Feras Fayyad fait partie de ces cinématographes qui ont risqué leur vie au premier front d’une guerre interminable entre des hommes et des bombardiers. De 2013 à 2015, le réalisateur a suivi la mission des Casques Blancs partout ils étaient amenés à creuser pour sauver miraculeusement des vies. Ce sont tous ces moments d’une très grande tristesse que “Last Men in Aleppo” nous repropose dans le plus vif et le plus réaliste du quotidien de millions de Syriens. Un documentaire qui, malgré lui, replace au centre de nos préoccupations occidentales, toute notre impuissance. Le film de clôture au 15e Festival du Film et Forum international sur les droits humains.
Ce film-documentaire – plus documentaire que création purement artistique – est définitivement un hors-compétition. Un cadrage réalisé par Feras Fayyad qui n’a pour narrateur que la force des choses, la vie elle-même, la fatalité, ou Dieu. Aussi, le scénario est le destin d’Alep; il n’est pas écrit mais il se vit tous les jours en Syrie. Et pourtant, il y a bien des héros – au sens cinématographique tout autant que dans la triste réalité qu’ils endurent depuis six ans, depuis le début de la révolution – mais au-delà de cela, il n’y a rien de plus. « Ce n’est pas un film, nous ne sommes pas en train de jouer, c’est bien notre vie que vous voyez là. Nous ne sommes pas acteurs, nous faisons tous face à cette même terreur », exprime Raed al-Saleh, chef des Casques Blancs, ces valeureux secouristes qui sauvent et honorent les vies touchées par les bombardements en Syrie. Le visage fermé, comme endolori, aucune de ses paroles prononcées au Théâtre du Grütli ne laissaient filtrer le moindre sourire. L’heure n’était de loin pas au rire. Loin de là ! Ce sont 104 minutes d’angoisse, de peur, de terreur et de désolation que “Last Men in Aleppo” nous plonge en quelques fractions de seconde. Dans cette prison instable, cet “aquarium” incertain, les civils vivent dans ce qu’il ne connaissent pas, une inconnue dans leur propre foyer familial, une guerre qui n’a pas lieu d’être, tout simplement. Ils subissent chaque jour un peu plus l’apoplexie de leur pays, de leur ville ravagée sous les bombardements russes, alliés de Bachar al-Assad. Cette Syrie-ci est devenue alors en quelques années, le symbole effarant de l’impuissance occidentale et mondiale face à l’horreur des théâtres sanglants qui se produisent en Syrie. Et là, sied le pire: le bocal à poissons rouges se referme toujours sur lui-même, comme coupé du confort occidental à mille lieues des missiles et des roquettes. Notre impuissance vaut décidément cher. Allez dire à trois poissons dans leur bocal que leur eau est polluée, dangereuse, porteuse de mort et d’indignité. Oh, à part survivre, que peuvent-ils faire de plus ? Sauter du bocal ? chercher la vie ailleurs ? Cela relève de l’impensable, sinon de l’impossible. Et pourquoi ne pas se battre pour trouver la sérénité dans sa propre ville ? C’est ce à quoi s’adonne chaque minute de leur vie chacun des Casques Blancs que met en lumière le documentaire, poignant film de clôture de la 15e édition du Festival du Film et Forum international sur les droits humains (FIFDH).
Les Syriens sont combattifs et tenaces
“Last Men in Aleppo” a été Grand Prix du jury au Festival du film de Sundance en 2017 en Utah (États-Unis) et a été présenté pour sa première suisse au Théâtre du Grütli à Genève ce samedi 18 mars dans le cadre du FIFDH. Un documentaire viscéral qui nous plonge au centre d’un vide intersidéral, où tout est décombres et destruction. À Alep, on nage sur les pierres, sur une esthétique de guerre devenue si futile. Créés et lancés sur le terrain en 2013, les Casques Blancs combattent à perte de souffle contre une réalité qui paraît plus qu’immuable. Chacun avait un job ordinaire avant la révolution et voilà qu’ils sont devenus les héros salvateurs de leur ville. Héros salvateurs contraints pourtant de défier, depuis 2015, le redoublement des attaques aériennes de l’armée russe, alliés du régime. Mais rien n’y fait; ils se dominent à sauver les vies dans les décombres ou, plus triste encore, à tirer la mort de l’ensevelissement des pierres, des corps calcinés, des restes humains méconnaissables. Même en caméra portée, nous ne pouvons comprendre leur désarroi, leur vie dans l’insuffisance des conditions minimales de sécurité, le manque de médicaments et de nourriture. Le bilan vital et tragique. Pourtant sur place, on n’abandonnera jamais: « Si je laisse Alep, ce sera uniquement pour le cimetière », entend-t-on dans le film. On y remarque également le regard inquiet d’un jeune garçon à la vue d’un hélicoptère dans le ciel, ces hélices qui troublent l’expression de ce bleu pourtant si limpide. Le destin est tragique, mais pas une fois l’on envisage de quitter le terroir natal. On prie et on « remercie » Dieu. Le courage et la vaillance, c’est ce qu’il faut pour survivre à Alep, pour devenir un homme, toujours si Dieu le veut ! L’intolérable n’a plus aucune signification à Alep, les bombardements se poursuivant de jour comme de nuit. « Il y a toujours un espoir mais c’est bien celle-ci, la réalité qui est en train de construire la Syrie, au milieu des lourdes bombes qui nous entourent », lance Feras Fayyad, le réalisateur du film-documentaire au Grütli. Pourtant à l’image, de décombres en décombres, c’est le désespoir qui gagne du chemin. La liberté est, quant à elle, très loin… « Qu’est-ce qui a amené Assad à tuer tous ces gens ? Nous avons essayé de le comprendre. » Pour Fayyad, la capture de ces images tient aussi d’une perspective compréhensive. Nous parlons bien d’une destruction massive incompréhensible qui tient les « acteurs » du long-métrage à rude épreuve. Une voiture frappée par un missile, une cible isolée mais si vulnérable comme tous. Le tout dirigé par la dramaturgie d’un tragique film d’action. Et pourtant tout est réel; « Nous travaillons avec la mort ». Effroyables destinées ponctuées par des cessez-le-feu fragiles, voire inexistants. Mais à quoi servent-ils au juste ?
« Le peuple syrien a la force d’arrêter ce massacre »,
Raed al-Saleh, chef des Casques Blancs
Aussi, au milieu de ce perpétuel carnage, la vie ne s’arrête pas pour autant, du moins pas toujours. L’on a bien perçu un mariage au centre des débris qui ornent la cérémonie. On reconstruit des murs, des façades, on replante des arbustes. L’on peut toujours espérer cueillir des rêves évanouis, là où l’amusement est si bref, les bombardements ne cessant jamais d’effrayer. « La Syrie est l’endroit le plus dangereux sur Terre. Et au-delà de cela, nous ne pouvons jamais être heureux de notre travail. Nous voudrions tout simplement que tout s’arrête. Nous devrions unir tout le monde; les personnes arabes entre elles et avec elles, également les non-arabes », exprime Raed al-Saleh avant de poursuivre : « Nous croyons en le peuple syrien, capable d’arrêter ce massacre. » Malheureusement, cette foi indestructible n’est pas toujours récompensée; Khalid Omar Harrah, vaillant Casque Blanc, héros tout au long du documentaire, a été tué le 11 août 2016 par les continuels assauts aériens. On assiste par ailleurs à ses obsèques en fin de film. Un funeste moment qui accentue encore plus le dépit au regard d’images insoutenables. « Khalid était père de deux enfants – débute Raed al-Saleh avant de continuer – Il a passé ses dernières heures à sauver des enfants [ndlr, il était surnommé “the Child Rescuer”]. Malheureusement, il y a beaucoup de pertes au sein de nos volontaires et derrière chacun, il y a toute une famille. L’assistance humanitaire est trop pauvre en regard aux attaques que nous vivons dans notre quotidien. » Un quotidien d’impuissance, décidément.