Le Conseil National bascule à droite. Tel est le constat à chaud auquel se sont prêtés les médias traditionnels suisses suite aux législatives du 18 octobre 2015. La percée de l’UDC se confirme, vantant sa cinquième victoire de rang aux élections fédérales depuis 1999, le PLR progresse tandis que les socialistes perdent du terrain et que l’écologie s’effondre. Mais les enjeux maintenant sont tout autre. Au parlement, le jeu politique doit encore livrer ses secrets; alliances, influences et Conseil Fédéral sont à l’ordre du jour pour les nouveaux élus à Berne. Petit tour d’horizon.
En compagnie d’Ioannis Papadopoulos, politologue à l’Université de Lausanne et professeur de politique suisse et politiques publiques, le constat du progrès de la droite est plus nuancé qu’il n’y paraît. Si l’UDC a gagné 11 sièges, cela est loin d’être suffisant pour faire majorité dans les deux chambres du palais fédéral: « Il n’y a pas de rapport immédiat entre politics (la compétition politique) et les policies (les décisions politiques issues du processus de décision« . En d’autres termes, il n’y a pas de rapport étroitement lié entre le résultat des élections et les politiques publiques qui résulteront de la nouvelle législature. Il est donc difficile de se prêter à des prévisions au risque de se tromper. Mais ce constat est-il susceptible de remettre en question la victoire de l’UDC aux urnes ce dimanche ? Quel est le réel impact des législatives en Suisse ? Toutes ces questions renvoient à des réponses fort nuancées. Mais prenons les thèmes dans l’ordre; la question la plus disputée dimanche soir dans les travées de l’espace presse du palais fédéral concernait la légitimité de l’accession d’un second conseiller fédéral UDC au sein du gouvernement. Si la réponse de la (re)formation du Conseil Fédéral en Suisse ne sera connue qu’en décembre, la question fait déjà jaser les parlementaires fraîchement élus.
Evelyne Widmer-Schlumpf menacée ?
Le siège au Conseil Fédéral qui est menacé est bel et bien celui de la bourgeoise démocratique Eveline Widmer-Schlumpf (PBD). Son parti ayant été en net retrait lors des élections fédérales du 18 octobre – et la grande victoire du parti populiste UDC – remettent en doute la nécessité et la légitimité d’un siège PBD au sein du gouvernement. Selon le principe de la formule magique, qui veut promouvoir une juste diversité au sein du Conseil Fédéral en Suisse, le fauteuil devrait revenir à l’UDC. Comme le rappelle Oskar Freysinger à la RTS, « les trois plus grands partis […] reçoivent deux sièges, le quatrième un« . Il est certain que la formule magique ait connu une cassure depuis le départ d’Eveline Widmer-Schlumpf de l’UDC à la formation de son parti politique, le PBD. Ce transfert a dès lors fait apparaître le sentiment que certains sièges gouvernementaux étaient controversés. Mais le politologue Georg Lutz relativise très nettement cette vision: « S’il est nécessaire qu’il y ait une certaine concordance [au sein de l’exécutif], cette concordance ne doit pas forcément être arithmétique« . Autrement dit, le Conseil Fédéral ne peut théoriquement pas promettre une juste proportionnalité de ses sièges en fonction des formations politiques qui sont présentes au Parlement « [car] dans ce cas-ci, les deux sièges du PLR sont mathématiquement injustifiés » annonce Georg Lutz avant de poursuivre « qu’une concordance politique est une logique plus juste. Tous les partis qui veulent travailler ensemble doivent le faire de manière constructive« . Présenté comme tel, il semble difficile de parler de légitimité en faveur d’un second fauteuil de l’UDC au gouvernement, car une concordance entre le parti de Toni Brunner et ses concurrents est peu garantie.
Georg Lutz
Professeur associé ad personam à l’Université de Lausanne et chef d’unité de recherche pour la Fondation Suisse pour la recherche en science sociale
« Chaque siège sortant doit avoir une majorité »
Mais prenons la question avec un cadre plus large. Quel est le réel impact des législatives en Suisse ? Ioannis Papadopoulos nous livre une réponse fort intéressante: « L’impact est présent mais il est limité. En Suisse, [contrairement à d’autres pays d’Europe] il n’y a pas de lien direct entre la formation du gouvernement et celle du parlement » – commence-t-il avant de poursuivre sur ledit siège de la conseillère fédérale PBD – « il n’est pas certain qu’un UDC ait une ligne politique bien différente de Madame Widmer-Schlumpf« . De plus, est-ce qu’un changement de ministre en Suisse change radicalement les décisions politiques ? « Selon le ministre en place, cela peut avoir un effet. Un conseiller fédéral peut être un « policy entrepreneur« , mais il peut aussi ne pas l’être » nous informe le politologue de l’UNIL. Si l’on prend, en effet, l’actuel ministre UDC Ueli Maurer, il est notoire qu’il n’a pas un énorme impact dans le processus de décision en Suisse. Ainsi, un deuxième siège UDC au Conseil Fédéral n’est pas certain de produire une différence notoire.
Les enjeux du processus de décision et le glissement à droite
La question du siège ballant au sein du gouvernement suisse peut être poursuivie également ici. En effet, qu’un siège au sein de l’exécutif ait un grand impact ou non n’est pas le tout de la question du processus décisionnel en Suisse. Comme le rappelle M. Papadopoulos, « pour parvenir à des résultat, il faut trouver des alliés même au sein du Conseil Fédéral« . Christoph Blocher n’avait pas réussi à trouver des alliés ministériels, ce qui lui avait valu sa non-réélection en 2007 au sein de l’exécutif. Toutefois, le processus de décision en Suisse ne s’arrête – de loin – pas à la phase pré-parlementaire. Toutes les décisions politiques doivent encore passer par le Parlement avant de se voir (peut-être) entérinée en référendum. C’est ici, qu’il est intéressant d’analyser les rapports de pouvoir au sein du nouveau parlement voté ce 18 octobre. Qu’en est-il réellement du fameux « Rechtsrutsch », le glissement à droite ? Ioannis Papadopoulos nous rappelle qu’en Suisse, le législatif est doté d’un bicaméralisme parfait, ce qui signifie que le Conseil national a le même pouvoir de décision que le Conseil des États. Si un glissement à droite est observé au National (65 sièges UDC + 33 PLR), qu’en est-il réellement aux États ?
Ioannis Papadopoulos
Professeur ordinaire à l’Université de Lausanne, Institut d’études politiques, historiques et internationales
« L’influence politique n’est pas immédiate des gains électoraux«
L’avancée de l’UDC reste bien moindre dans la chambre des cantons (où le parti reste encore bien sous-représenté); « le scrutin majoritaire favorise nettement plus les partis de centre que les extrêmes » rappelle le professeur Papadopoulos. Ainsi, avec une présence plus marquée du centre-droit au CE, le bicaméralisme en Suisse a donc un « effet tampon » – comme l’évoque le professeur de l’UNIL. C’est pourquoi, pour gagner au Parlement, il est nécessaire de faire des consensus et de faire des coalitions intelligentes. Le seul problème pour l’UDC, depuis sa fulgurante ascension sous la houle de Blocher et son tournant europhobe, réside dans une difficulté de plus en plus grande à trouver des alliés dans les chambres parlementaires. Prenons l’exemple des bilatérales; seul l’UDC prône une suppression des accords avec l’Union Européenne, ce qui rend la formation d’extrême droite fort isolée face au PLR, PDC et les formations de gauche. Ainsi, comme le note Ioannis Papadopoulos, « jamais l’UDC n’a été aussi peu influente que depuis qu’elle a gagné des voix [au National], car elle perd des alliés très importants« . À l’inverse, toujours selon Papadopoulos, « la gauche n’a jamais été aussi puissante depuis que l’UDC a gagné les élections« . C’est pourquoi, il est appelé à faire une distinction entre force électorale et capacité d’influence. Tout dépend tout de même du domaine dans lequel la réforme s’inscrit.
Les raisons d’un succès bourgeois
La montée spectaculaire de l’Union démocratique du centre – depuis quelques années maintenant – trouve de nombreuses explications dans les travaux académiques. Quelles sont les raisons qui ont porté le peuple à plébisciter le vote UDC ce 18 octobre 2015 ? Selon Georg Lutz, l’une des explications réside – comme dans tous les pays – dans la conjoncture de la Suisse. Indéniablement, l’actualité de ces dernières semaines avec la crise migratoire qui s’est progressivement accentuée semble avoir dopé les résultats de la droite: « la question de la migration est un enjeu préoccupant pour les Suisses et vraisemblablement l’UDC en a profité« . Toutefois, comme nous le fait remarquer le professeur Lutz, la montée de l’UDC a été beaucoup plus marquée en zone alémanique qu’en Romandie, où la progression a été quelque peu étouffée. « Cela s’explique, outre la capacité financière confortable de l’UDC, par la présence de grandes personnalités au sein des diverses listes de l’UDC [suisses allemandes]« . En effet, à Zürich, le rédacteur en chef de la Weltwoche, Roger Köppel bénéficie d’une très grande notoriété, tout comme Magdalena Martullo-Blocher, fille de l’ancien Président de l’UDC, qui a créé la surprise en validant son entrée au National dans le canton des Grisons. Au final, l’UDC a su profiter d’une conjoncture favorable et de qualités internes non négligeables en terme de personnalités politiques et moyens financiers pour faire valoir, comme à leur habitude depuis cinq législatures maintenant, leur prévalence sur les autres formations politique du pays.
Toutefois, au-delà des 65 sièges octroyés à l’UDC, il n’est pas à oublier que la campagne (hyper-)active du PLR a également porté ses fruits. Avec ses désormais 33 sièges, le parti libéral-radical fait partie des grandes formations gagnantes de ce 2015 électoral. Mais quelle est réellement la position du PLR au sein de ce nouveau parlement ? Rappelons que les libéraux-radicaux constituent ce que l’on appelle un parti pivot dans le panorama politique; c’est-à-dire que de par leur forte présence au Conseil des États et de par l’incapacité des partis à leur gauche et à leur droite de faire majorité seuls au National, le PLR est toujours appelé à faire des alliances avec le PS ou l’UDC pour faire valider une loi au Parlement. Les résultats du 18 octobre 2015 semblent être de bonne augure pour Isabelle Moret et consorts qui confirment leur position « pivot » au sein de la chambre basse. Vu sous cet angle, est-ce que la victoire du PLR est plus confortable que celle de l’UDC, encore dépendant des alliances malgré son large succès ? « Je partage tout à fait cette vision« , nous répond Georg Lutz. « Lors de la dernière législature, c’était le PDC qui jouait majoritairement ce rôle de pivot. Mais les sièges acquis par le PLR lors de ces élections leur confère désormais davantage ce rôle« . En conséquence, il est permis de penser que la position du PLR sous la coupole soit plus aisée que celle de l’UDC; « Si [les libéraux-radicaux] veulent s’allier à l’UDC ou au PS, ils auront toujours la possibilité de le faire. Mais n’oublions pas non plus que c’est le parti qui sera également le plus souvent sujet aux critiques suivant les décisions d’alliance qu’ils prendront« . Au final, la politique ne se résoudra jamais qu’à la recherche désespérée du consensus. Un exercice auquel devront se prêter toutes les nouvelles têtes élues dans les deux chambres du palais fédéral.