Anohni, ex Antony and the Johnson, a ouvert le bal à l’Auditorium Stravinski en ce vendredi premier juillet. Un concert émouvant et empreint de sens. En compagnie de nombreuses figures à l’instar de Naomi Campbell, Shirin Neshat, Vanessa Aspillaga ou encore Nola Ngalangka Taylor – qui a conclu le set sur un monologue bouleversant – l’artiste transgenre a été fidèle à lui-même cassant les codes et détruisant les barrières du politiquement admis. Notre découverte de la 50e édition du Montreux Jazz Festival.
Autant ne pas se voiler la face – et puis finalement pourquoi pas – la réalité est celle qu’elle est ; impétueuse, triste, capricieuse, égoïste et sans pitié. Hopelessness. S’il est un sentiment qu’Anohni n’a pas dissimulé sur scène, il s’agit bien de son sentiment d’incomplétude à l’égard de l’environnement, de ce monde perdu dans les méandres de son destin, de l’évanouissement de la nature des choses et des choses de la nature ; bref, n’est-il que perte d’espoir. À l’auditorium Stravinski, c’est bel et bien sous une parure à la fois mystérieuse qu’éloquente qu’Antony (sans ses Johnson) a ouvert le bal du 50e Montreux Jazz Festival. Son seul en scène a offert émotion mais aussi révolution. Car c’est bien l’identité d’Antony Hegarty que de casser les codes du scénique pour sensibiliser son assistance et son public proche sur la décrépitude qui gagne toujours plus la planète Terre. Une réelle découverte qu’a rendue possible le festival pour cette année de jubilé ; une nouvelle identité pour de nouvelles causes, à mille lieues de son univers autrefois perçu. Loin des orchestres symphoniques avec lesquels, Anohni avait l’habitude de travailler, c’est avec deux acolytes que l’artiste s’est présenté au Stravinski en ce premier juillet : Ross Brichard et Daniel Lopatin (aka Oneohtrik Point Never) aux claviers. Dans son électro dance revisité, la star transgenre a exposé, avec art et talent, toutes les particularités de sa nouvelle cause : la défense de l’environnement et d’un monde pacifique. Avec la présentation de ce nouvel album poignant, Hopelessness, Anohni a exprimé toute sa solidarité envers l’attendue COP 21 tenue à Paris en décembre 2015. Une prestation d’une heure et demie qui n’a laissé personne indifférent ; de ses paroles ressenties à la mise en scène de son concert-événement. On en retiendra sa souffrance, son combat, sa détermination et sa ferveur artistique. Le tout dans ce magma magnétique et électrifiant.
« We’re cannibalizing our home »
Les paroles sont puissantes, fortes de signification. Autant le « chez-nous » ne se prête qu’à très peu d’interprétation, autant le terme de cannibalisme réprouve totalement l’action de l’homme sur la nature ; écologiquement, énergétiquement, socialement, violemment. Et pourtant, nous apprenions encore il y a si peu de temps de se maintenir dans l’émerveillement car les choses vont bon train – nous disent-ils. Et puis, émerveillement y a eu… pour autant qu’on en conclue qu’elle était à la base de tout. Car les sentiments d’Anohni témoignent de toute la puissance dépensée à l’égard de ce combat. Car c’est bien empli d’énergie que l’artiste a foulé les planches de l’auditorium Stravinski ce vendredi soir, émerveillée – dirons-nous – tout autant qu’énervée. Et c’est dans ce sentiment d’indignation qu’est alors refoulée la renaissance du personnage car, sans aucun doute, Antony Hegarty débute un nouveau chapitre de sa carrière ; il ose désormais exprimer son énervement. Une autodéfinition qui le rend plus émotif, plus touchant et – avuons-le – plus percutant. Sous les effets de son show, c’est bien toutes les larmes qui ont été versées qui rendent particulière – et remarquée – sa venue à Montreux. Un plateau frugal pour une prestation raffinée, Anohni est à l’image du festival : à la fois excentrique et simple en même temps. C’était d’ailleurs bien lui qui animait les conférences de presse du festival aux quatres coins de l’Europe en compagnie de l’équipe dirigeante, comme nous l’affirmait Mathieu Jaton, CEO du Montreux Jazz Festival. Voilà donc qu’au Stravinski, nous avons retrouvé l’âme de la manifestation en la personne d’Antony. S’il n’était pas permis d’abuser, il ne serait même pas osé d’affirmer qu’Anohni apparaisse en cette année de commémoration tel la Janis Joplin de nos temps ; un artiste qui extériorise ses émotion et surtout, les inocule à l’assistance, tantôt figée, curieuse, transcendée, haletée tantôt charmée par la profondeur des titres et du spectacle. Un concert unique qui inscrit également le Montreux Jazz Festival dans une dimension engagée et solidaire avec la nature des choses. En témoignent les nombreuses figures apparues en fond de scène révélant les vrais visages des victimes de cette société inertielle.

« Feminine way of dealing with rage and disempowerment »
Vingt minutes de mystère, de vacarme sourd, de discours sans paroles, d’attention aveugle mais souveraine, unanime, silencieuse à contempler les mouvements gracieux mais expressifs de Naomi Campbell. Figure de proue de l’entier album d’Anohni, la chanteuse londonienne a prêté son visage au titre explicite « Drone Bomb Me » luttant contre le changement climatique et les bombardements à répétition engagés par Barack Obama et les États-Unis. Une réalité perdue pour le corps occidental, martyrisant et répandant l’épouvante sur le civil afghan. Un cauchemar mis en scène par Antony Hegarty répliquant avec égard et courage à la matérialité du désespoir et à la tangibilité de l’infortune de nombreux humain. Le Caravage avait la sensibilité folle de retranscrire une réalité brutale, parfois choc ; un talent retrouvé par l’hyperesthésie du personnage Anohni et de la personne qu’est Antony Hegarty. Car, bien au-delà de « Drone Bomb Me », c’est tout un répertoire engagé qu’a présenté l’artiste ce vendredi soir à Montreux. À commencer par son premier single « 4 Degrees », lançant impétueusement la soirée sous ce ton rauque et percutant. La méthode est la même, la cause est particulière ; lutter en faveur de l’épanouissement artistique des femmes, interdites de chant au public selon des lois Chiites. C’est ainsi qu’en arrière-fond, l’on reconnaît Shirin Neshat, régisseuse et photographe iranienne vivant à New-York. Poursuivant son chemin de dénonciation avec « Watch Me », « Execution » et « Paradise », arborant par ailleurs la figure de l’actrice floridienne Vanessa Aspillaga, c’est avec un désarroi supérieur qu’Anohni active les sirènes aigues de son propre branle-bas avec « Why Did You Separate Me From The Earth ». Un répertoire dramatique, réaliste mais tragique qui sera ponctué par l’apparition de Nola Ngalangka Taylor, artiste de la région Pilbara en Australie-occidentale – Is it going to get better or getting worse ? Everybody is wondering, young and old. Un discours conclusif rendant compte de la perte de sens de l’humanité au regard du monde et de son environnement. Voilà comment Anohni a construit son spectacle, avec lucidité et amour. Une manière personnelle et féminine – comme l’artiste l’affirmait lui-même – de négocier avec la rage et le désarmement moral et culturel. Le tout en préservant – ce qu’Anohni a de plus cher – le mystère de sa sommité.