Mathieu Jaton, des coups de cœur plus que des découvertes

Mathieu Jaton présente le programme qui sera celui du Montreux Jazz, à son 52e été. © leMultimedia.info / Oreste Di Cristino

Ce sont sous les voix suaves de Tamino et Flèche Love, que l’assistance découvre les lines-up du 52e Montreux Jazz Festival. Destinés à un avenir prometteur, à l’instar des jeunes protégés du festival Rag’n’Bone Man ou encore Jamie Cullum – ces derniers programmés à l’Auditorium Stravinski les 1er et 13 juillet –, les artistes parfont leur relation avec le MJF. Et à ce titre, « plus que des découvertes, je préfère parler de coups de cœur », affirme le CEO Mathieu Jaton.

Comme chaque année, le Montreux Jazz Festival trouve sa voie entre une programmation éclectique et la recherche d’un mariage musical entre les artistes.

Par la densité de la programmation, il nous faut trouver cette cohérence, cette consistance de créer des plateaux qui racontent une histoire, qui poussent à l’audace dans certains cas, mais qui ne laissent jamais dans l’indifférence. Nous prenons parfois des risques mais l’on a envie de faire vivre une expérience pour tout le monde. Une expérience pour l’artiste, une expérience pour le public et une expérience pour les programmateurs. Nous aimons le faire.

Nous avons entendu Tamino et Flèche Love en ouverture de la conférence de presse de ce mardi matin. Sont-ils le témoignage de ce mariage entre artistes, à tout égard différents, mais qui se complètent dans leurs sonorités ?

C’est exactement ce que nous souhaitions. Ce sont deux artistes aux univers complètement différents mais qui se sont rencontrés, ont mangé ensemble hier soir et qui se retrouvent sur de nombreux détails de leur musique et de leur personnalité. Flèche Love est tenante d’une musique plus électro, plus rythmée avec des sonorités arabisantes. Et Tamino, bien que dans un style à la renverse de ce que propose Flèche Love, se retrouve également dans le touché musical oriental. Les deux – détails que l’on a découvert hier soir – ont des racines nord-africaines, elle algériennes et lui égyptiennes. Et on le ressent dans leurs musiques. C’est justement ce que nous essayons et essayerons de montrer encore cet été; même si l’on propose du rock, du jazz, de la pop, de l’électro, l’on finit toujours par trouver des liens entre chacun des artistes programmés. C’est la beauté de notre travail, aller gratter dans l’histoire de chacun – découvrir leurs collaborations, leurs origines.

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On se souvient, dans cette graine, d’Imelda Gabs qui a eu la chance de découvrir le Stravinski alors qu’elle avait, elle aussi, été présentée en conférence de presse. Il en est d’autres parmi les artistes que le festival découvre et accompagne dans leur progression, à l’image de Rag’n’Bone Man (1er juillet) et Jamie Cullum (13 juillet) qui découvriront eux aussi la scène cardinale du festival. C’est la belle marque du festival d’opérer dans la découverte ?

Pour Jamie Cullum, il y a un peu plus de temps qu’il avait été présenté en conférence de presse. Pas loin d’une dizaine d’années. Mais dans chaque cas, je préfère aller au-delà de la notion de découverte – c’est vrai que c’est un mot un peu à la mode aujourd’hui, tout le monde a l’impression d’être découvreur de talents –, et parler de coups de cœur. Flèche Love, c’est une artiste déjà un peu plus confirmée, donc elle était attendue. Quant à Tamino (21 ans), je souhaite qu’il devienne un grand artiste demain que l’on puisse l’exposer. Je ne sais pas s’il va l’être mais toujours est-il que, quand je le vois, il arrive à me raconter une histoire. Il y a une puissance dans sa voix. Hier soir, il me racontait comment il a écrit ses premières chansons – en parlant d’histoires d’amour et d’autres choses – mais, surtout, c’est complètement authentique. Et ça, ça me touche. Rag’n’Bone, c’était la même chose: il vit sa musique en profondeur et n’est pas là pour développer un quelconque concept marketing. C’est la force de nos coups de cœur et je pense, qu’aujourd’hui, beaucoup de gens ont été happés par la voix de Tamino. On sent qu’il est inspiré par Leonard Cohen, avec des petites touches à la Radiohead et du Jeff Buckley dans sa manière de jouer de la guitare. Ces influences se sentent et, en même temps, il dégage sa propre personnalité. Je saurais le reconnaître par sa voix et sa musique, tout comme Rag’n’Bone, Jamie Cullum ou Imelda Gabs. Quand un artiste a cette personnalité, on fait notre possible pour l’accompagner au faîte de sa carrière; nous sommes une plateforme qui permet d’ouvrir des portes et des réseaux. Tamino aura cette opportunité cet été, il rencontrera Quincy Jones et tous les amis de Montreux, en espérant pouvoir le réengager en headliner au Stravinski dans quelques années.

Il est une touche de raffinement que tous les programmateurs souhaitent apporter dans leurs choix. C’est une particularité qui est inhérente au Montreux Jazz ?

Le format favorise cette touche de raffinement. À la décharge des mes collègues d’autres festivals, lorsque l’on programme dans un open air, l’on est immanquablement dans une dynamique différente. L’on y retrouve davantage un côté entertaining, où l’on y crée un bunch de musiciens qui fait que le côté festif passe avant tout par des headliners et quelques découvertes au milieu. Chez nous, ce n’est pas la même logique, chaque soirée doit être sculptée. Nous en avons 48; trois salles pour 16 soirs. L’on ne peut pas simplement se permettre de remplir les vides; nous devons (et surtout, nous aimons) réfléchir sur l’identité de chaque soirée. Si l’on prend l’exemple de la soirée avec Nine Inch Nails et Gary Numan [ndlr, le lundi 9 juillet à l’Auditorium Stravinski], il y a une vraie curiosité à propos de l’histoire et des origines de chaque artiste. Nous avons opéré des recherches approfondies sur les racines de Nine Inch Nails pour définir quel artiste l’accompagnerait ce soir-ci et nous avons découvert le respect mutuel avec Gary Numan. Nous y voyons une différence de génération et d’approche de la musique mais les deux apparaissent complémentaires dans leur manière de travailler. Nous avons aussi saisi l’opportunité, du fait que Gary Numan n’avait pas de dates prévues à ce moment-ci et nous lui avons proposé donc de partager la soirée avec le groupe. Et ça a marché car l’artiste reconnaît rapidement la démarche opérée par les programmateurs et comprend pourquoi on l’a faite.

 

« Qui sait: peut-être que Billy Idol va sauter sur scène avec les Hollywood Vampires »

 

C’est comme Young Fathers et Massive Attack [ndlr, le lundi 2 juillet au Stravinski], c’est complètement logique qu’ils se retrouvent sur scène. Et dans cette logique, plus l’artiste va se sentir bien dans la complémentarité qu’on lui a créée et plus la magie va opérer. Qui sait: peut-être que Billy Idol va sauter sur scène avec les Hollywood Vampires, avec Alice Cooper, Joe Perry et Johnny Depp [ndlr, 5 juillet]. Quelque part, c’est aussi l’irrationalité montreusienne. L’on aurait pu parfaitement faire une soirée uniquement avec les Hollywood Vampires – avec un petit groupe d’ouverture – mais cela ne me suffisait pas. Je voulais que cette soirée ait un aspect de culte dans le rock. C’est de la folie mais on le fait, parce que c’est ce Montreux doit faire. Ce n’est pas toujours rationnel et pas toujours financièrement idéal mais à la fin, c’est tellement beau et l’on espère que le public reconnaîtra cette démarche.

Y a-t-il un air de démarcation entre le Paléo Festival, longuement ancré sur le hip-hop et peu sur le rock cette année, et le Montreux Jazz Festival qui prend la tournure inverse ?

Évidemment, nous sommes sujets aux plans de tournée. Pour nous, l’année passée, nous nous étions longuement tournés vers une musique très soul, noire américaine, alors que cette année, nous sommes davantage – justement – dans le rock. Le côté fataliste de la chose s’arrête dans les choix finaux que nous allons faire. Nous aurions, bien évidemment, pu nous arrêter à Queens of the Stone Age [ndlr, 8 juillet], Nine Inch Nails [9 juillet] ou Nick Cave [12 juilet], et éventuellement Jack White qu’on avait déjà confirmé [10 juillet]. Et puis, se présentent d’autres très grandes opportunités. Je me revois mon équipe qui m’alertait sur la possibilité que le festival puisse apparaître saturé sur le rock. Et puis, quoi… Tout est tellement cohérent, que je m’en fiche. C’est tellement juste de retrouver Iggy Pop [3 juillet], même s’il est arrivé en dernier dans la programmation. C’est tellement beau de retrouver Deep Purple, qui va peut-être donner son dernier concert à Montreux [4 juillet]. Le tout donne une teinte particulière que j’assume parfaitement. Quand nous construisons notre programme, nous ne le faisons pas avec la volonté ou l’arrière-pensée que cette année, ce sera l’année du rock. Parfois, nous le soulignons en conférence de presse, et cette fois je ne l’ai pas fait, car la teinte est très éloquente. J’en suis très heureux. Ce que j’aime, c’est que l’on se laisse porter par nos envies et nos ressentis. Cette année, sans l’avoir véritablement cherchée, nous avons une sorte d’histoire du rock qui part des Deep Purple jusqu’à Gojira [5 juillet au Montreux Jazz Lab] et Alice in Chains [7 juillet au Lab]. Nous aurions pu mettre le frein à main, mais nous avons préféré laisser la programmation se dessiner, sans contraintes.

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Il n’y a pas de formule magique, dans les faits. La chance de la Suisse romande est d’avoir deux grands festivals qui offrent une complémentarité dans leur programmation. Nous avons l’intelligence, avec le Paléo Festival, de ne pas se tirer dans les pattes et ne pas jouer sur les même plates-bandes. Chaque festival s’organise à sa manière, de concert aussi avec tous les autres qui l’entoure, comptant, entre autres, Festi’neuch, Rock Oz’Arènes ou encore Caribana. Il y a foison de festivals en Suisse romande et chacun travaille avec intelligence, heureusement.

La 52e édition comptera un nouvel écrin. La “House of Jazz”, située au Petit Palais – qui accueillera notamment le Montreux Jazz Club, les jam sessions et les workshops –, constituera le nouveau berceau du jazz tout au long du festival. Il y a une envie de renouvellement qui est constante en vous ?

À nouveau, ce n’est pas une finalité en soi de changer. Pour moi, le changement intervient lorsque je sens qu’intervient une métamorphose dans le music business. Et depuis deux ans, je la sens dans le jazz. Nous sentons une nouvelle génération de jazz qui vient, jeune, à l’instar des Trombone Shorty, Jon Batiste, Jamie Cullum. Des mecs qui ont commencé à casser les barrières du jazz traditionnel des grands jazzeux que l’on retrouvera encore cette année, comme les Stanley Clarke [ndlr, 1er juillet au Montreux Jazz Club] et les Chick Corea [13 juillet au Club]. Il y a aussi un besoin de décloisonner, de remettre le jazz au centre des préoccupations, aussi parce qu’il a inspiré tout le monde depuis ses racines noires américaines à aujourd’hui; la soul, le blues, le hip-hop sont enfants du jazz. L’on s’en rend d’autant plus compte lorsque des artistes comme Carl Craig demandent à être mentor de la Montreux Jazz Academy, pour expliquer comment les machines s’intègrent dans l’univers du jazz. Alors, cela peut paraître utopiste, mais l’objectif est d’affirmer à la fois – une nouvelle fois – que nous sommes un festival basé sur les racines du jazz mais aussi de pouvoir ouvrir et démocratiser la musique jazz à un public plus jeune, dans cette régénérescence, puisque les artistes en ont amorcé la tendance.