Solidarité sur le Pont Bessières: « Je pense que les bonnes choses doivent perdurer et ça c’est une bonne chose »

« Il est temps pour l’homme de sauver l’homme » disait Joël Albert qui le premier s’est installé sur le Pont Bessières, abusivement, en décembre 1980. Il campe alors dans le but de redonner un espoir et une lumière à la vie de ceux qui n’y trouvaient plus aucun sens. Militant dans la mouvance contestataire « Lôzane bouge » du début des années 80′, son geste est mal perçu par les autorités de la Ville. Mais la sympathie de la population le gagne et un groupe d’amis se constitue autour de lui, les « Amis de Joël ». Il justifiait alors son action et son occupation en se référant à la Bible et au message de Jésus. Lui-même se considérait comme un ange déchu, un messager déchu, qui a fini par faire repentance et par trouver, « le premier », la Parole vivante. Cette Parole il a voulu la vivre.

Après sa mort (en 1995), à l’âge de 35 ans, ses amis reprirent en mains la cabane, coordonnant les opérations, en règle et en collaboration avec la police et avec la permission de la Ville de Lausanne. Depuis, chaque année, la cabane en bois se plante, le feu s’allume et les amis de Joël se réunissent tous les ans pendant les fêtes de fin d’année, au même lieu. Cette année, ils se relayent jour et nuit depuis le 23 décembre, prêtant écoute aux gens en difficulté, fournissant aide et réconfort et prévenant toute tentative de suicide.

Si Joël n’est plus vivant aujourd’hui, son esprit et son action perdurent, notamment grâce à Esther Späni, amie de l’initiateur, aujourd’hui coordinatrice et organisatrice de cette cabane de la solidarité. Nous l’avons rencontrée, assise aux aguets devant le feu, entourée par ses jeunes volontaires.

L’interview

Esther, merci de nous concéder un peu de ton temps. Peux-tu nous raconter l’histoire de cette cabane? Comment est-ce que tout a commencé ?

Tout a commencé avec Joël qui s’est installé un peu sauvagement sur le pont avec juste une couverture. Et puis ça a évolué et depuis on demande l’autorisation à la Ville pour pouvoir s’installer avec la cabane et le feu.

Qu’est-ce qui a poussé Joël à s’installer sur ce pont ?

Il avait vu un suicide sur ce pont et s’était révolté…

Tu as connu Joël. Quels souvenirs as-tu de lui ?

Oui, j’ai connu Joël… J’ai un souvenir de rebelle, de sauvage. Sympa. Avec de bonnes idées. Un peu marginal.

Cela fait 34 ans que vous êtes ici. Comment expliques-tu cette longévité ?

Je pense que les bonnes choses doivent perdurer et ça c’est une bonne chose.

Concrètement, quel est votre rôle ici ? Quelle aide apportez-vous et à qui ?

Mon rôle personnel c’est d’organiser et de gérer tout cela et d’accueillir les gens pour pouvoir les recevoir, les écouter. On a deux oreilles et une bouche et ce n’est pas pour rien.

Ton rôle, au-delà de prévenir et d’empêcher toute tentative de suicide est d’écouter les gens dans le besoin. Est-ce tu en reçois beaucoup quotidiennement ?

Oui… donc moi je travaille la nuit. Effectivement, je reçois pas mal de gens. Je reçois les frustrés de Noël qui fêtent ça avec leur famille et puis tout le monde s’aime et finalement ça pète! Alors je les reçois volontiers. On rigole ici, on pleure ici.

Comment prends-tu en charge les cas plus sensibles, peut-être plus délicats ?

Si vraiment je rencontre un gros problème et que je sais que je n’arriverai pas à le gérer avec mes moyens, parce que je ne suis pas une pro, j’ai tout un réseau que je peux appeler. Par exemple l’EMUS ou les médecins de garde. Ce genre de choses…

On rigole ici, on pleure ici. J’imagine qu’il faut avoir un caractère d’acier pour faire partie de l’équipe. Peux-tu nous parler de ces volontaires ? Qu’est-ce qui les motive ? Est-ce qu’ils ont un parcours particulier ?

J’engage volontiers du personnel, enfin des collègues, qui ont eu un vécu, qui ont déjà passé des moments très durs dans leur vie. Remontés, redescendus, remontés… qui savent qu’il y a des soucis et qui les prennent au sérieux.

Tu es ici depuis quelques jours et quelques nuits déjà. Quels événements t’ont déjà marqué ? Est-ce que tu as déjà eu à intervenir ?

Oui, j’ai dû intervenir. Il y a eu une bagarre en dessous du pont. Deux garçons, deux mecs, tapaient sur un autre qui pissait le sang. Là j’ai dû intervenir et c’est ce que j’ai fait. Sinon, ce qui m’a marqué particulièrement c’était ce matin très tôt. Une jeune femme que j’ai connue il y a dix ans. L’année passée je l’avais vue traverser de l’autre côté et je me suis souvenue de son prénom et de sa meilleure copine. Elle est revenue cette année pour me remercier. Elle était toute émerveillée parce que je l’avais reconnue après dix ans de passages.

Cette question n’aurait plus beaucoup de sens pour la plupart des gens aujourd’hui. Qu’est-ce que cela t’apporte d’aider les gens gratuitement ?

Oh ! C’est une richesse incroyable que je reçois ! Je me sens tellement riche ! En émotions, en tout quoi !

Comment avez-vous tous fêté Noël cette année, sur ce pont ?

On a eu un jeune homme qui est venu avec son violon et il nous a joué du pop, du jazz sur son instrument, c’était trop bien ! Et la nuit d’après, un couple était venu avec une guitare et nous avons chanté ici tous ensemble. C’était magnifique !

Finalement, pourquoi ne pas lancer une deuxième cabane, sur le Grand-Pont par exemple ?

Je n’ai rien contre ! Si quelqu’un veut se lancer dans cette aventure, je veux bien. Mais, seulement, je ne peux pas organiser sur deux ponts à la fois. Je suis une seule petite personne et je me charge du Pont Bessières. Mais si quelqu’un veut camper sur le Grand-Pont, alors super !

Est-ce que tu as une demande ou un message particulier à faire passer ?

Il n’est pas donné à tout le monde de venir travailler sur ce pont. Mais on peut s’occuper de son prochain, de son voisin. On peut faire du bien en disant un simple « bonjour » ou « comment ça va ». Faire les petites choses et les faire avec le plaisir.

Merci. Le feu sur le Pont Bessière brûlera jusqu’au 2 janvier et offre à tous, sans distinctions, son humanité.