Thomas Wiesel : « Les humoristes forment une espèce de contre-pouvoir »

© Oreste Di Cristino

Présent à Montreux où il tourne des vidéos des coulisses du festival avec le Carac Attack, Thomas Wiesel joue ce soir à l’Auditorium Stravinski avec son camarade Alexandre Kominek. L’occasion pour leMultimedia.info de discuter en profondeur avec l’humoriste lausannois du rôle de l’humour noir et de ses ambitions sur scène et en radio, à Paris comme en Suisse. Rencontre et échanges de qualité.

Un des teasers du Carac Attack au MCF est sorti aujourd’hui et fait allusion à des répétitions d’Alexandre Kominek peu nécessaires pour le gala Suisse, que personne ne regarderait ! Comment ça c’est passé jeudi soir ?

Je ne l’ai pas vu, en fait j’avais un spectacle à Genève. Ils étaient, avec Yoann Provenzano, très contents. J’ai eu des bons échos, et il est quand même assez regardé à la RTS ce gars là (ndlr, il joue dans la websérie « Bipèdes » et participe l’émission « Namasté » le lundi à 7h55 sur Couleur 3), mais concernant le teaser c’est un peu notre thématique avec le Carac Attack à Montreux… On veut aller à Paris, donc la Suisse on s’en fout ! Ce n’est évidemment pas vrai dans nos carrières respectives, mais on surjoue et Alexandre Kominek qui fait le gala Suisse on « s’en fout » parce que ce n’est pas un évènement qui aura des répercussions à Paris.

Le Carac Attack avec lequel tu collabores n’est présent que sur le web. Y a-t-il un projet de diffusion télévisée sur la RTS, votre producteur, ou d’un spectacle permanent ?

Je crois qu’il y a des projets pour les deux, mais ce n’est pas à moi qu’il faut demander où ça en est. Pour l’instant, la RTS hésite à nous diffuser sur leurs ondes. Niveau spectacle, les quatre autres du Carac Attack sauf moi sont ce dimanche sur scène à la Grenette de Vevey pendant que j’ai un autre spectacle. Oui, c’est aussi prévu de jouer ensemble sur scène. On le fait souvent à trois ou quatre mais c’est vrai que c’est un projet né sur le web mais avec des gens qui ont des carrières autour et nos carrières ne s’arrêtent pas et on est tous présent sur les différents spectacles du festival et c’est vraiment cool. Blaise [Bersinger] qui fait de l’impro, Charles [Nouveau], Alex [Kominek] et Marina [Rollman] qui jouent au moins cinq ou six fois sur le festival et moi qui joue un gala. C’est aussi super qu’on prenne du temps pour faire des vidéos sur les coulisses du festival.

© Oreste Di Cristino

Certains humoristes gagnent bien leur vie grâce à leurs vidéos déposées sur la plateforme YouTube. C’est aussi ce qui vous séduit ?

Non, pas du tout ! L’humour du web, c’est comme le sport d’élite, où les cinq meilleurs gagnent leur vie. Moi, c’est la scène et la radio qui me font gagner ma vie, le web c’est pour se faire connaître et se faire plaisir et pas du tout pour gagner de l’argent. Même la RTS et Montreux Comedy Festival perdent de l’argent sur nous, donc on les remercie de nous soutenir. Il n’y a pas de réflexion financière derrière, et je pense que le marché Suisse est un poil trop petit avec deux millions de francophones. Ce sont des fractions de centimes par millier de vues, donc c’est insuffisant pour gagner sa vie.

Tu as immédiatement fait de l’humour noir après les attentats du 13 novembre à Paris, Ankara et Beyrouth. Ne fallait-il pas censurer temporairement le sujet, au risque d’effrayer les personnes encore sous le choc ?

Je pense que les personnes sous le choc ne devraient pas regarder des chroniques d’humoristes à ce moment là. Il y avait suffisamment de choses à la télévision qui étaient lourdes, graves, émotionnelles qui leur seraient convenus. Mon job, c’est de faire rire et parfois c’est facile mais là c’était très compliqué. J’avais besoin de le faire pour moi, pour les gens qui avaient besoin de rire et pour plusieurs personnes qui m’ont envoyé des messages en me disant; “Qu’est-ce que tu vas dire ?”. J’ai une chronique d’actualité et ça me paraissait assez hypocrite de la faire sur d’autres choses que cela pendant la semaine suivant les drames parce que le monde occidental s’était arrêté de tourner.

C’est aussi ce qu’on peut parfois reprocher aux humoristes, c’est que finalement le monde s’arrête de tourner et que même à la radio on ne fait qu’en parler.

Je ne crois pas que ce sont les humoristes qui en font trop. Justement, notre rôle est de trouver un autre angle, de voir ce qui peut donner espoir par rapport à la tragédie et j’ai justement choisi de parler de ce qui me donnait espoir. Je pense que les humoristes forment une espèce de contre-pouvoir: on a pas la déontologie des journalistes, on est pas obligé de se tenir aux faits, de ne pas donner d’avis, mais on peut être démagogique, de mauvaise foi et on a ce pouvoir de contre-balancer les médias sérieux et c’est ce qu’ont fait beaucoup de collègues français avec brio. Faire rire les gens avec des tragédies, c’est mon crédo, c’est vrai. Ricky Gervais disait d’ailleurs au sujet des gens choqués: “Ce n’est pas parce que vous êtes choqués que vous avez raison”, donc les gens choqués ont le droit d’être choqués mais pas d’empêcher ceux qui ont besoin d’en rire et ce que j’ai vu sur scène c’est qu’il y avait beaucoup de qui gens avaient besoin d’en rire. C’est délicat de prêter des pensées aux victimes mais, d’après ce que j’ai lu des réactions de leurs proches sur internet et dans la presse, c’était une belle façon de les honorer puisque ceux qui sont morts n’étaient pas des gens versés dans le pathos mais étaient plus des gens qui aimaient rire et s’amuser.

Plus largement, préfères-tu rebondir sur l’actualité que de créer des personnages ?

Je ne suis pas capable de jouer des personnages, je ne suis pas comédien. C’est au-dessus de mon seuil d’incompétence comme le disent les managers. J’ai beaucoup commencé par m’inspirer de l’actualité, car j’avais 22 ans quand j’ai commencé l’humour et je n’avais pas de bagage légitime auprès du public suisse, plutôt quadra- ou quinquagénaire. Alors, j’ai commencé par l’actualité mais maintenant que je commence à avoir plus de recul sur ce que j’ai vécu, je remarque que j’aime parler aussi de moi et les deux m’intéressent. Mon idéal, c’est de parler d’actualité à la télé ou à la radio et de parler de choses plus atemporelles et personnelles sur scène. Et si j’arrive à faire cette séparation comme c’est le cas chez les humoristes anglo-saxons, ce sera un succès. Pour l’instant, j’en suis encore loin.

Penses-tu que le public francophone, et notamment français, peut tomber sous le charme des humoristes suisses encore peu connus ? Le seul humoriste suisse qui a percé en France, c’est Gaspard Proust; or personne ne sait qu’il est suisse car il est plutôt habitué à rebondir sur la vie politique française.

Je ne pense pas qu’il y a d’autres frontières que celles que l’on se met nous-mêmes. Les Belges réussissent bien en France, et il n’y a pas de raison qu’il n’y ait pas de Suisses. Tu as cité Gaspard Proust, c’est vrai que c’est le plus présent dans les médias, mais il y a aussi Charlotte Gabris qui fait une belle carrière à Paris, Frédéric Recrosio qui était dans une émission de radio là-bas, Marie-Thérèse Porchet qui a quand même joué plusieurs fois à l’Olympia et Cuche et Barbezat qui ont joué à Paris. Pas mal d’humoristes y sont allés, mais ils reviennent souvent parce que les conditions de travail et de vie sont admirables en Suisse.

Et pourquoi les humoristes suisses ne sont pas présents dans les médias français et jouent sur leur identité suisse comme Marie-Thérèse Porchet ?

Chez les Belges, je n’ai pas l’impression qu’ils s’appuient sur le fait d’être Belges. En revanche, c’est les Suisses qui sont intéressés par le fait qu’on soit Suisses. Par contre, les humoristes de qualité, ça intéresse toujours les gens et à Paris c’est possible pour tout le monde. Avec le Carac Attack on essaye d’y aller le plus souvent et c’est difficile parce qu’il y a beaucoup de monde. Mais le fait d’être Suisse n’est pas handicapant. La seule contrainte, c’est qu’on ne partage pas toujours les mêmes références: par exemple, cela ne sert à rien de jouer Daniel Brélaz en France, donc on doit adapter nos blagues. On est quand même le petit frère. En Suisse, on a leurs références, mais l’inverse n’est pas vrai. À Bruxelles, les conditions économiques sont identiques à la France et il n’y a qu’une heure de TGV donc c’est plus facile d’y aller, et quand même, en Suisse on peut bien gagner notre vie une fois qu’on est reconnu.

Donc les Français ne s’intéressent pas aux Suisses quand ils viennent ici malgré la proximité culturelle ?

Non et ils ont raison ! La francophonie est à majorité composée de Français. Il y a une identité francophile au Canada parce qu’ils sont très minoritaires face aux anglophones. Les belges francophones sont bien plus nombreux que les romands. Nous, Suisses, on est très peu. Il faut quand même se rentre compte que les Français connaissent assez mal la Suisse. Les Français qui viennent pour les vacances ne sont pas là pour s’y intéresser. Les régions limitrophes connaissent un peu la Suisse, mais pas les Parisiens. D’expérience de scène, ils ne connaissaient pas la Suisse, sinon Roger Federer et les banques.

Espères-tu aller plus souvent à Paris ou rester ici pour l’instant et continuer à développer des émissions humoristiques sur la RTS et jouer pour le public suisse ? Il y a eu « On n’demande qu’à en rire » (ndlr, ancienne émission de rire de France 2) en France mais rien à ma connaissance en Suisse…

« On n’demande qu’à en rire » ne rapportait pas d’argent pour France 2 et les émissions de divertissement en Suisse sont très compliquées parce que notre audience est assez avancée en âge et le jeune public est plutôt devant la télé-réalité. Il y a déjà 26 minutes sur la RTS qui marche très fort et on en voudrait d’autres mais ce n’est pas nous qui prenons les décisions de lancer une émission. J’essaie d’être à Paris quand je peux; j’y ai joué au Jamel Comedy Club cette année et j’essaie de rencontrer des gens du métier et je lutte de front là-bas. On y loue un appartement avec des potes suisses, et on essaye de vivre dans le TGV. Quant à ma carrière en Suisse, elle démarre bien. Si ça ne marche pas à Paris, je serai très heureux en Suisse et si ça marche, je serai très heureux de faire les aller-retours. J’ai vraiment cet attachement à la Suisse parce que je suis Suisse, j’ai grandi ici et je suis amoureux de ma ville de Lausanne. Je pense que je ne partirai jamais totalement.