Le jardin du Château de Crissier sera “The Hut” deux soirs durant. Il s’imprègnera de l’esprit sacré du Juke Joint familial des Kimbrough (Junior, Robert et Cameron) à Senatobia (Mississippi). C’est un véritable voyage dans les entrailles d’une légendaire étoile du blues que le Blues Rules Crissier Festival propose pour sa huitième édition les 19 et 20 mai 2017. À quelque deux semaines du début du festival, l’on en discute avec Vincent Delsupexhe, cofondateur du rendez-vous bleu et Robert Kimbrough (fils de Junior), lui-même présent sur scène le samedi soir avec son neveu Cameron. Le récit de l’édition 2017.
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Comme à son habitude, depuis 2010, le Blues Rules Crissier Festival investit dans l’inédit, le surprenant, la découverte. Avec la venue de nouveaux grands talents du blues américain, Vincent Delsupexhe et Thomas Lécuyer, les deux programmateurs du charmant rendez-vous de la détente par l’émotion et la tradition profonde du Mississippi ont investi leurs efforts pour donner à leur huitième édition du festival une portée magique avec la venue en famille des héritiers directs de la musique légendaire de Junior Kimbrough, décédé le 17 janvier 1998 à Holly Springs (Mississippi). Et ils sont nombreux, au Blues Rules, à avoir perpétré sur scène l’âme poétique et ressentie de leurs ancêtres. L’on se souvient notamment de Mud Morganfield (fils de Muddy Waters, père du Chicago Blues) en 2015 ou encore Cédric Burnside (petit-fils de Robert Lee Burnside et fils de Calvin Jackson) en 2016 entre nombreux autres. Autant de “fils de” aussi talentueux qu’innovateurs, autant porteurs de tradition que compositeurs modernes qui portent continuellement la lignée familiale du blues à son faîte. « C’est vrai que particulièrement dans les collines du nord du Mississippi, il y a une vraie tradition, et surtout un véritable effort pour la garder vivante avec les Picnics (celui d’Otha Turner entre autres) – explique Vincent Delsupexhe, cofondateur du festival avant de poursuivre – Il faut comprendre que ce secteur fut un des premiers où les noirs purent s’établir de manière indépendante, et durent se serrer les coudes. Alors la famille y est particulièrement sacrée, comme le savoir-faire ou la coutume familiale. Cameron Kimbrough, Cedric Burnside, Shardé Thomas, Trenton Ayers et bien d’autres ont grandi entourés de ces fêtes, de cette musique, des générations passées et ont été éduqués par cette musique. » Les inviter, c’est aussi perpétrer l’histoire du genre, louer ceux qui contemplent avec bonté les sueurs du passé, sans fi d’un honneur légendé par leurs ancêtres. Le Blues Rules, comme le veut la propre tradition du festival, contribue à la pruderie d’un style qui transmet des émotions, une histoire, des valeurs, des origines par la simple musique de légendaires noms comme Junior Kimbrough, mis à l’honneur les 19 et 20 mai 2017 aux abords du Château de Crissier.
Les découvertes du North Mississippi
Le souhait du festival n’a pas changé depuis 2010; la rencontre entre deux cultures, deux zones territoriales historiquement différentes reste la base du rendez-vous bleu, ouvrant avec une curiosité bien animée le cycle des festivals estivaux en Suisse Romande. Mais le Blues Rules est avant tout un témoignage, le partage de plusieurs récits de vie, des folklores traditionnels d’une profonde Amérique, de la musique ressentie entendue dans les petits barrelhouses mississipiens, comme l’illustre le Juke Joint tenu à Senatobia par les héritiers de la lignée Kimbrough, Robert et Cameron, tous deux invités au Blues Rules cette année. En cette huitième édition, c’est alors un vrai transfert musical, un déménagement virtuel d’une simplicité à une autre, d’un raffiné à un autre, d’un authentique à un autre, de Senatobia à Crissier où le samedi soir, les festivaliers entreront spirituellement dans l’univers solennel des Kimbrough. « J’ai eu le plaisir, en 2010, après deux jours au North Mississippi Hill Country Picnic [ndlr, festival créé par Kenny Brown au Nord de l’État du Mississippi], puis une journée au Foxfire Ranch avec Mark Massey (et Garry Burnside) de passer la soirée (nuit ?) à “The Hut”, le Juke Joint de Robert Kimbrough. Et là, j’ai compris que c’est l’histoire que le Blues Rules doit raconter en Europe : Le Blues, le « vrai » Blues, celui qui est un moment de communion, d’oubli de problèmes, de moqueries de la vie, de partage, de joie dans la peine… de plaisir », lâche Vincent. C’est bien ce qui différencie le Blues Rules des autres grands raouts romands comme le Montreux Jazz et le Paléo Festival: « Le Blues Rules c’est aussi une façon de faire découvrir aux festivaliers des groupes qu’ils ne connaissent pas, qui sortent de la radio, des gros festivals », continue le même coorganisateur du rendez-vous. Un principe largement apprécié par le nombre croissant des festivaliers qui habitent le jardin du Château de Crissier pendant deux soirs durant: « Souvent je me fais huer quand j’annonce à un artiste sur scène que c’est sa dernière chanson. C’est bien la preuve que bien que méconnus, les chanteurs que l’on invite sont talentueux ! Avec Thomas [Lécuyer], on se balade dans le public où l’on reçoit beaucoup de remerciements de la part des festivaliers. »
“All Night Long” par Robert Kimbrough Sr
Il apparaît nu et en petit sur les affiches – un simple “(Let’s Boogie) All Night Long” – accompagné du nom de son légendaire parolier Junior Kimbrough. Mais à vrai dire “All Night Long” se veut être bien plus qu’un simple motto de publicité festivalière; le titre de l’une des plus connues des chansons du répertoire du père Kimbrough est chargée d’histoire, de style, l’empreinte sacrée d’une vie de blues chantée avec rythme et envoûtement. Une incantation à la danse et à la fête qui traduit bien la nature même du blues, entre un jazz animé et un rock parfois endiablé. “All Night Long” s’avère justement être la porte d’entrée à la riche scène du “North Mississippi Hill Country”. « Cette musique a toujours été celle que le public de mon père demandait toujours à écouter quand ils franchissaient le seuil de notre club à Senatobia. Elle transcende et amène le public au pas de danse. C’est une très belle musique qui est à l’affiche cette année du festival ! », nous écrit Robert Kimbrough dans une interview par correspondance depuis les États-Unis. Nul doute que le titre ne constituera un incontournable de cette huitième édition du Blues Rules Crissier Festival, à l’heure où il incombera à Robert Sr d’investir la scène de son indéniable sens patriarcal (samedi 20 mai à 20h30). « Je la jouerai dans le style que privilégiait mon père même si je ne saurai la rejouer avec la même et exacte signature musicale. Mais je fais partie du même bercail musical, le “Cotton Patch Blues” », continue-t-il.
« Être soi-même et faire en sorte que ça en ressorte bien »,
Robert Kimbrough Senior
La réalité – et le charme de l’héritage culturel de Robert Kimbrough – est bien dans l’adaptation personnelle qu’apporte le fils aux créations du père. Il compose ses émotions, les traduit dans des notes qu’il embrasse par son talent unique, il y entache ses propres émotions et transmet avec gaieté ses propres messages, tout en connaissant et rendant hommage à la terre qui l’a vu naître et la nature du blues qui y tenait ses racines – le “Cotton Patch Blues”, soit le blues des champs de coton. C’est alors sous certains que Robert laisse émerger sa propre personnalité, et c’est dans l’éclectisme, presque expérimental – de son répertoire qu’il touche à la modernité de son ère. Il y transpose son âme de rocker mais pas seulement, ses tendances plus contemporaines d’un blues revisité sous les sceaux du R’n’B et Hip-Hop, glanés par de longs riffs qui actualisent la tradition sous le signe d’une belle innovation. « C’est tout moi ! – débute Robert Kimbrough avant de poursuivre – C’est tout ce que je ressens dans la musique que je produis. Mes chansons ont un peu de tout, aussi pour aller plus loin que la production faite par mon père. Mais l’esprit est resté le même: j’adore le blues. » Ceci dit, la manœuvre n’est pas commerciale – il n’en va jamais de ce marketing fumeux dans les contrées du Mississippi – mais témoigne véritablement d’une personnalité revivifiée au travers de la production musicale: « Je ressens la nécessité de non seulement remoderniser le blues, mais de réellement raconter l’histoire qui court en moi. C’est une chose que mon père m’a toujours dite concernant la musique; être soi-même et faire en sorte que cela en ressorte bien. Il faut essayer de présenter sa musique au public et les laisser découvrir tes origines, d’où tu viens. C’est le plus important. Alors j’écoute mon esprit qui me pousse à mettre un peu de tout dans ma musique. C’est une jolie mixture au final. »
« Mon instrument préféré reste la basse »,
Robert Kimbrough Sr
Robert Kimbrough atterrira le 18 mai en Suisse avec son neveu Cameron – pour sa première tournée européenne –, quelques jours après s’être produit au “Red’s Lounge” de Clarksdale au Mississippi le 15 mai, où il y présentera son nouvel album “What I’m Gon’ Do ? Where I’m Gon’ Go From Here ?” (2017). Une forme d’exclusivité que l’artiste réservera sans doute également au public de Crissier. Un album de nouveautés, d’inédit et toujours plus inspiré d’une histoire personnelle omniprésente. Quelques mois – presque une année depuis octobre 2016 – après la sortie de son premier disque “Willey Woot” entièrement dédié à son père et dont le nom est tiré du surnom que Junior donnait à Senior, Robert Kimbrough se laisse à nouveau aller à la composition : « J’ai voulu assembler toutes mes idées originelles avant de retourner en studio pour y constituer un album complet. Je suis toujours en train d’écrire et de créer de nouvelles choses. Et je suis heureux de pouvoir peut-être présenter quelques unes de mes nouvelles chansons en Suisse. Je verrai à mon arrivée sur place », se confie-t-il. Aussi, Robert est un musicien hors-pair, technicien complet habitué à tous les types de musique. Par ailleurs, c’est par sa grande expérience que le talent s’exprime, alors qu’il a connu plusieurs périodes dans sa carrière: il s’est d’abord adonné à la batterie, il est ensuite passé à la basse à l’heure où il prenait véritablement le lead de sa propre carrière avant de prendre à nouveau un virage inattendu, celui de la guitare dans le courant des années 2000. Une polyvalence par laquelle il aime se présenter lorsqu’il rencontre de nouvelles personnes dans sa Senatobia natale: « Je souhaitais me perfectionner pour ces trois instruments de manière à pouvoir (quand j’en ai envie) me libérer d’un premier instrument pour me consacrer à un second. Je dois pouvoir me sentir libre de changer d’instrument à tout moment. Si un touriste venait à notre rencontre en ville et a besoin d’un batteur, d’un bassiste ou d’un guitariste, il pourra toujours compter sur moi – lâche-t-il avant de confier – Mais mon préféré reste la basse. » Peut-être qu’il fera montre de tous ses talents sur la scène du Blues Rules Crissier Festival…
Un voyage en famille, comme toujours au Blues Rules
Attention, le Blues Rules ne se limite pas aux “fils de…”, bien au contraire. « La vraie volonté serait de faire venir les « pères de », mais la plupart ne sont plus parmi nous (ou sont devenus excessivement chers), mais on a déjà réussi avec Robert Belfour, John Wilkins, Leo Bud Welch, Little Joe Ayers », confirme Vincent Delsupexhe. Oui, à Crissier, tout est question aussi de famille. Tellement proches, les artistes s’y produisent en toute quiétude, comme « à la maison ». Dans son cas, Robert Kimbrough Sr passera son premier voyage outre-Atlantique en compagnie de son neveu Cameron (qui se produira également samedi 20 mai à 1h00). « It’s Gonna Be a Blast ! », nous écrit-il en interview. Une manière de consacrer au public de Crissier l’ambiance de son Juke Joint de Senatobia, où il se produisait régulièrement… en famille: « Ce sera comme rentrer à la maison où je jouais avec les garçons; moi à la basse, Kinney à la batterie et David (Junior) [ndlr, fils de (David) Junior Kimbrough] qui menait le groupe à la guitare. Nous étions appelés les “Kimbrough Brothers”. » Un revival au Blues Rules… ou plutôt un souvenir d’une ère qui compose avec la tradition pour mener vers l’innovation (familiale). « C’est comme mettre tout dans un pot, le secouer et laisser s’échapper la cuisine… » C’est comme cela que l’on vit chez les Kimbrough et dans le Mississippi des traditionnels.