Greg (Big Papa) Binns, son voyage de l’Arkansas au Crississippi

Greg Binns, dit Big Papa Binns, a donné son premier concert à La Galicienne, à Malley, en promotion de la neuvième édition du Blues Rules Crissier Festival les premier et 2 juin prochains. © leMultimedia.info / Oreste Di Cristino

Le Blues Rules Festival revient pour une neuvième édition au Château de Crissier et, comme chaque année, le festival accueille autant de nouvelles figures que d’artistes locaux. Parmi les 16 artistes américains ayant survolé l’Atlantique, il y a Greg Binns, plus connu sous le nom de son one man band, Big Papa Binns. Il ne vient pas du Mississippi, mais de pas très loin; son juke joint situé à Hot Springs entre le Hill Country et Swamp en Arkansas. C’est donc un esprit de communion entre les deux rives du Mississippi River que Greg Binns viendra promouvoir à Crissier cette année. Rencontre.

Le Crississippi est un lieu bien connu des bluesmen du centre-sud des États-Unis. Du moins, depuis Clarksdale dans le Mississippi à Hot Springs dans le compté de Garland en Arkansas, nombreux sont les musiciens bercés par la religion du blues, et parmi ceux-ci, nombreux sont aussi déjà venus se ressourcer dans un coin de Suisse parmi les plus américanisés qui existent. Crissier est devenu, en huit ans, un lieu de pèlerinage pour certains, de supplique pour d’autres. C’est une nouvelle inspiration, une nouvelle expérience que bon nombre d’artistes sont venus chercher en traversant l’Atlantique. Et, à coup sûr, ils n’en repartent jamais déçus. Greg Binns fait partie de ceux qui découvriront pour la première fois le jardin du Château de Crissier. “Habitué” de l’Europe, pour y avoir longuement tourné à deux reprises en compagnie de son regretté ami Cedell Davis, mort en septembre dernier, “Big Papa Binns” a pris goût des longs voyages, inspirés par ses pairs: « Nous avons assurés avec Cedell de nombreux shows sur le Delta du Mississippi. Et je me souviens, un jour, il m’a dit qu’il souhaitait jouer une fois à Paris avant qu’il ne meure. Et pourtant, l’on ne connaissait rien de l’Europe. Alors je suis allé auprès de Scott H. Biram [ndlr, un bluesman bien connu du Blues Rules, originaire de Lockhart au Texas et qui a longuement voyagé en Europe centrale et au Royaume-Uni depuis 2005], et je lui ai dit, à l’époque, que nous irions tous les deux avec Cedell jouer à Paris. Et c’était fou; nous avons tourné en Belgique, dans toute la France, au-delà de Paris, en Suisse et même jusqu’en Croatie et Serbie. »

Lire également: Scott H. Biram: « L'Europe est devenue ma deuxième maison »

« Nous avons même fait cette longue tournée deux fois et c’était une extraordinaire expérience. Nous adorons l’Europe, tout comme Cedell l’adorait; j’entends que le continent est très réceptif au blues des States. Nous sommes très reconnaissants même de ce que plusieurs artistes du coin, ici aussi en Suisse, apportent au blues. C’est définitivement quelque chose de spécial. » C’est pourquoi, cette année, sans même son fils Zakk avec qui il forme un duo de temps à autres, Greg a pris le pas de revenir – pour la toute première fois seul – dans ces coins de Suisse où le blues vit comme dans le Mississippi.

« C’est la première fois que je quitte les États-Unis tout seul, sans Cedell. Et ce n’est pas non plus le plus réjouissant parce que sa mort est encore très récente »

Greg Binns, bluesman de Hot Spring (Arkansas, États-Unis)

Seul Vincent Delsupexhe, co-fondateur du festival avec Thomas Lecuyer, a en réalité réveillé les envies d’ailleurs chez l’artiste; rien sinon ne lui aurait justifié de prendre la route. Mais son histoire lui doit beaucoup; ses amis envolés lui tardèrent de revoir le Vieux Continent en leur mémoire, leurs souvenirs partagés, leur musique à tout égard universelle. Chauffeur routier de profession, c’est un large congé qui lui vaut sa présence ce week-end prochain au Blues Rules. Parti le 23 mai dernier sur un vol long courrier quittant l’aéroport de Little Rock, capitale de l’État d’Arkansas aux États-Unis, Greg Binns est arrivé quelques dizaines d’heures plus tard à Genève après avoir essuyé une escale à Kastrup (Copenhague). L’histoire ne précise pourtant pas si son vol fut plaisant, mais tout laisse penser qu’il tient d’une tradition personnelle qui lui est propre. Car en Suisse, ce sont les reliques de son groupe passé, les Brethren, que l’artiste vient ressasser, en mémoire de ses compères décédés, Cedell Davis (91 ans) – donc – mais aussi Johnny Stephens (59 ans). « C’est la première fois que je quitte les États-Unis tout seul, sans Cedell. Et ce n’est pas non plus le plus réjouissant parce que sa mort est encore très récente; il est parti en septembre de l’année dernière; j’ai perdu mes co-musiciens, les personnes qui nous accompagnaient dans notre groupe [ndlr, the Brethren qui aura duré pendant les cinq dernières années de la vie de Cedell Davis]; y compris Johnny Stephens qui nous a quitté un mois après Cedell », nous raconte Greg Binns quelques minutes après son set à “La Galicienne” à Prilly ce vendredi soir 25 mai.

« La veuve [de Johnny Stephens] m’a demandé d’éparpiller ses cendres au Blues Rules parce qu’il aimait vraiment la Suisse »

Greg Binns, bluesman de Hot Spring (Arkansas, États-Unis)

Il faut dire que l’odyssée de l’artiste américain est riche; riche en signification. Il n’est par ailleurs pas venu sur les bords du Lac Léman tout-à-fait seul, à y réfléchir. « J’ai amené avec moi une partie des cendres issues de la crémation de Johnny, raconte-t-il alors. Sa veuve m’a demandé d’en éparpiller au Blues Rules parce qu’il aimait vraiment la Suisse depuis que nous l’avions visité lors de notre dernière tournée. C’était son lieu favori de notre épopée à travers l’Europe. C’est émouvant mais difficile aussi pour moi. » Une manière comme une autre de rendre au Blues Rules son versant légendaire. Car non seulement le festival accueille des légendes tirées le plus souvent de leurs propres juke joint au Mississippi, mais il héberge aussi éternellement leurs histoires, leurs problèmes, leurs joies et une belle partie de leur vie dédiée à la prière du blues. Un véritable lieu de pèlerinage pour les fidèles du doucereux, ressenti et profond blues du Delta du Mississippi, du Tennessee ou encore d’Arkansas. Greg Binns est alors un énième témoin de cette légende; et il le rend bien aux organisateurs. « Je connais Vincent [Delsupexhe] depuis plusieurs années, je l’ai rencontré à Paris à l’époque de notre premier tour en Europe. C’est un bon gars qui a très bon goût. Il est fou mais je l’apprécie grandement [rires] », aiguillonne-t-il alors.

Une invitation à traverser la Mississippi River entre l’Arkansas et le Mississippi

Son programme hors-USA est long; il occupe un tournée démarrée à Prilly, dans les friches de Malley, à “La Galicienne”, vendredi dernier. Puis il a fait un tour dans les Alpes; avec un double concert à Aoste en Italie samedi et dimanche, avant de retrouver le canton de Vaud pour y effectuer sa promotion en marge de la neuvième édition du Blues Rules Crissier Festival, ce lundi dans l’émission “Paradiso” de La Première sur la RTS avant de monter sur la scène au Château de Crissier vendredi dès 19h30, pour un set d’une heure. Tout cela sous la forme la plus pure et la plus épurée de la musique de Big Papa Binns. C’est un one man band qui s’exporte et assouvit ses envie d’ailleurs; sans la présence de Zakk. En Europe, il se présente avec un blues enjoué… mais simple. « Mon fils – Zakk – n’a pas pu faire le voyage jusqu’ici. Il avait du travail sur l’Union Pacific Railroad. Vendredi [1er juin], ce sera donc juste Big Papa Binns qui sera sur scène. Mais l’habitude veut que je sois seul sur scène, mon fils me rejoignant quand il peut. Malheureusement, ce sera sous un unique one man band que je me présenterai. » En un sens, ce sera un dessert – ou un apéritif – moins copieux, mais tout aussi délicieux: « Ce n’est pas une musique ou un esprit différents que nous proposons quand je suis seul et quand Zakk m’accompagne. Nous sommes parfaitement complémentaires sur scène et dans la vie. Je suis un cake et lui est une glace; à nous deux, nous formons le parfait dessert. Et parfois le cake suffit à satisfaire la faim du public », explique-t-il souriant vendredi soir à Prilly.

« Que ce soit dans le Delta, au Mississippi ou dans l’Arkansas, nous vivons dans un terreau de villes nées et bercées par un blues très précoce, traditionnel, pur dans sa conception […] c’est ce que les bluesmen du coin reproduisent régulièrement; ce lien inter-fluvial entre les deux États, Arkansas et Mississippi, Helena et Clarks(dale) »

Greg Binns, bluesman de Hot Spring (Arkansas, États-Unis)

Cake ou Ice Cream; c’est un blues traditionnel proche du Mississippi que Greg Binns propose. Aussi car le blues américain se passe de frontières. « Que ce soit dans le Delta, au Mississippi ou dans l’Arkansas, nous vivons dans un terreau de villes nées et bercées par un blues très précoce, traditionnel, pur dans sa conception. Et j’ai joué avec Cedell Davis dans les douze dernières années de sa vie [ndlr, décédé en septembre dernier de complications liées à une crise cardiaque à l’âge de 91 ans]. Il était de Helena en Arkansas, et c’est décidément le lieu, célèbre pour son blues trempé. Il était un peu à l’image de Robert Johnson qui a aussi vécu à Helena, avant de traverser le Mississippi River. Et c’est ce que les bluesmen du coin reproduisent régulièrement; ce lien inter-fluvial entre les deux États, Arkansas et Mississippi, Helena et Clarks(dale). » Greg Papa Binns s’était par ailleurs encore produit dernièrement dans un juke joint de Clarksdale en fin du mois d’avril en compagnie de son fils Zakk. C’est bien là l’histoire de cette Amérique racontée par le Blues Rules; ces liens culturels, territoriaux et familiaux qui lient les musiciens, bluesmen de part et d’autre de la rivière. Car c’est bien cela que le festival tente d’inculquer depuis huit ans aux plus curieux regroupés au château de Crissier; il n’y a pas de blues du Mississippi, tout comme il n’y a pas de blues d’Arkansas ou encore de Louisiane, d’Alabama ou encore de Tenessee. Il y a ce blues, reconnaissable par son humilité et son histoire, l’essence même de l’héritage laissé aux futures générations d’où qu’elles se retrouvent sur les rives du Mississippi River.

Le Blues Rules, un voyage initiatique (tous les ans)

Le Blues Rules est, depuis ses huit premières éditions, un festival réputé dans les villes du Delta blues. Plusieurs parmi les plus grands noms du coin se sont déjà produits à Crissier, la plupart figurant justement parmi les influenceurs premiers de la musique de Big Papa Binns; il y a eu Cédric Burnside, le petit-fils de Robert Lee, Alvin Youngblood Hart, Robert Belfour, Kenny Brown, Cameron et Robert Kimbrough Sr ou encore le fils aîné de Muddy Waters, Mud Morganfield. « Le Blues Rules est un magnifique festival; je suis ici pour plusieurs jours et j’ai même l’occasion de faire un peu de promotion sur plusieurs radios locales. C’est un petit festival mais il envoie du lourd, avec une programmation qui vient toujours chercher les grands noms de nos contrées; Robert Belfour était venu, comme beaucoup d’autres… Robert nous a quittés maintenant mais je me souviens de ses pensées à l’égard du Blues Rules. Thomas et Vincent ont donné leur âme pour mettre en place ce merveilleux festival. J’ai hâte d’y participer les 1er et 2 juin prochains. »

« Robert Lee Burnside est celui qui m’a inspiré dans cet univers ressenti du blues. Je l’ai écouté il y a de nombreuses années et je me suis tourné avec beaucoup d’émotion vers la musique »

Greg Binns, bluesman de Hot Spring (Arkansas, États-Unis)

R.L. Burnside n’est jamais venu au Blues Rules mais la famille Burnside n’est pas étrangère au festival. Son petit fils Cedric, batteur ayant assuré sa renommée dans l’ombre de son grand-père, puis seul à la mort de ce dernier, vint en 2016 accompagné de Trenton Ayers, fils de Little Joe (lui aussi venu à Crissier en 2015). Voilà une particularité qui retient l’attention de Big Papa Binns: « R.L. Burnside [mort en 2005 également] est celui qui m’a inspiré dans cet univers ressenti du blues. Je l’ai écouté il y a de nombreuses années et je me suis tourné avec beaucoup d’émotion vers la musique. Pourtant, j’aime le blues depuis tant d’années; j’adore les [Led] Zeppelin, les [Rolling] Stones et pour moi, c’est le blues que je retiens. Mais je ne me sentais pas de produire le blues qu’avait autrefois produit Robert Johnson [ndlr, bluesman de Greenwood au Mississippi, mort en 1938 à l’âge de 27 ans], car j’en suis tout simplement incapable. Je produis un blues qui m’appartient, avec mes influences et je fais avec ce que j’ai. C’est le mieux que je puisse faire. » Et un jour, c’est justement aux funérailles de Robert Lee Burnside, en 2005, que sa véritable histoire avec le blues prit un tournant somptueux; une belle histoire à raconter dans les parages du comté de Jefferson, alors que Greg Binns partit, pour la première fois, avec son fils à la rencontre de Cedell Davis : « Avec mon fils Zakk, nous étions allés dans la région de Pine Bluff (Arkansas), mais nous ne le trouvions pas. Les gens sur place ne savaient pas où il était. En réalité, il était reclus dans une maison de soins. Il avait eu un AVC quand nous étions allés le voir et il ne se sentait pas bien; j’ai cru qu’il allait mourir. Mais nous avons eu le temps de prendre nos guitares et avions joué du blues dans la cafétéria de sa maison de soins. Quelques mois plus tard, quand je suis retourné le voir avec Johnny Stephens, Cedell s’était mis à chanter seul dans cette grande salle de sa maison de soins et il l’avait teintée d’une émotion incroyable. C’était comme si cette cafétéria s’était d’un coup transformée en une sorte de juke joint gériatrique. C’est fou toutes les expériences que l’on peut vivre à côtoyer ces autres bluesmen en Amérique mais aussi ailleurs en Europe », explique-t-il alors avant de conclure: « C’était le dimanche de Pâques, en 2006, et c’est véritablement le jour où nous avions commencé à jouer ensemble Cedell, Johnny et moi même et où nous avions véritablement prévu de nous associer. » À Crissier, alors, c’est avec ces grands souvenirs qu’il partagera, encore et toujours, ses émotions aux travers de sa guitare métallisée. Une ouverture de journée à ne pas manquer vendredi, une heure après l’ouverture des rideaux par le duo suisse Broken Bridge. C’est vraisemblablement dans un monde entier que Greg Binns nous plongera dès les premiers instants du Blues Rules.