En un mot, “No Billag” n’est pas une initiative qui nourrit les intérêts de la Suisse, ni même de sa démocratie participative. Le texte soumis au peuple le 4 mars 2018 souhaite l’abolition de la redevance, actuellement perçue par l’entreprise Billag, ce qui causerait la mort du service public en Suisse. Plus grand groupe public, la SSR – par son président Jean-Michel Cina – redoute des effets néfastes pour la liberté d’expression et le respect de la diversité des opinions dans l’audiovisuel national. Interview à un peu plus d’un mois du scrutin.
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En un mois, les sondages ont livré l’évolution surprenante des tendances de vote sur l’objet « No Billag ». Depuis la nouvelle année, la tendance du rejet est passée de 43% à 59%, soit une majorité encourageante pour la SSR. Le début de la campagne qui a été lancée ce mois de janvier a permis de faire – pour l’instant – la différence ?
Les discussion autour de cette initiative ont commencé très tôt. Il faut dire qu’au début, la population n’était pas encore très bien informée. Lors des dernières semaines, la virée d’une information plus ciblée, assurée par des comités de campagne intéressés par l’objet de votation, a permis un certain revirement et un net éclaircissement sur les enjeux. Nous avons su, par la présence dans les médias, contribuer à porter une bonne information sur l’initiative.
On a beaucoup reproché aux défenseurs du “non” à « No Billag » de dévoiler une trop grande émotivité, voire une trop grande agressivité sur le sujet. C’était notamment le cas du président du PS Christian Levrat et du PDC Gerhard Pfister…
Nous pouvons comprendre qu’il y ait une certaine émotion autour de cette question car il s’agit tout de même d’une institution importante pour le fonctionnement de la démocratie directe en Suisse. Les enjeux sont importants pour les collaborateurs et collaboratrices de la SSR. En un certain sens, l’on doit comprendre qu’il y ait eu, au début, une certaine imprégnation de cet investissement sur l’émotivité des principaux intéressés. Mais cette discussion est devenue plus objective par la suite et l’information a pris une plus grande importance dans le débat.
L’on insiste aussi sur le caractère irréversible de cette initiative. Vous le confirmez ?
Cette initiative a la spécificité d’être très précise, c’est-à-dire qu’elle s’attaque à un principe parfaitement défini: pas de redevance, pas de subventionnement public donc la volonté de ne voir des médias financés uniquement par le privé. Il faut dire que le marché en Suisse, subdivisé en quatre (entre les différentes régions linguistiques), n’a pas la masse critique pour n’être financée que par des abonnements ou la publicité. Tout cela n’est pas réaliste. La seule solution qui restera, le cas échéant, sera de réduire de manière drastique les prestations, voire liquider totalement l’entreprise car amputée de ses trois-quarts du budget après moins d’une année.
L’initiative est très claire mais elle a tout de l’ovni politique; un texte aussi radical peut-il réellement trouver bonne réception dans le paysage politique suisse, bercé par le consensus et l’incrémentalisme ?
D’une manière générale, l’initiative va à l’encontre des valeurs de la Suisse. Elle va au-delà de la simple analyse politologique. C’est un ensemble de principes, bien connu des Suisses, qui est directement menacé par « No Billag », à l’image du financement solidaire qui veut, à titre d’exemple, que des germanophones contribuent via la redevance à soutenir des programmes de qualité égale aussi dans les autres régions linguistiques. C’est aussi le fait d’avoir un média indépendant qui ne soit pas soumis à une pression économique ou politique aucune: un média incorruptible, que l’on ne peut soudoyer d’aucune façon.
Certains réseaux sociaux, à l’exemple de Facebook, ont déjà annoncé vouloir réduire la voilure de l’information sur leur plateforme. Avec l’acceptation de « No Billag » et l’instauration de programmes à la carte – une sorte de Pay TV – c’est toujours plus le droit à l’information que l’on menace en substance ?
C’est purement l’abandon d’une approche solidaire. Cela se résume par la simple mentalité de vouloir payer que ce que l’on consomme. C’est une logique qui n’est envisageable pour aucune autre politique, sociale ou autre. Depuis toujours, de nombreuses personnes, par leurs impôts, contribuent au bien social sans qu’elles ne soient certaines d’en profiter un jour. Tout cela n’est pas suisse, cela ne fait pas partie de notre Histoire. La Suisse est née par la capacité de sa population à se mettre au diapason malgré les barrières culturelles et linguistiques. L’élaboration de programmes culturels et produits dans les quatre langues nationales ne se financera jamais sur un modèle de pay-per-view, cela est tout bonnement impossible.
Plusieurs points critiques sont relevés dans l’architecture de l’initiative, à commencer par le risque d’un transfert de capital publicitaire vers de grands groupes médiatiques étrangers.
Aujourd’hui déjà, une grande partie des moyens publicitaires migrent auprès de télévisions qui nous viennent de France, d’Italie ou d’Allemagne. La télévision publique en suisse ne compose qu’un tiers de la part du marché de la publicité, ce qui veut dire que les deux-tiers ne nous profitent pas à ce jour. Ainsi, concrètement, avoir une télévision suisse faite par des Suisses et qui mette en avant une certaine forme de Swissness dans ses productions culturelles, musicales ou encore cinématographiques [ndlr, lire notre article sur la production du film “Frontaliers Disaster”], est un capital inconsidérable. Nous ne pouvons nous contenter que d’une télévision commerciale qui ne ferait qu’appauvrir l’offre médiatique et audiovisuelle à la population. Cela ne peut pas être dans l’intérêt de la Suisse et des Suisses.
L’ancien conseiller national Jacques Neirynck rappelait que la SSR – et accessoirement la RTS de par ses divers programmes (“Temps Présent”, “À Bon Entendeur”), financés à hauteur de 100’000 francs par numéro – représentait financièrement la plus grande voix dans le pays en faveur des consommateurs, plus que tout autre syndicat ou organisation. C’est la preuve que le service public préserve et garantit une liberté d’expression, digne d’un « 4e pouvoir » ?
C’est tout-à-fait cela, c’est là notre plus grande force. Cette indépendance qui nous protège; nous ne sommes pas (et ne voulons pas) être rachetés par un mécène ou une grande entreprise étrangère qui imposerait son point de vue sur toute chose. Nous maintenons le respect d’une liberté rédactionnelle qui est véritablement décisive. Seul le service public, tel qu’il est, peut mettre en avant tous les dysfonctionnements politiques, économiques ou autres relatifs à l’État ou au bien des citoyens et des consommateurs.
Cela n’empêche qu’au Tessin, ou encore aux Grisons, il y ait une montée certaine du scepticisme au service public, perçu toujours plus comme un mammouth qui engloutit tout sur son passage. Vous cassez parfaitement cette image, n’est-ce pas ?
Bien entendu, c’est pour cela que je rappelle constamment mon engagement envers le service public, que je considère important pour le bon fonctionnement de la démocratie directe et la cohésion nationale en Suisse. Aussi, cette défense n’est pas seulement orientée en faveur du refus de l’initiative « No Billag », mais nous admettons tout-à-fait que cette institution mérite d’être réformée. Premièrement, nous devons reconnaître que la manière par laquelle l’on consomme les médias de nos jours a changé; les jeunes ont une approche totalement différente envers les médias, notamment par la mue vers l’univers digital auprès duquel nous devons évoluer tous ensemble. Puis, nous devrons de toute évidence, dès 2019 [ndlr, avec la baisse programmée de la redevance annuelle de 451 à 365 francs, prélevée par Serafe AG], faire une économie entre 50 et 100 millions, par le fait aussi que le Conseil fédéral a plafonné le financement de la redevance à 1,2 milliard, ce qui est bien au-dessous de ce que nous recevons aujourd’hui.
L’initiative souhaite abolir la redevance mais elle n’omet pas de laisser inchangée la compétence sur la législation de l’audiovisuel et des télécommunications publiques à la Confédération. Cela vous paraît contradictoire dans le fond ?
C’est indéniablement quelque chose qui n’est pas logique dans l’approche voulue par les initiants. Mais cela peut trouver une explication claire; les soutiens de l’initiative souhaitent certainement, par là, éviter toute autre forme de subventionnement public (par exemple par les cantons). Cela n’est pourtant pas un point qui est dénué d’ambigüités car certains soutiens à « No Billag » n’ont pas clairement omis la possibilité d’un cofinancement par les entités cantonales, ce qui est profondément contradictoire avec la réforme constitutionnelle. Les plan B proposés à ce jour forment un imbroglio accablant, en plus d’être irréalistes. Toujours est-il que les cantons ont leurs propres problèmes de finance publique et ne se verront pas dans l’obligation de contribuer à un quelconque média public.
Autre grand changement, l’alinéa 2 de l’article 93 de la Constitution se verrait tout bonnement biffé, retirant aux radios et télévisions le devoir de « [contribuer] à la formation et au développement culturel, à la libre formation de l’opinion et au divertissement » tout autant que le respect de la diversité des opinions. C’est là le plus grand danger ?
Il y a en tous cas un élément très grave, c’est l’obligation enlevée des médias de présenter la diversité des points de vue. Aujourd’hui, dans la Constitution, nous avons ces dispositions qui chargent les entreprises de service public de mettre en avant toutes les opinions afin de créer les bases pour que le citoyen suisse puisse se forger sa propre opinion, de manière libre. Nous souhaitons absolument éviter la situation qui est celle des États-Unis, où l’offre médiatique n’est divisée qu’entre les journaux de droite et de gauche, sans objectivité assurée par un organisme public. Le citoyen suisse, dans ce genre de situations, ne s’y retrouverait plus et n’aurait plus tous les moyens à sa disposition pour se construire une propre opinion d’un sujet politique et en comprendre tous les enjeux. Il en ressortirait une arène médiatique ou plusieurs médias se combattent un point de vue sur la place publique, ce qui serait complètement nuisible pour la démocratie directe.
L’initiative prévoit, dans les faits, une mise en œuvre du texte voté dès le 1er janvier 2019. À moins de gouverner par ordonnances, est-il véritablement possible de mettre la disposition en application aussi vite ?
En réalité, tout peut aller encore plus vite. Nous craignons, en cas d’acceptation de l’initiative, que des effets immédiats soient directement constatables. Est-ce que l’argent qui nous serait encore dû courant 2018 nous parviendrait toujours si la SSR est destinée à disparaître au premier jour de la nouvelle année ? est-ce que les entreprises qui nous livrent des biens matériels ou techniques seraient amenées à nous imposer un pré-financement sur la marchandise ? Si tel était le cas, c’est un vaste plan social qui serait mis à jour dès les premières heures suivant l’acceptation de l’initiative et nombre de collaborateurs et collaboratrices pourraient être inquiets de quitter l’entreprise. Nous devrions mettre tout en place pour que la structure entière ne tombe pas en faillite dès le 4 mars. Cela engendrerait une situation chaotique pour la place médiatique car au-delà de la SSR, c’est la survie de 34 radios et télévisions locales qui se joue en une votation. Ce texte est indéniablement radical et d’une rigidité qu’il est, dans les faits, anti-suisse.