Grégoire Furrer: « Faire coexister les cultures diverses et ne pas créer de silos communautaires »

© Oreste Di Cristino

Lancement du 26e Montreux Comedy Festival avec folie et engouement. De nombreux artistes jeunes, expérimentés, internationaux et surtout drôles sont à l’affiche de cette nouvelle édition qui marque toujours plus son empreinte dans un univers multimédia. S’exportant sur le web depuis quelques années maintenant, cette 26e volée du Festival a, comme toujours, son lot de nouveautés et d’innovation. Entretien avec le président Grégoire Furrer à quelques heures du début des festivités.

Vous organisez la 26e édition du Montreux Comedy Festival; on sait qu’il n’est pas aisé de se renouveler à chaque fois… Comment y parvenez-vous de votre côté ?

Ce festival est justement ce qui m’a porté vers l’avant dans la vie de par cette nécessité de créer, inventer. C’est comme une deuxième nature chez moi; j’essaie toujours de faire différemment d’année en année, d’évoluer, d’amener de nouveaux concepts et surtout de ne jamais faire la même chose deux années de suite. Parfois c’est même fatigant ! Je me fatigue moi-même de faire la table rase de tout ce que l’on a fait et tout recommencer à chaque saison. Mais je pense que c’est primordial. Je suis de nature curieux donc j’aime bien aller voir ce qui se fait. Ça a commencé par aller à l’étranger (en France, au Québec, en Afrique francophone…) et de fil en aiguille – c’est ce que j’aime faire le plus au monde – on repousse toujours les limites: une fois qu’on a exploré toute la francophonie, on s’en va explorer les États-Unis, ensuite au Canada, l’Angleterre, la Russie et pourquoi pas en Asie ou encore l’Afrique anglophone. De partout, on rencontre des gens, on découvre de nouveaux horizons, de nouveaux concepts, de nouveaux artistes et j’ai envie de les ramener en Suisse pour les essayer à Montreux et en faire partager le public. C’est la même chose pour tout ce qui fait partie du monde du divertissement au sens large; l’arrivée du web est un terrain de jeu fantastique parce qu’après avoir fait le tour des salles et des télévisions, on se rend compte que le web représente un (nouveau) média incroyable dans lequel on découvre plein de nouvelles personnes, telles les youtubers. J’ai beaucoup de plaisir à les faire venir à Montreux et de sympathiser avec eux. C’est de l’innovation permanente au service du projet, de ma passion et surtout pour un public qui – même s’il aime bien redécouvrir ce qu’il connait déjà – a le plaisir de rencontrer de nouveaux visages. C’est vrai que j’ai parfois un petit temps d’avance sur les goûts et les préférences du public du Montreux Comedy Festival. L’exemple d’Éric-Antoine en est l’exemple parfait ! La première fois qu’il était venu à Montreux, il n’était pas du tout connu et aujourd’hui, c’est l’un des magiciens les plus demandés et les plus fédérateurs. En somme, c’est une espèce de jeu; être toujours un peu en avance sur son temps et essayer de prendre des risques.

Le Montreux Comedy Festival réserve une large place pour la jeunesse; le futur de l’humour doit être également représenté dans ces grands événements auquel fait partie votre festival…?

Sans la jeunesse, le monde est un peu triste. Il y a certes les anciens qui apportent l’expérience et c’est important ! Il faut de tout pour faire un monde. Mais de nos jours, se couper de cette nouvelle énergie est une véritable folie furieuse. À mon époque, l’humour était un art encore assez marginal. On ne rêvait pas forcément, à 20 ans, de faire une carrière d’humoriste. Aujourd’hui, en revanche, ça m’arrive d’aller faire des cours ou des talk-shows dans des écoles et je demande toujours quelle est la profession imaginée pour le futur des élèves. Et à chaque classe, je retrouve des mains qui se lèvent. L’humour est donc devenu un art mainstream. Il est sans doute en passe de remplacer la musique d’il y a 30 ou 40 ans dans les mentalités des jeunes et ce qui est intéressant est justement de découvrir la génération qui est née avec et dans l’humour. Ces jeunes ont une culture de l’humour que n’avaient pas forcément les anciens. Ils connaissent les développements du stand-up et ses pionniers ailleurs en Europe ou dans le monde, ce qui n’était absolument pas le cas il y a quelque 15 années. La nouvelle génération baigne vraiment dans un contexte humoristique; pour elle, c’est son quotidien. Et c’est génial parce que cela démontre que le monde change. Je suis très heureux d’être entouré de jeunes et je ne pourrais pas vivre autrement même s’ils nous obligent souvent à nous remettre en question.

© Oreste Di Cristino
© Oreste Di Cristino

De nouveaux concepts sont apparus lors de cette 26e édition tels le Jokenation (en anglais et en français). La dimension internationale que vous prônez pour votre Festival a-t-elle été rendue nécessaire de nos jours ?

J’ai personnellement toujours voulu créer un festival mondial. Le festival que j’ai créé il y a 25 ans était déjà international et l’international était dans ma tête. Mais la réalité témoigne d’une très large conception locale de l’humour. J’ai grandi dans un pays où il y a toujours eu un humour vaudois, un humour genevois, un valaisan, etc… Il y a une sorte de microcosme dans lequel on pourrait presque créer un festival par canton en Suisse. Et cette réalité est apparue dès que j’ai commencé à faire venir des humoristes français à Montreux; beaucoup se demandaient pourquoi je faisais venir autant de Français en Suisse. Pourtant, de mon côté, j’ai toujours essayé de trouver le dénominateur commun pour tout le monde; il y a toujours une similitude qui se retrouve dans chaque culture et c’est sur cette base que j’ai essayé de développer mon projet. Mon but est réellement de rassembler les gens dans un monde où la diversité est légion. J’ai donc débuté par sortir des sentiers battus en créant un festival francophone ou franco-suisse et de fil en aiguille je me suis rendu compte que les limites n’existaient pas dans un festival d’humour. Il y a désormais réellement les moyens d’innover et tenter la version mondiale du festival. Évidemment, la technologie nous permet d’aller beaucoup plus vite; tout le monde comprend l’anglais et est capable de rire avec un humour anglophone. On est dans une société de plus en plus culturelle et diversifiée. Et c’est le but de réunir toutes ces cultures autour d’une blague, d’un sketch ou d’un spectacle. Ainsi, du moment que l’on a ouvert les portes à l’anglais, on peut se lancer dans une dimension linguistique plurielle en promouvant l’italien, le russe ou encore l’indien. On a failli développer un spectacle, une soirée tout en indien cette saison; il y a une très grande communauté d’indiens en Suisse qui était prête à se mobiliser pour (re)découvrir leurs propres comiques. L’humour est ainsi illimité et tout est question d’état d’esprit. Il faut juste trouver le bon moyen pour faire coexister toutes ces cultures diverses et ne pas créer des silos au sein du Festival. Je veux trouver les dénominateurs communs; maintenant, c’est l’anglais, l’italien et le russe, bientôt ce sera peut-être le muet et le visuel avec un humour burlesque à la Mr. Bean qui constitue, à mon avis, une grande tendance qui sera très certainement remise au goût du jour. Toutes ces tendances sont cycliques et donc – telle le burlesque – reviennent à une période donnée. L’avenir se loge donc dans la coexistence de cette diversité.

Le web est également un très grand instrument pour l’internationalisation du festival mais ne risque-t-il pas de remplacer le théâtre et les spectacles sur planches ?

Je ne crois pas du tout. Au contraire, on a toujours cru qu’à l’apparition d’un nouveau média, celui-ci allait remplacer les anciens et l’histoire nous a prouvé que ce n’était pas le cas. La scène était le premier des mediums notamment avec les spectacles de Charlie Chaplin et pourtant la scène est encore plus vivante aujourd’hui qu’il y a 100 ans; c’est un euphémisme. Pendant très longtemps, il y a eu le cinéma muet qui s’est totalement fait ringardiser par la radio qui a créé ses humoristes de voix en Suisse et en France avec Fernand Raynaud ou encore Bourvil. Puis la télévision est arrivée et on a cru qu’elle allait tuer la radio avec les Inconnus, les Nuls et toute cette vague de comiques de télé. Or, ce n’était pas le cas. Et maintenant, il y a le web. On a cru qu’il allait remplacer la télé et pourtant le petit écran fonctionne encore mieux qu’avant. Évidemment, les habitudes se déplacent et on ne regarde plus la télévision comme on la regardait auparavant. Mais on voit que la superposition des médias n’est pas exclusive et chaque média attire un public – en fonction également de la génération. On aura toujours dans 10 ou 15 ans, des artistes qui viendront par la scène et qui utiliseront les moyens qui leur sont à disposition. Le web, dans ce cadre-ci, sera encore plus important. Si l’on prend l’exemple de Laurent Gerra, on se rend compte qu’il ne fait pas énormément de télévision, n’aime pas beaucoup se faire filmer mais chérit sa chronique à la radio. En revanche, un phénomène comme Cauet cartonne à la radio, sur internet mais aussi à la télévision; en somme, chaque créateur tirera profit du média qui le mettra le mieux en scène ou en évidence. Certains profitent également des courts formats qu’offrent Vine ou Snapchat. Le temps nous oblige désormais à être attentifs à ces nouveaux biais car les choses vont très vite aujourd’hui ; les anciens comiques de radio ont duré 50 ans mais les comiques qui se sont faits connaître de nos jour grâce à Facebook ne dureront peut-être que trois ans. C’est ce qui rend le phénomène complexe aujourd’hui : la vitesse à laquelle les choses vont. Donc tous ces nouveaux talents issus d’internet composent une fantastique preuve que l’on peut s’exprimer de manière diverse et variée de nos jours ; Norman en est l’illustration car il n’a jamais fait de télévision et depuis son premier passage au Montreux Comedy Festival, il parvient à remplir de grandes salles que les grands ténors de l’humour d’hier ne remplissent plus.

Vous êtes sans cesse à la recherche de nouveaux talents.. La quête du nouveau « Gad Elmaleh » vous motive réellement ?

J’aurais pu dire le nouveau « Jamel [Debbouze] », le nouveau « Éric Antoine »… Les icônes sont nombreuses. Mais, bien sûr, on a toujours envie de trouver la nouveauté. Ce côté m’amuse réellement car je suis quelqu’un qui me lasse facilement des vieilles choses. J’ai toujours besoin de renouveler et une nouveauté chasse l’autre. Toujours est-il que chaque artiste est unique et que le nouveau Gad Elmaleh n’existe pas. Kev’ Adams – à la limite – est le nouveau Gad mais il est surtout le premier Kev’. Les artistes sont uniques et c’est pour cela qu’ils durent et qu’on les aime. Ils ont de très fortes personnalités qui sont aptes à fédérer qu’on les aime ou qu’on ne les aime pas. Chaque talent, chaque charisme est important et en ce sens, rechercher la nouveauté permet de sans cesse avancer et de se remettre en question. Quand je finis un festival, c’est parfois tellement fatigant et dur de recommencer le même processus de préparation de la saison suivante que je pourrais tout simplement choisir la facilité et reprendre les mêmes artistes pour réorganiser l’édition de l’année suivante. Mais si je faisais cela, le festival n’évoluerait plus qu’en vase clos et ne se renouvellerait plus. Mais parfois le prix du renouvellement est aussi dur à assumer; il est frustrant d’annoncer à un artiste qu’il ne sera pas reprogrammé l’année suivante. J’ai des amis artistes qui l’ont un peu mal pris et qui sont un peu fâchés aujourd’hui. Mais ce changement est nécessaire; le public, paradoxalement, se rassure avec les personnes qu’il connaît mais adore découvrir de nouvelles têtes. De plus, l’humour est un domaine qui laisse beaucoup de place à la surprise et cette surprise est jouissive pour les spectateurs. Se laisser surprendre est un peu le cœur de notre métier malgré toutes les difficultés que le challenge du changement implique. Mais il est sûr que tant que j’aurai cette force d’esprit, je continuerai. Le jour où je ne serai plus prêt à faire 400 kilomètres pour aller découvrir un humoriste dans une petite salle, c’est que je serai arrivé au bout de mon aventure.

Je veux terminer avec une question sans doute un peu anecdotique… Votre arrivée dans l’émission « On n’demande qu’à en rire » sur le service public français soutenait justement cet état d’esprit: la découverte de nouveaux talents ?

Au départ, pas tout à fait. On me l’avait proposé en pensant que j’avais un avis tranché sur l’humour, ce qui n’était pas forcément le cas. Mais c’est vrai qu’à force de voir des spectacles et discuter avec des artistes, j’ai fait un petit bout de chemin dans l’émission. Et ce qui a été fantastique était justement d’être au contact de cette nouvelle génération et de les voir travailler. Cette émission avait cette caractéristique extraordinaire qu’elle obligeait une troupe d’artiste de réécrire un sketch chaque semaine et à le présenter derrière les caméras. C’est un exercice qui peut paraître simple mais c’est très compliqué et j’étais parfois sidéré par la qualité de certaines personnes capables de présenter des chef-d’œuvres à chaque émission. Et j’ai, en effet, rencontré des personnes sur France 2 qui seront invitées demain (ndlr, jeudi 3 décembre 2015 au Gala d’ouverture du festival) et joueront pour la première fois à Montreux. C’est le cas d’Arnaud Cosson ou encore de Céline Groussard. J’ai eu beaucoup de plaisir à observer leur travail, leur régularité et leur organisation et ça m’a fait beaucoup de bien de me rapprocher de ces jeunes et de passer du temps avec eux après chaque émission. J’ai d’ailleurs bien regretté que l’émission s’arrête car je pense qu’elle était nécessaire dans le PAF (ndlr, paysage audiovisuel français) et beaucoup de personnes la regrettent. Mais c’est comme ça.