Fabe Gryphin, la “petite fleur” grandissante des Hivernales de Nyon

L'artiste Fabe Gryphin, à gauche et la réalisatrice Mei Fa Tan. Leur collaboration a fourni un résultat plus que probant. © leMultimedia.info / Oreste Di Cristino

“PTTFLR”, le titre de Fabe Gryphin primé à la cinquième édition du Music Video Contest en 2017, a une signification propre: petite fleur. Un mélange de R’n’B, hip-hop et de musique alternative que l’artiste présente sous une voilure toute nouvelle, son clip vidéo réalisé par Mei Fa Tan, créatrice du concours. Un clip épuré, dévoilé en avant-première le 24 février aux Hivernales à Nyon et officiellement sorti ce mercredi 28 février.

Un couloir déployé, fin, étroit et muselé par une acoustique retombante. L’on parcourt le plus pur de l’underground anglophone dans un lieu typiquement (in)exploré par les plus curieux. Un hub musical à la créativité enivrante; une porte vers un célèbre trop-plein londonien à Leake Street, près de la station de Waterloo, où – véritablement – les graffitis minorés laissent place à l’histoire d’une culture musicale évoluée. Un vieux poster dédicacé du duo Aliose (de 2010) est un peint attractif et témoin d’une longévité artistique certaine présente dans le souterrain. Aux Hivernales de Nyon, l’on n’est pas si loin du Graffiti Tunnel, quand bien même la créativité y bat son bon plein. Le lieu est La Parenthèse et sa salle emmurée est à quelques égards le symbole d’une mine musicale destinée à éclore au grand jour. C’est là où, bonnet noir et sous une simplicité caractérisée, Fabe Gryphin fait son apparition dans un début de soirée (peu) commun, un samedi. Fabe, c’est le vainqueur de la cinquième édition du “Music Video Contest” et s’affiche depuis quelques années sous le style d’une pure musique urbaine, ressentie et communicative à souhait. Une sorte de R’n’B où l’alternative (hip-)pop en est pleinement caractérisée, tout autant qu’une pluralité d’univers partant du jazz jusqu’à la plus singulière des identités musicales. Fabe est hors-catégorie; le plus vrai est qu’il flow de manière sentie, et en anglais. Le reste, c’est l’opinion qui en donnera la cadence. N’en retiens pas loin pourtant sa proximité – dans le style et l’esprit – avec Soprano, lui traduisant son univers sous une pure plume british, mais aussi au travers d’influences outre-Atlantiques entre les productions de Kendrick Lamar et la folk électronique de Bon Iver. Et dans la veine, le premier morceau qui introduit à l’artiste est bien celui qui se cache sous l’acronyme “PTTFLR”. La voyelle disparue, le premier titre de son nouvel EP rappelle une dimension moins crue qu’un pur rap. Une “petite fleur” dans l’univers de l’effrénée cadence des paroles. Dans le répertoire de Fabe, “PTTFLR” est la musique d’accroche au potentiel fédérateur. Il offre une belle entrée dans un microcosme musical propre. « Dans le nouvel EP [ndlr, “PAIN”, qui sera verni le 5 avril 2018 aux Docks à Lausanne et dont la sortie est prévue au 6 avril], c’est le seul morceau dans lequel je rappe tout le long, les autres sont en majeure partie chantés. Le premier disque a par ailleurs beaucoup été catégorisé hip-hop jazzy alors qu’il recueille plusieurs ballades plus pop et piano-voix. Un quelque chose dans la communication qui n’est pas facile. Nous avons choisi volontairement de mettre “PTTFLR” en premier dans le single; il est plus hip-hop alors que le reste l’est moins. Une volonté de surprendre ou de marquer deux temps dans le disque », explique Fabe Gryphin.

« L’histoire du morceau est visuellement parlante, c’est pourquoi il a été présenté au concours »

Fabe Gryphin

“PTTFLR” est justement le titre qui a eu les faveur du jury au Music Video Contest. « L’histoire du morceau est visuellement parlante, c’est pourquoi il a été présenté au concours. Je savais qu’il avait un potentiel certain. » Il est à la fois la composition d’une nouvelle maturité, autant que jalonneur certain dans l’évolution artistique de Fabe Gryphin. Car, avant le concours, l’artiste avait déjà un EP en solo auto-produit de cinq titres, datant de 2012, avant de monter par la suite un projet en groupe (l’actuel, entouré de quatre musiciens) en 2015 avec un premier album collectif Street & Flower : Summer X TIME délivré en mars 2016. Le phénomène n’est pas nouveau, mais il tourne aujourd’hui avec une notoriété qui se veut nouvelle, sous les projections d’une nouvelle presse et d’une attraction nouvelle. Celui-ci, de par sa relative stabilité, a particulièrement plu au jury du Music Video Contest. « Nous regardons, pour notre choix, où en est l’artiste dans sa carrière, pour que le projet gagnant soit cohérent – nous explique Mei Fa Tan, créatrice du concours et réalisatrice du nouveau clip de Fabe – Il faut que nous puissions nous projeter dans la carrière future des participants, quand bien même nous n’avons aucune garantie pour aucun des projets qui nous sont proposés. Pour Fabe, néanmoins, il se produit musicalement depuis plusieurs années, il est porteur d’une certaine stabilité qui fait partie intégrante de nos critères. Il a témoigné une grande envie d’évoluer dans la musique; il ne fait pas le concours uniquement pour s’amuser ou se découvrir. Nous cherchons des artistes qui ont une très grande envie de promouvoir leur musique. » Et puis, le courant passe naturellement bien entre les deux: « J’ai beaucoup suivi les projets de Mei Fa – lâche Fabe avant de poursuivre – Nous étions en contact depuis un moment avec la volonté de travailler un jour ensemble. J’ai toujours beaucoup aimé l’œil qu’elle avait et le professionnalisme qu’elle mettait à profit dans chacun de ses projets. Elle a dès le début mis des objectifs très hauts pour ses clips et sait toujours s’entourer des bonnes personnes. J’ai apprécié de travailler avec elle sur ce projet. Elle a de très belles idées. » Le résultat en est d’autant plus flagrant, le clip “PTTFLR” traduit la réussite commune des deux parties.

Derrière le clip, un message intergénérationnel

Le cadre du clip vidéo est à l’image de l’underground, l’urbain que Fabe Gryphin traduit dans ses compositions. Le tout est teint d’une douceur dans la photographie, dans les paroles, dans le message porté à l’auditeur, tout en arborisant virtuellement dans le métallique. L’idée originelle mélange le paroxysme et l’oxymore; la vie dans le confinement, l’énergie dans la léthargie, l’innocuité dans l’invivable piège écologique qui est celui de notre monde. La gestuelle d’une petite fille, confrontée à un grand-père, le sien, est l’œuvre d’un scénario particulièrement pensé par l’artiste et la réalisatrice, de concert avec la chorégraphe: « Il y a eu un gros travail avec la chorégraphe Pauline Raineri. C’est elle qui a créé toute la gestuelle, en base à quelques unes de mes volontés. Tout est très subjectif néanmoins; le spectateur du clip n’y verra pas forcément la même chose que son voisin. L’émotion générale est comprise mais les subtilités sont assez évasées », lâche Mei Fa Tan avant de continuer: « Nous avons décidé de retranscrire un message particulier de manière différente, au travers de la danse contemporaine, brouillant les repères chronologiques du temps et de l’espace. » Encore une fois, le tout préfigure l’intelligence de la réalisation, la manière dans la transmission très significative présente dans les projets de Mei Fa Tan déjà aperçue dans un précédent clip vidéo réalisé pour le compte de l’artiste Mourah.

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Le clip est capté dans un monde fermé, au contraire d’un univers infini. Le cadre est aussi celui qui permet la transmission éhontée du monde actuel qu’un parent fait à sa descendance. C’est le théâtre de l’héritage maussade qu’un vieux monsieur laisse à sa petite-fille. Fabe Gryphin l’a pensé ainsi; la figure du tout et son contraire. Les émotions quasi inexistantes d’un grand-père qui entravent la vitalité grandissante d’une petite jeunesse. Ici, la figure du grand-père sert pourtant de prétexte à un dialogue, de manière à relativiser une certaine solitude chez une petite fille livrée à sa propre condition. La gestuelle dansée par la jeune protagoniste n’est pas tout-à-fait un monologue en ce qu’elle s’adresse à une âme qu’elle chérit tout autant qu’elle n’envie pas. « Le vieux monsieur est physiquement inapte mais garde quelques facultés mentales. Il joue un personnage en fin de vie. La protagoniste du film reste la petite fille mais le rôle joué par le grand-père n’est pas inexistant pour autant », livre Mei Fa Tan. Le tout réside pourtant dans l’enfermement de la fillette dans un cadre métallique, froid, brumeux et coupé du monde extérieur. Elle cherche là en vain à se sortir d’un écosystème qui ne lui correspond pas. Elle cherche en vain à contreminer les vestiges du monde qui lui est laissé, sous sa plus crue décrépitude. « Voilà montré tout ce que la petite fille n’a jamais connu. Nous avons créé un lieu où la vie est en état de mort imminente. La volonté de la jeune fille de grandir et de sortir de son quotidien est présent mais barré par le monde limité que les grands lui ont construit. » Le clip vidéo traduit alors un rapport purement écologique à la question, tout autant qu’une impuissance qui est celle d’une gamine sans défense: « Je ne sais pas quand la fin du monde arrivera [rires]. Néanmoins, dans le clip, c’est plutôt un discours que je tiens à la génération future, au travers du grand-père. “Petite Fleur” garde l’image d’une petite fille qui vit dans un monde pollué et méconnaissable pour les anciennes générations. Le rapport à la nature est assez fort. C’est comme si j’écrivais une lettre à cette petite fille tout en tenant compte de la situation actuelle, en m’excusant de ce que nous avons pu faire de ce monde », explique alors Fabe Gryphin. « Ce morceau est une projection du monde dans un avenir plus ou moins proche, où plusieurs générations se meurent dans un environnement plus adapté à l’humain », complète Mei Fa Tan.

« Ce n’est pas un clip joyeux; il tourne plutôt dans une mélancolie ressentie »

Mei Fa Tan, réalisatrice

Les émotions transmises par la vidéo sont pourtant brouillées, entre une certaine tristesse et une colère à moitié affichée. « Ce n’est pas un clip joyeux; il tourne plutôt dans une mélancolie ressentie », confie alors Mei Fa Tan. « Le but n’était pas de développer un jugement sur ce qu’il se passe. Je ne voulais pas faire de critique morale. C’est plus un ressenti profond. J’utilise la musique pour exprimer ce que je ressens, sans me poser de questions. C’est plus l’expression d’une peur qui peut être partagée. Nous vivons dans une société incertaine, qui ne peut visiblement pas résister au rythme actuel des choses. Je prononce une inquiétude particulière même si c’est une cause qui ne m’obsède pas non plus. Le but n’était pas de donner de leçons, mais plus de libérer la conscience qui est la mienne », confie à son tour l’artiste. Ce mélange de ressentis n’est pas en reste non plus dans les divers états d’âme que traverse la petite fille tout au long du clip. Entre sa démonstration énergétique du début et son désespoir névrosé à la fin, sied tout une diversité de sentiments, ceux qui caractérisent parfaitement, de fait, les enfants. « Je voulais voir dans ce clip une gamine qui passe à travers plusieurs états émotionnels, dans une sorte de bipolarité. Tant par l’ennui, le rire ou encore la colère. Je voulais traiter la sensibilité des enfants qui est très volatile; parfois ils rient et deux minutes plus tard, ils se mettent à pleurer sans vraiment savoir pourquoi », explique la réalisatrice. Mais quoi qu’il en reste, le clip n’est pas une ode sombre, ni même un constat de désespoir. Là n’était pas le dessein de Fabe: « Je veux faire passer une émotion, quoi que le gens en fassent ensuite. Ici, il y a une frustration plus qu’un acharnement. Je ne veux pas faire du sombre avec cela. »


 

“The Music Video Contest”, une création qui fait (long) feu

La réussite de cette nouvelle production est aussi pleinement à imputer à la bonne dynamique du Music Video Contest, dont la progression tient un bon cours. « Je reste positive. D’année en année, le budget augmente. Le regard que les institutions publiques [ndlr, à l’exemple de la ville de Nyon ou du canton de Vaud] ont sur le projet est de plus en plus sérieux. Les inscriptions augmentent, ce qui traduit un intérêt certain des participants. Je peux ainsi me permettre de travailler avec de plus en plus de collaborateurs, ce qui joue aussi sur la qualité du rendu final », lâche la créatrice Mei Fa Tan. À son sixième printemps en 2018, le concours n’est pourtant pas encore au faîte de ses possibilités. « Le chemin qui reste à parcourir est néanmoins long, l’on arrive jamais à se satisfaire pleinement de ce que l’on a. L’on veut toujours que ce soit mieux », confie encore Mei Fa, en grande perfectionniste. « À chaque projet, je suis contente deux semaines, puis je trouve toujours à en redire avec le recul. J’en deviens très critique. » À son actif, néanmoins, la collaboration avec des noms de la scène musicale romande, comme le Biennois Mourah ou encore les Nyonnais Alice Roosevelt, les deux derniers primés du Music Video Contest. « Je donne une grande impulsion – je donne de mon mieux – pour que le projet et l’artiste soient les plus visibles possible. Mais je ne fais que les aider, je ne suis pas leur manager non plus. » Une aide pourtant fort précieuse pour Alice Roosevelt, acculés dans la popularité que le groupe espérait. « À leur exemple, ils se sont très bien servis du projet qui a été le nôtre il y a deux ans. Ils ont été programmés au Paléo et à Montreux Jazz. Mon travail a servi à quelque chose et j’en suis très fière. C’est une envie de créer quelque chose pour des artistes qui manquent souvent de budget, je peux me permettre de les aider en ce sens », conclut Mei Fa Tan, qui prépare très sérieusement la sixième édition de son concours, en partenariat avec le festival des Hivernales de Nyon, dont la neuvième volée a eu lieu du 22 au 25 février derniers.

Fabe Gryphin, d’une carrière solo à l’expérience en groupe

L’artiste a commencé seul, à la composition d’un premier disque qui a finalement servi de prélude à une expérience plus sentie, entouré de musiciens – quatre – qui le concertent et le confortent dans un univers hybride. Pourtant issu de la scène hip-hop, Fabe collabore avec des musiciens (Francis Stoessel, remplacé récemment par Noé Benita à la batterie, Adriano Koch au clavier, Erwan Valazza à la guitare et William Jacquemet au trombone) plus issus de la scène jazz. « J’aime l’idée de collaborer et de pouvoir m’imprégner de l’univers de mes musiciens, qu’ils puissent teindre de leur univers le projet qui est le nôtre. Nous avons pris ensemble une direction musicale que je n’aurais pas forcément prise si j’étais tout seul. Le partage est très important. » Une empreinte jazz donc insufflée très secrètement dans les productions du groupe: « On retrouve le jazz dans leur façon d’arranger les morceaux, dans leur volonté de ne jamais tendre vers le facile. Ensemble, nous devons aussi faire des concessions pour trouver un juste milieu entre nos différents univers. Même s’ils viennent tous d’un background jazz, ils écoutent toutefois des musiques différentes. Chacun a une personnalité qui empreint notre musique commune », soutient donc Fabe Gryphin.