d’enivrement si chère à l’assistance. Vous vouliez revivre le Chicago d’Al Capone, vous voilà servis. D’autant plus que le maître de cérémonie, Roman Bader n’est pas un illustre inconnu du festival; il était déjà venu à la tête d’un autre projet, Hannibal Slim & Captain Boogie en 2011. Des souvenirs, encore des souvenirs au Blues Rules Crissier Festival ! (ydc)